par Vincent Bernardet
11/04/2017
paru dans le Fakir n°(79) février-mars 2017
On a besoin de vous
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Elles s’occupent des vieux, et c’est « la profession la moins payée de France ». Mais encore trop payée…
Massivement, elles risquent de glisser sous le seuil de pauvreté.
Tout ça à cause, en vrac, des élus de droite, des députés socialistes, du TSCG, etc. Et pour la plus grande détresse de nos petits vieux.
Après l’info, l’action.
Mais encore faut-il en trouver le chemin…
«Je vais écrire une lettre à Omar Sy, lance Annie, peut-être qu’il viendra nous soutenir !
— Pourquoi Omar Sy ? on l’interroge.
— Bah, parce qu’il a joué un auxiliaire de vie sociale dans Intouchables ! »
Y a de l’idée…
« Et puis moi, je lui fais sa toilette quand il veut, à Omar Sy ! » rajoute Brigitte le sourire aux lèvres.
On comprend mieux les motivations...
Depuis le printemps, depuis six mois, ça fait une dizaine de fois qu’on se réunit à Fakir, et c’est un indice, déjà, un souci, que ça se déroule à Fakir. ça devrait être à la Bourse du travail, par exemple, ces discussions, mais non, c’est notre canard qui sert de lien entre ces AVS de Corbie et de Gamaches, d’Amiens et de Roye, inscrites à la CFTC ou à la CGT.
Et franchement, on se demande où on va ?
Qu’est-ce qu’on fait avec elles ?
Comment on pourrait gagner ?
Fonce-t-on dans le mur ?
Parce que, « la lutte », il ne faut pas en parler avec des généralités, des injonctions au « collectif », il faut regarder la chose dans sa concrétude, avec leurs conditions réelles d’existence, de travail, qui déterminent la possibilité ou non de cette lutte, et ses modalités. Or, concrètement, elles sont éclatées sur le territoire, en de multiples associations. Elles se croisent rarement, même au sein de leurs structures, avec des femmes souvent fragilisées, peu politisées, guère syndiquées, bref, un océan de fatalité. C’est nous qui mettons en place un début d’orga : une liste de courriels, un calendrier, les contacts presse, des tracts, une pétition.
Mais que faire ?
Depuis la rentrée, elles réclament une « action ».
On hésite, nous.
Sont-elles assez aguerries ? Assez nombreuses ? Prêtes à monter au front ? À quoi va servir cette agitation ? Et aussi, est-ce qu’on ne va pas, encore, toujours, se faire accuser de, le vilain mot, de manipulation ?
On a temporisé, plutôt.
Mais elles ont insisté : « Aux copines, il faut une action. »
Alors, ce matin, à notre local, les voilà toutes silencieuses, y a de la solennité dans l’air, de la peur aussi, un peu, sans doute. Des nouvelles, qu’on n’avait jamais aperçues, et qui ont la mine fermée.
On sait que, ce midi, les conseillers départementaux vont déjeuner dans leur espace privé, un resto rien que pour eux, avec champagne petits fours et dorures au mur. L’idée, c’est de se taper l’incruste dans leur salle de réception, et qu’ils l’avalent de travers, leur saumon fumé.
« Allez, on répète, briefe François. Imagine que je suis journaliste, imagine juste ! Pourquoi protestez-vous aujourd’hui ?
— Eh bien, on n’est pas contentes parce qu’on était prestataires, et là ils veulent nous faire passer en mandataires…
— Nan, stop. Essayez de ne jamais prononcer ‘‘mandataire’’ ni ‘‘prestataire’’. Les journalistes ne vont rien comprendre, et leurs auditeurs encore moins. Faites de l’humain, pas de la technique ! Dites-leur : ‘‘Déjà qu’on a du mal à payer nos factures avec 1000 euros par mois, mais là, ils vont nous supprimer notre mutuelle, nos indemnités kilométriques, on va perdre 300 euros, c’est sûr qu’on va se priver sur tout…’’ Même si ça vous paraît du cinéma…
— C’est pas du cinéma, c’est vrai ! Pendant des années, on n’est pas parties en vacances, et là ça va recommencer. Comment je vais payer les études de mes enfants ? Et alors qu’on travaille du matin au soir !
— Voilà, c’est ça que vous devez raconter. »
On part en cortège au Conseil départemental.
Une taupe nous ouvre la porte, on se faufile à l’intérieur, et c’est le début du carnaval face aux encostumés.
Elles interpellent.
Elles questionnent.
Elles protestent.
« Mais est-ce que vous n’avez pas honte, Monsieur Somon ? Vous gagnez plus de 5 000 euros par mois, et vous nous baissez notre salaire, à nous qui arrivons à peine au Smic ? »
Le gars fuit.
Et ordonne à son vice-président de faire de même : « Marc, ne discute pas avec elles, on arrête tout ! »
Elles s’épanouissent, ça se sent.
Le groupe se soude.
L’arrivée des flics ne les effraie pas.
Au bistro, après, l’ambiance, c’est l’inverse de ce matin. Elles sourient, elles rient, elles gueulent, comme si un truc, en elles, s’était libéré. « Si on m’avait dit qu’un jour je parlerais comme ça au président du Conseil départemental... Que je lui piquerais ses petits fours, et lui avec sa cravate en face de moi... » Et elles sont prêtes pour la suite, pour une manif, dans la rue, le 9 décembre, à l’occasion d’un débat sur le budget. Pour se rendre aux vœux du Président, le 12 janvier, et perturber un peu la cérémonie.
Comme toujours, faut que le rédac’chef termine par un sermon :
« Franchement, je ne sais pas si à la fin, on va gagner. Les élus sont têtus. La victoire semble bien difficile. Mais, déjà, on a permis quelque chose.
Au printemps, quand ça a débuté, personne ne parlait de vous. On allait vous baisser vos salaires comme ça, dans l’indifférence générale. Les aides à domicile ? Tout le monde s’en foutait, et le Département était persuadé de ça, qu’avec vous, ça irait tout seul. Eh bien, aujourd’hui, on le voit, ce n’est plus le cas. Ça ne passe pas comme une lettre à la poste.
Mais au-delà, pour vous-mêmes, vous avez montré qu’il y a en vous de l’énergie, des ressources, de la colère, de la combativité, que vous ne vous laissez pas faire. Et c’est beau, moi, je trouve, dans cette bagarre, c’est très beau, cette petite étincelle qu’on apercevait chez vous, au début, mais timide, mais fragile, et là qui devient une vraie flamme. On ne va pas vous mentir : on ignore si vous allez l’emporter, ça paraît très compliqué, mais déjà, il me semble, vous pouvez être fières de vous. Et c’est déjà beaucoup. »
Photos : Alexis Mangenot
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