Commentaire: «Depuis les années 1970 et 1980, les transformations mondiales de la gestion du capitalisme ont induit une inflexion du néolibéralisme européen en inversant les termes qui le particularisaient : non plus fabriquer l'ordre de la concurrence par la législation européenne, mais fabriquer la législation européenne par le libre jeu de la concurrence.».
Nos sociétés dite «néolibérales» viennent de loin (pour les auteurs, août 1938) et pourtant aujourd'hui, elles s'imposent à tous.
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Extraits:
Aux origines néolibérales de l'Europe
(...) Le marché commun de 1957 est en fait le résultat d'un double compromis, entre la France et l'Allemagne, et entre tendances à l'intérieur du gouvernement allemand (fédéralistes et ordolibéraux). La France obtint la mise en place de politiques communes, dont la politique agricole, à laquelle elle reste jusqu'à aujourd'hui très attachée, y voyant un des principaux acquis communautaires. Elle obtint également certains alignements sociaux, en particulier sur les congés des salariés, un tarif extérieur commun assez élevé contre l'avis allemand, ainsi qu'une sorte de préférence à l'importation en provenance des pays coloniaux ou ex-coloniaux. Mais le traité de Rome est également issu d'un compromis interne au gouvernement allemand entre le courant fédéraliste (Etzel) et le courant ordolibéral (Muller-Armack). D'un coté est préconisé un élargissement sectoriel, de l'autre une «intégration fonctionnelle» des marchés, c'est à dire «la libération généralisée des mouvements de biens, de services et de capitaux, et la convertibilité des monnaies, et non la création d'institutions nouvelles» Ludwig Erhard (né le 4 février 1897 à Fürth et mort le 5 mai 1977 à Bonn). Les deux traités de Rome signés le même jour (Marché commun et Communauté de l'énergie atomique) évitent la mise en place d'organes administratifs supranationaux, sauf pour l'énergie. Ainsi, l'Allemagne assura le succès de sa conception d'une intégration horizontale et «fonctionnelle» reposant sur les quatre libertés économiques fondamentales et le principe de concurrence libre et non faussée. Pour Erhard, la coopération européenne devait avoir lieu dans un «système d'économies libres», et les seuls organes supranationaux imaginables devaient être des «organes de surveillance afin de garantir que les États nationaux s'en tiennent aux règles du jeu qu'ils auront préalablement fixées».
Les grands principes ordolibéraux sont à l'œuvre dans la logique européenne de constitutionnalisation de l'ordre libéral, dans l'application stricte de la politique de concurrence comme dans l'indépendance de la Banque Centrale européenne (BCE). On pourrait encore les repérer aujourd'hui dans une politique favorable à l'élargissement de l'Union comme dans la défense du libre-échange mondial, orientation qui sont comme des répliques des combats que les responsables politiques allemands ont menés en faveur de l'adhésion de la Grande-Bretagne, de l'abaissement du tarif extérieur commun et la participation au grand marché mondial. Sans oublier, l'application des règles de discipline destinées à limiter l'action budgétaire des gouvernements et, plus largement encore, dans la politique de «réformes structurelles», celles de la flexibilisation des marchés du travail et de la «responsabilisation individuelle» en matière de formation, d'épargne et de protection sociale. Hans Tietmeyer (voir Contre-feux, Bourdieu) a tracé la ligne de conduite ordolibérale qu'il fallait poursuivre en Europe, anticipant dans ses interventions écrites et orales la «stratégie de Lisbonne» formulée en 2000. L'impératif, selon lui, consiste à limiter les efforts de répartition et de protection qui bloquent l'économie et le progrès social. L'argument du sous-emploi en Europe ne doit plus servir à favoriser les dépenses publiques et la création monétaire. La sécurité, c'est l'emploi de chacun et non pas l'aide sociale.
Le néolibéralisme européen s'est ainsi construit et diffusé via la construction européenne, véritable laboratoire à grande échelle de l'ordolibéralisme des années 1930. La défaite du gaullisme et de ses choix stratégiques (politique étrangère de refus des blocs, indépendance militaire à travers l'armement nucléaire, modèle «Politique» de construction de l'Europe des nations et des patries) est un fait assumé dans les années 1970 par Valérie Giscard d'Estaing (né le 2 février 1926 à Coblence. 3 è Président de la Ve République) et Raymond Barre. Le ralliement de Jacques Chirac en Octobre 2005 à l'«économie sociale de marché», traduit symboliquement l'effondrement définitif d'une construction politique de l'Europe «à la française». Cette domination est aussi le résultat de l'échec de la «social-démocratie» européenne et de son ralliement au modèle néolibéral, moyennant quelques aménagements sociaux.
La gauche européenne au nom de la lutte contre l'ultralibéralisme a rallié le néolibéralisme, c'est-à-dire les privatisations et la religion de la concurrence. Parce qu'il ne procède pas d'un extrémisme libéral qui suppose un effacement total de l'État et, disons-le, de la politique, le néolibéralisme auraient les vertus sociales d'un moindre mal. Le spectre du pire tient lieu de justification morale et d'abandon d'une véritable politique de gauche.(...)
L'ordolibéralisme
(...) L'ordolibéralisme est en réalité la version allemande du néolibéralisme. Ses concepteurs sont trois économistes allemands très en vue à partir des années 1930, Walter Eucken (né le 17 janvier 1891 à Iéna et mort à Londres le 20 mars 1950. Économiste), Wilhelm Röpke (né le 10 octobre 1899 et mort le 12 février 1966. Philosophe et économiste) et Alfred Müller-Armack (né le 28 juin 1901 et mort le 16 mars 1978 à Cologne. Économiste). Selon leur théorie, l'État a pour mission de créer un cadre institutionnel pour l'économie. Il doit assurer la libre concurrence. Au centre des institutions «ordonnées» figure évidemment la Banque centrale. Une banque centrale indépendante de tout gouvernement et dont la mission est de lutter contre l'inflation pour assurer la stabilité de la monnaie. On parle d'«ordolibéralisme» parce que l'État a pour tâche initiale d'ordonnancer la politique qui va permettre à la concurrence de s'exercer de façon «libre et non faussée». D'une certaine façon, le mot «ordolibéralisme», dérivé de l'allemand, rend mieux compte de la réalité de la théorie néolibérale que le terme «néolibéralisme». Il rappelle étymologiquement que le «néolibéralisme» résulte avant tout d'un «ordre politique» donc il est avant tout une politique, et non pas le produit d'une économie qui serait dictée par la nature. Cette théorie qui est ensuite devenue l'idéologie quasi officielle de la construction européenne, avait trouvé en le nazisme, comme un révélateur d'une sorte d'invariant unissant nécessairement certains éléments entre eux : économie protégée, économie d'assistance, économie planifiée, économie dirigée. Aussi la critique ordolibérale du nazisme fait de ce dernier l'aboutissement naturel et la vérité de l'économie planifiée et dirigée. Pour Wilhelm Röpke, l'économie planifiée n'est rien d'autre qu'une «économie de commando». Comme le stalinisme ailleurs, le nazisme aurait définitivement délégitimé toute intervention de l'État qui n'ait pour but de libérer la concurrence. Depuis les années 1970 et 1980, les transformations mondiales de la gestion du capitalisme ont induit une inflexion du néolibéralisme européen en inversant les termes qui le particularisaient : non plus fabriquer l'ordre de la concurrence par la législation européenne, mais fabriquer la législation européenne par le libre jeu de la concurrence. D'ailleurs, la Commission est d'une fidélité quasi parfaite à la doctrine ordolibérale, dans le domaine des «services économiques d'intérêt général» (télécommunications, transports, énergie, la Poste,...) qui doivent être eux aussi soumis à la règle suprême de la concurrence, puisque par définition le droit de la concurrence est supérieur à tout autre. C'est idéal du «consommateur-roi» qui doit toujours pouvoir choisir son entreprise de service. Une logique plus radicale semble aujourd'hui s'imposer, qui repose sur la mise en concurrence des systèmes institutionnels eux-mêmes, qu'il s'agisse de la fiscalité, de la protection sociale ou de l'enseignement. C'est ce qu'on appelle, pour la critiquer, le «dumping social et fiscal».(...)
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https://lectures.revues.org
Jean-Luc Metzger *
18/01/2010
* Jean-Luc Metzer est sociologue, chercheur associé au CNAM-LISE et au Centre Pierre Naville
Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009, 497 p., EAN : 9782707156822.
Compte rendu:
1 Ce fort ouvrage de 500 pages, au contenu dense et à la ligne théorique claire, rédigé par un philosophe - Pierre Dardot - et un sociologue - Christian Laval -, constitue une contribution précieuse à la compréhension des sociétés contemporaines et de leurs fondements. Dans cette perspective, les auteurs soutiennent qu'il faut prendre au sérieux le néolibéralisme, qu'il est urgent d'en disséquer la formule et d'en identifier la logique. D'où l'importance de reconstituer les étapes de la pensée libérale, de connaître les évolutions propre au libéralisme sous l'effet des tensions régnant entre ses différentes variantes, et ainsi saisir combien, loin de l'image caricaturale qui en est faite, cet ensemble de doctrines a connu - et connaît encore - de multiples débats, source d'une « inventivité » conquérante.
2 Ce détour par l'histoire des théories et de leur dynamique est en effet nécessaire pour situer précisément la spécificité du néolibéralisme et de ses courants, apparus dans l'entre-deux-guerres. Cela permet de dégager ce qu'il contient de réellement nouveau, ce à quoi il s'oppose et ce à quoi il ne s'oppose pas. Plus précisément, ce n'est qu'après avoir compris la conception néolibérale du gouvernement, qu'il est possible d'élaborer une pensée critique et ainsi contribuer à éclairer, orienter, une politique objectivement de gauche.
3 En effet, pour les auteurs, le néolibéralisme constitue une forme spécifique de pensée de l’État, de « gouvernementalité »1 , dont les principes, peu à peu appliqués, perfectionnés, débattus, structurent non seulement « l'économie », mais l'ensemble des activités sociales, au point de constituer : « une certaine norme de vie dans les sociétés occidentales (...). Cette norme enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée, (...) [et] transforme jusqu'à l'individu, appelé désormais à se concevoir comme une entreprise » (p. 5).
4 Et tout le propos du livre va consister à montrer que ce « fait social total » provient d'une volonté d'imposer la concurrence comme modèle universel de comportement, par « une action continue, omniprésente et multiforme des États eux-mêmes » (p. 10). Loin de disparaître, l’État néolibéral est en réalité transformé en « une sorte de "grande entreprise" entièrement pliée au principe général de compétition (...) [pratiquant] un gouvernement de type entrepreneurial » (p. 11).
5 Pour le montrer, Pierre Dardot et Christian Laval, procèdent en trois temps. Dans la première partie, les auteurs, relisant les grands penseurs du libéralisme classique, dégagent les controverses qui ont opposé partisans du droit naturel et de l'utilitarisme, tout particulièrement en ce qui concerne leur conception du rôle et des fonctions de l’État. Dans la deuxième partie, ils décrivent l'émergence de la pensée néolibérale dès les années 1920, ses courants (austro-américain et ordolibéral allemand) et son influence progressive. Dans la troisième partie, ils montrent comment la conception néolibérale de la société et du rôle de l’État s'est imposée, non comme une pure idéologie, mais comme une rationalité totalisante, envahissant toutes les dimensions de la société (économique, politique, subjective). Examinons ces différents points plus en détail.
6 Dans la première partie, intitulée « Des limites du gouvernement », les auteurs s'intéressant aux principaux penseurs du libéralisme du XVIIe au XIXe siècle et mobilisant leurs plus récents commentateurs, cherchent à dégager leurs conceptions du marché, du social et du politique. Ils entendent ainsi montrer, non seulement la complexité de cette philosophie politique, mais aussi pointer les prémices d'une pensée néolibérale, tout particulièrement dans le rôle dévolu à l'intervention gouvernementale.
7 Ainsi, pour A. Smith, la concurrence, en tant que principe fondamental du marché, est envisagée comme essentielle et « naturelle ». Mais L’État n'en a pas moins un rôle incontournable à jouer : il « doit régler le mécanisme périodiquement, bien qu'avec une extrême précaution » (p. 39). L'auteur de la Richesse des nations ne cherchait pas à limiter l'intervention de L’État, mais à guider son action par rapport aux règles de l'échange et au fonctionnement du marché. Faisant ainsi franchir à la pensée de l’État une première étape, A. Smith accordait aussi à l'éducation du peuple une grande importance : instruire le plus grand nombre d'individus devait permettre de contenir l'appétit des plus forts à faire voter des lois à leur seul profit.
8 Ce à quoi s'opposaient les Physiocrates français2 qui paraissent plus dogmatiques, en affirmant « l'existence d'un ordre spécifique et systématique des phénomènes économiques soumis à des lois générales invariables » (p. 45). Selon cette perspective, « le gouvernement libéral ne fait pas de lois, il les reconnaît comme étant conformes à la raison de la nature » (p. 46).
9 Malgré leurs divergences, ces deux branches du premier libéralisme entendent bien penser l'action publique, en la fondant sur la science économique. Cette connaissance doit permettre de résoudre le dilemme suivant : comment limiter l'action du gouvernement pour qu'il ne bride pas l'action de la société civile, sans pour autant l'entraver trop, car l’État est aussi indispensable pour favoriser l'économie. En d'autres termes, la philosophie politique libérale est persuadée que la « nature humaine » est susceptible d'un perfectionnement infini (p. 70). Ce point est important car il sert de toile de fond à la conception du gouvernement que l'on retrouvera dans le néolibéralisme, à savoir que l’État doit tendre à produire perpétuellement un homme nouveau.
10 L'examen de la doctrine utilitariste, opposée à celle du droit naturel, n'est pas sans poser, elle aussi, les bases, certes lointaines, de la raison néolibérale. En effet, pour J. Bentham, il n'y a pas de limite donnée a priori à l'action du gouvernement. Celle-ci demeure légitime tant qu'elle « relève d'un calcul des coûts et des bénéfices de l'intervention [publique] » (p. 102). Dès lors que l'on admet ce principe de base, « la souveraineté redevient illimitée » (p. 103), ce qui n'a pas manqué de soulever des critiques, dans le camp libéral. C'est dans ce cadre que Bentham pense le marché comme « instrument politique capable de répondre aux objectifs de la société politique » (p. 105). S'opposant frontalement aux théoriciens du droit naturel, mais aussi aux penseurs des droits de l'homme, J. Bentham « rappelle que la liberté, l'égalité, la sûreté ne sont pas avant les lois, mais sont (...) des "créatures juridiques", protégées par la force du gouvernement » (p. 108). Plus généralement, pour l'auteur du Panoptique, dès lors qu'il n'y pas d'antécédent aux lois humaines, « la seule voie qui reste aux gouvernements modernes est celle de la réforme continue réglée par le principe d'utilité, dans une société inégale, hiérarchique, irréductiblement divisée entre les puissants et les masses subordonnées » (p. 110). La pensée politique de J. Bentham ouvre la voie à un réformisme social permanent, ce qui présente un côté subversif - l'utilitarisme ne remet-il pas en cause l'imprescriptibilité du droit de propriété ? -, subversion que les partisans du droit naturel ont vivement dénoncée. Mais il y a aussi une pente totalitaire, dans la mesure où cette recherche du plus grand bonheur passe par la mise au travail forcé, au nom de la rééducation permanente, des populations en marge du système productif. C'est le rôle des institutions panoptiques qui « visent une gestion de la vie sociale et une éducation des sujets destinées à en faire des calculateurs efficaces » (p. 118).
11 Ainsi, tout au long des XVIIIe et XIXe siècle, plusieurs conceptions du gouvernement libéral vont s'opposer et cette tension sera au centre de la « crise du libéralisme », qui est en réalité « une crise de la gouvernementalité libérale selon le mot de M. Foucault » (p. 123), bien plus ancienne et plus profonde que celle de 1929. En effet, les théories du libéralisme classique ne correspondaient plus, ni à la réalité économique (grandes entreprises oligopolistiques, management scientifique, bureaucraties rationnelles), ni à la réalité des politiques publiques (réformes sociales). Le décalage entre théorie et réalité avait ainsi conduit à classer les penseurs libéraux dans la catégorie des « conservateurs obtus et incapables de comprendre la société de leur temps » (p. 127).
12 Ces critiques du libéralisme classique ont à leur tour engendré, dès la deuxième moitié du XIXe, une contre-offensive pour la défense du libre marché, courant incarné par H. Spencer. Avec son « évolutionnisme biologique », il s'est élevé contre toute intervention de l’État, contre toute une série de lois portant sur l'éducation, la santé, l'action sociale, dont il jugeait le caractère obligatoire insupportable et rétrograde. Il faut abandonner toute intervention en faveur des plus pauvres, des plus faibles, des plus démunis : le progrès de la société exige la destruction de certaines de ses composantes. Spencer fait subir un second retournement à la conception libérale du gouvernement : s'en prenant frontalement aux thèses de Bentham, il soutient que la fonction du libéralisme, à l'avenir, sera de « limiter le pouvoir du parlement soumis à la pression impatiente des masses incultes » (p. 134). Dorénavant, « la compétition entre les individus constituait (...) le principe même des progrès de l'humanité. (...) Spencer va ainsi déplacer le centre de gravité de la pensée libérale en passant du modèle de la division du travail à celui de la concurrence » (p. 137). C'est cette conception - la concurrence comme moteur du progrès et le renoncement au soutien des faibles - que les courants du néolibéralisme vont reprendre, adapter, systématiser dans ses différentes branches. Mais ils ne reprendront pas la conception non interventionniste de l’État, lui préférant la conception « réformiste » dérivée de l'utilitarisme.
13 Dans la deuxième partie du livre, Pierre Dardot et Christian Laval entrent dans la description fine du néolibéralisme, comme corps spécifique de doctrine. Pour eux, « l'acte de naissance du néolibéralisme (...) [est marqué par] le colloque Walter Lippmann qui s'est tenu à Paris à partir du 26 août 1938 » (p. 157). Ce colloque vise trois objectifs : fonder un groupe de réflexion/discussion cosmopolite, qui s'incarnera par la suite dans la Société du Mont-Pèlerin ; refondre la doctrine libérale - et pas seulement la sauver - ; et s'appuyer sur un réseau de think tanks pour diffuser la nouvelle pensée. Là encore, les auteurs insistent sur la diversité des points de vue qui divise, dès le départ, cette « internationale libérale ».
14 Pour les théoriciens allemands de l'ordolibéralisme (ou néolibéralisme allemand), W. Röpke (1899-1966) et A. Rüstow (1885-1963), la vie économique se déroule dans un cadre juridique qui fixe la plupart des éléments constitutifs de l'action économique, ce qui justifie que l'Etat intervienne pour pallier l'inefficacité du marché. L'ordre légal doit donc être perpétuellement adapté aux progrès de l'organisation et de la technique économique. Pour les économistes autrichiens L. Von Mises (1883-1973) et F. Hayek (1899-1992), la doctrine du laisser-faire doit être rénovée, certes, mais elle doit surtout être défendue : car la crise ne provient pas, selon eux, d'une quelconque faillite du libéralisme, mais de l'interventionnisme de l’État. Au-delà de leurs divergences, dès les années 1930, les refondateurs du libéralisme entendaient justifier « un interventionnisme libéral (...), un dirigisme d’État qu'il conviendra de distinguer d'un interventionnisme collectiviste et planiste » (p. 171). Pour W. Lippmann, l'intervention publique doit permettre « une adaptation permanente des hommes et des institutions à un ordre économique intrinsèquement variable, fondé sur la concurrence généralisée et sans répit » (p. 175). Et pour réaliser cette « adaptation permanente des modes de vie et des mentalités, (...) [il faut] une intervention permanente de la puissance publique » (p. 176).
15 Même si les auteurs n'emploient pas ce terme, on peut convenir que W. Lippmann échafaude, dans la Cité libre, une véritable utopie, avec une analyse critique lucide du présent permettant de justifier un projet de société extrêmement détaillé qui ne laisse rien au hasard. L’État est ainsi appelé à former des hommes nouveaux, grâce à l'eugénisme, à l'éducation et aux mesures d'intégration sociale, à condition que ces investissements visent l'adaptation permanente des individus à l'économie de la concurrence. Enfin, dans la lignée de W. Lippmann, les néolibéraux privilégient un gouvernement à l'autorité forte, composée d'une élite compétente, certes élue par le peuple, mais dont l'action ne peut être laissée au hasard des fluctuations de l'opinion publique.
16 Après cette phase inaugurale, le néolibéralisme prend corps dans la République fédérale allemande de l'immédiat après-seconde-guerre mondiale, grâce à l'influence des théoriciens de l'ordolibéralisme 3. Leur projet consiste à instaurer un cadre institutionnel pour mettre en ordre la société, afin qu'elle laisse toute sa place au potentiel de croissance indéfinie que contient le principe de concurrence. Au-delà des nuances entre courants au sein même de l'ordolibéralisme (l’État doit-il ou non agir directement pour réintégrer les individus ?), l'essentiel consiste à rechercher la stabilité des prix et contrôler l'inflation, via la création d'une banque centrale indépendante. Tout le reste doit y être subordonné. Ce façonnage du cadre exige une « surveillance constante des conditions permettant à la concurrence de produire ses effets » (p. 200). Il doit être complété par l'appropriation, par les individus, du principe général de la concurrence, qui en fait avant tout des consommateurs. L'architecture du système est alors parfaitement ordonnée, puisque « tous les consommateurs ont, en tant que consommateurs, un même intérêt pour le processus concurrentiel et le respect des règles de la concurrence » (p. 203).
17 Ce point mérite que l'on s'y arrête. L'ordolibéralisme a une pensée de la société en tant que telle, et non comme simple agrégat d'individus isolés. La relation entre l'individu et l’État fort s'effectue par la médiation de la société de droit privée (F. Böhm), qui est la version ordolibérale de la société civile. A cette précision près que la société de droit privée est « une société fondée sur la concurrence comme type de lien humain, forme de société qu'il s'agit de construire et de défendre par l'action délibérée de l’État » (p. 205).
18 Nous retrouvons ici le véritable sens de l'expression « économie sociale de marché », lancée par A. Müller-Armak en 1946 : une économie de marché est « sociale » quand elle obéit aux choix des consommateurs. Et c'est une telle société idéale que cherche à mettre en place, ordonner, piloter une volonté politique têtue, avançant sans jamais renoncer, quitte, ici ou là, à faire provisoirement des concessions, en donnant l'impression de battre en retraite. Dans le cadre de cette pensée, la vraie source de la morale réside dans la concurrence, dans la pression à améliorer sans cesse la production pour satisfaire les consommateurs. Néanmoins, il y a parallèlement - et de façon très ambiguë - une volonté de développer une politique de société pour éviter que la logique du marché ne gagne toute la société. La solution consiste à faire de tous les individus des propriétaires/épargnants, chacun fonctionnant comme une petite entreprise en concurrence avec les autres. D'où la contradiction, relevée par Foucault et résumée par les auteurs : « ce qui est censé fonctionner comme un dehors du marché qui le limite de l'extérieur est pensé, précisément, sur le modèle d'un marché atomisé composé de multiples unités indépendantes » (p. 213).
19 Ces apports de l'ordolibéralisme au néolibéralisme sont très importants, car, c'est à partir d'eux que « cette promotion à l'universalité du modèle de l'entreprise » prend une telle extension et conduit à ce que « le gouvernement de soi de l'individu doive désormais intérioriser les règles de fonctionnement de l'entreprise » (p. 217).
20 Au courant ordolibéral, s'oppose, au sein même du néolibéralisme, le courant dit autrichien (Von Mises, Hayek), partisan d'une intervention étatique tout aussi coercitive mais sous une autre forme. Pour eux, le marché est autoconstructif, c'est un processus subjectif auto-éducateur et auto-disciplinaire, il n'a pas besoin qu'une autorité extérieure intervienne. En entreprenant, « l'être de marché » apprend à devenir sujet, à choisir comment se conduire rationnellement, et non à calculer/maximiser. Il apprend à trouver les bonnes informations, les connaissances directement utilisables sur le marché pour surpasser les autres dans la compétition pour le profit.
21 L'erreur à éviter à tout prix, pour Hayek, c'est que l’État intervienne dans une visée morale, de justice « sociale » - par exemple, sous forme de redistribution -, car l'action économique d'une multitude d'entrepreneurs crée, spontanément, un ordre social très performant. Dit autrement, « ce sont ces relations économiques qui sont au fondement du lien social » (p. 248). Pour fonctionner, cet ordre de marché n'exige que des règles générales interdisant d'empiéter sur le domaine protégé de chacun. En conséquence, l'exécutif doit seulement veiller au respect des règles de juste conduite (« la liberté de contrat, l'inviolabilité de la propriété et le devoir de dédommager autrui pour les tors qu'on lui inflige », p. 253), quitte à mener « une action coercitive lorsqu'il s'agit de veiller à punir les infractions aux règles de conduite » (p. 262).
22 L'influence de Hayek sur les politiques néolibérales est déterminante, à partir de la fondation de la Société du Mont-Pèlerin. Ses propositions politiques visant à combattre la coercition exercée par les syndicats ont directement inspiré les programmes de Thatcher et de Reagan. Plus généralement, plusieurs des idées qu'il a développées ont influencé la rationalité néolibérale (la nécessité d'un État libéral fort, le gouvernement gardien du droit privé et s'appliquant à lui-même ces principes de droit).
23 La troisième partie, intitulée La nouvelle rationalité, présente ce qu'est le néolibéralisme en tant que mode d'exercice empirique du pouvoir gouvernemental et règles spécifiques de fonctionnement du capitalisme contemporain. Pour les auteurs, cette réalité, loin d'être un simple retour aux fondamentaux du libéralisme, constitue « un nouvelle logique normative capable d'intégrer et de réorienter durablement politiques et comportements dans une nouvelle direction » (p. 274). Cette nouvelle logique normative s'incarne dans le rôle particulier que le néolibéralisme confie au gouvernement, à savoir une « fonction officielle de surveillance des règles de concurrence dans le cadre d'une collusion officieuse avec des grands oligopoles », à quoi s'ajoute « l'objectif de créer des situations de marché et de former des individus adaptés aux logiques de marché » (p. 275).
24 Et dans ce sens, les auteurs examinent l'influence des différents courants du néolibéralisme : dans la construction de la République Fédérale d'Allemagne et dans les différents Traités qui jalonnent l'édification de la Communauté européenne ; dans les mesures prises par les gouvernements Reagan et Thatcher, dupliquées un peu partout dans le monde ; dans la financiarisation des économies, renforcée par la privatisation de pans entiers des services publics, et dans leur traduction en dispositifs de gestion au sein des entreprises marchandes ; dans les transformations répétées du fonctionnement de l'administration publique, engagées par ses propres dirigeants, souvent avec mépris envers les fonctionnaires ; et dans la conversion du regard porté par l’État sur les formes de la solidarité.
25 Ces différents axes de transformation ont, chacun à leur manière, reflété l'application des principes d'action de l'Etat néolibéral. Ils ont tous et de façon complémentaire, contribué à la diffusion de la nouvelle norme, tout en la précisant, la perfectionnant. En effet, depuis le début des années 1980, les États passent leur temps à construire les marchés (privatisation, mise en concurrence des services publics, "mise en marché" de l'école ou de l'hôpital, solvabilisation par la dette privée), non à les laisser-faire, contrairement à ce que prétend le discours sur le dépérissement de l’État. Il y a plus : non seulement l’État doit instituer le marché, mais, s'appliquant à lui-même ce précepte, il met en marché l'institution publique. Ainsi, « le marché financier a été constitué en agent disciplinant pour tous les acteurs de l'entreprise, depuis le dirigeant jusqu'au salarié de base : tous doivent être soumis au principe d'accountability, c'est-à-dire à la nécessité de "rendre des comptes" et d'être évalué en fonction des résultats obtenus » (p. 285). Cela a permis l'acculturation généralisée à un habitus d'actionnaire : « chaque sujet a été conduit à se concevoir et à se comporter dans toutes les dimensions de son existence, comme un porteur de capital à valoriser » (p. 285).
26 Et pour que l'employé se perçoive comme un « centre de profit », tout en travaillant à son employabilité, il a fallu qu'aient été mises au point, par expérimentations successives, grâce à l'action publique, les disciplines de marché, en tant que « techniques qui concourent à conduire les conduites » (Foucault). Parmi d'autres, les dispositifs d'évaluation ont joué un rôle structurant, principalement en ce qu'ils naturalisent le fait d'évaluer et d'être évalué. Une telle acceptation sous-entend et renforce, en effet, l'adhésion à un projet de société : « plus l'individu calculateur est supposé choisir, plus il doit être surveillé et évalué pour obvier son opportunisme foncier et le forcer à conjoindre son intérêt avec celui qui l'emploie » (p. 301). Dans cette mise en ordre progressive de toutes les composantes de la société, plusieurs catégories d'acteurs, experts et administrateurs dociles, ont joué un rôle déterminant en assurant la promotion des dispositifs et en fermant les yeux sur les conséquences, parfois mortifères, de l'accumulation de ces transformations 4.
27 En somme, selon Pierre Dardot et Christian Laval, l'ancrage empirique de la raison néolibérale résulte moins d'une conviction politique partagée (la "religion du marché") que de la primauté accordée aux contraintes d'efficacité et de performance, lesquelles conduisent à identifier choix politiques et décisions techniques (p. 315).
28 Cette analyse serrée des sources et de l'élaboration expérimentale du néolibéralisme, servent finalement à éclairer le sens des politiques considérées comme de gauche. Pierre Dardot et Christian Laval voient ainsi dans le blairisme, théorisé notamment par A. Guiddens, un néolibéralisme de gauche, figure emblématique des évolutions de la social-démocratie. En effet, « rien ne manifeste mieux la nature de la rationalité néolibérale que l'évolution des pratiques des gouvernements qui, depuis trente ans se réclament de la gauche tout en menant une politique très semblable à celle de la droite, (...) [posant a priori] l'acceptation de l'économie de marché, les vertus de la concurrence, les avantages de la mondialisation des marchés » (p. 318).
29 Ayant mal interprété les fondements du néolibéralisme, les tenant de cette « nouvelle gauche » se croient dans l'opposition alors qu'ils se réfèrent aux mêmes idéaux que ceux de leurs adversaires politiques, qu'on les nomme conservateurs, de droite ou républicains. En sorte que, « la conception de la société et de l'individu qui sert d'appui à cette troisième voie est très semblable à celle qui structure les orientations de la droite néolibérale. Primauté de la concurrence sur la solidarité, habileté à saisir des opportunités pour réussir, responsabilité individuelle sont regardées comme les fondements principaux de la justice sociale » (p. 321). Raisonner en termes de gouvernance, de capital social, d'égalité des chances, de responsabilité individuelle - notamment des chômeurs, des exclus -, de capacité d'arbitrage des citoyens-consommateurs entre produits et services, voilà comment se traduit cette conversion qui parfois s'ignore, parfois est revendiquée comme telle.
30 Le néolibéralisme a fini par incarner la raison même, ce qui explique qu'il est très difficile de le critiquer, particulièrement dans ses réalisations concrètes. Pourtant, il « subvertit radicalement les fondements modernes de la démocratie, c'est-à-dire la reconnaissance de droits sociaux attachés au statut de citoyen » (p. 356). Au point que les auteurs n'hésitent pas à soutenir que le « néolibéralisme est, en tant que doctrine, non pas accidentellement, mais bien essentiellement, un antilibéralisme » (p. 464). Dit autrement, il y a une pente autoritaire, si ce n'est totalitaire, dans la conception néolibérale du politique, comme cela se voyait déjà dans les œuvres de Bentham et de Lippmann.
31 Est-il dès lors seulement possible d'inventer une autre gouvernementalité ? L'ouvrage, d'une grande érudition et consacré à établir une généalogie du néolibéralisme, ne livre pas vraiment de réponse, se contentant de pointer les impasses empruntées par les penseurs et les partis de gauche. Est-ce pour éviter de tomber à leur tour dans la position utopique-dogmatique de penser un nouvel homme nouveau ? Tout juste propose-t-il, pour « sortir de la rationalité libérale, (...) de promouvoir, dès à présent, des formes de subjectivation alternative au modèle de l'entreprise de soi » (p. 476). Selon Pierre Dardot et Christian Laval, il faut travailler à faire connaître les « contre-conduites » (Foucault), celles par lesquelles les individus se soucient d'eux et des autres, sans se considérer comme des entreprises en concurrence. Et dans ce sens, paraissent particulièrement pertinentes les travaux conduits en sociologie de la gestion et qui traitent précisément des articulations entre politiques macro-économiques et phénomènes de gestionnarisation de la société 5 .
Notes
1 Les auteurs se réfèrent ici, aux recherches de Michel Foucault publiées dans Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France. 1978-1979, Gallimard et Seuil, 2002. La gouvernementalité désigne l'activité qui permet aux puissants de « gouverner par la liberté », de manière à ce que les individus « en viennent à se conformer d'eux-mêmes à certaines normes » (p. 15).
2 En plus de F. Quesnay mentionné plus haut, les auteurs s'intéressent à P. S. Mercier de la Rivière (1719-1793) et à Dupont de Nemours (1739-1817).
3 Outre W. Röpke (1899-1966) et A. Rüstow (1885-1963), déjà mentionnés, il faut compter sur Franz Böhn (1895-1977), Walter Eucken (1891-1950) et Hans Grossman-Doerth (1884-1944).
4 Voir, par exemple, l'article rédigé par Pierre Dardot et Christian Laval sur les effets des politiques néolibérales sur les salariés de France Télécom disponible à l'adresse : http://www.mediapart.fr/club/edition/les-invites-de-mediapart/article/061009/france-telecom-un-cas-d-ecole-dans-un-systeme-m
5 Voir, notamment, Salvatore Maugeri (dir.), Au nom du client. Management néolibéral et dispositifs de gestion, L'Harmattan, 2006. Jean-Luc Metzger et Marie Benedetto-Meyer (dir.), Gestion et sociétés, L'Harmattan, 2008. Voir, plus généralement,
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