Jacques Rancière: la haine de la démocratie / 1

Jacques Rancière est une des grandes figures actuelles de la philosophie française.
Derniers ouvrages parus: Le Partage du sensible, Le Destin des images, Malaise dans l'esthétique, La Haine de la démocratie, Chronique des temps consensuels, Politique de la littérature, Le Spectateur émancipé, Et tant pis pour les gens fatigués — Entretiens et Moments politiques — Interventions 1977-2009

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 Extrait

Introduction
(...) Une jeune femme qui tient la France en haleine par le récit d’une agression imaginaire; des adolescentes qui refusent d’enlever leur voile à l’école; la Sécurité Sociale en déficit; Montesquieu (1), Voltaire (2) et Baudelaire (3) détrônant Racine (4) et Corneille (5) dans les textes présentés au baccalauréat; des salariés qui manifestent pour le maintien de leurs systèmes de retraite, une grande école qui crée une filière de recrutement parallèle; l’essor de la télé-réalité, le mariage homosexuel et la procréation artificielle. Inutile de chercher ce qui rassemble des événements de nature aussi disparate. Déjà cent philosophes ou sociologues, politistes ou psychanalystes, journalistes ou écrivains nous ont fourni, livre après livre, article après article, émissions après émission, la réponse. Tous ces symptômes, disent-ils, traduisent une même maladie, tous ces effets ont une seule cause. Celle-ci s'appelle démocratie, c'est à dire le règne des désirs illimités des individus de la société de masse moderne.[...]

 La haine de la démocratie n’est certes pas une nouveauté. Elle est aussi vieille que la démocratie pour une simple raison : le mot lui-même est l’expression d’une haine. Il a d’abord été une insulte inventée,  dans la Grèce antique, par ceux qui voyaient la ruine de tout ordre légitime dans l’innommable gouvernement de la multitude. Il est resté synonyme d’abomination pour tous ceux qui pensaient que le pouvoir revenait de droit à ceux qui y étaient destinés par leur naissance ou appelés par leurs compétences. Il est encore aujourd’hui pour ceux qui font de la loi divine révélée le seul fondement légitime de l’organisation des communautés humaines.[...]
La critique de la démocratie a connu deux grandes formes historiques. Il y a eu l’art des législateurs aristocrates et savants qui ont voulu composer avec la démocratie considérée comme fait incontournable. La rédaction de la constitution des États-Unis est l’exemple classique de ce travail de composition des forces et d’équilibre des mécanismes institutionnels destiné à tirer du fait démocratique le meilleur qu’on en pouvait tirer, tout en le contenant strictement pour préserver deux biens bien considérés comme synonymes : le gouvernement des meilleurs et la défense de l’ordre propriétaire. Le succès de cette critique en acte a tout naturellement nourri le succès de son contraire: Le jeune Marx n’a eu aucun mal à dévoiler le règne de la propriété au fondement de la constitution républicaine. Les législateurs républicains n'en avaient fait nul mystère. Mais il a su fixé un standard de pensée qui n’est pas encore exténué : les lois et les institutions de la démocratie formelle sont les apparences sous lesquelles et les instruments par lesquels s’exerce le pouvoir de la bourgeoisie. La devint alors la voie vers une démocratie "réelle", une démocratie où la liberté et légalité ne seraient plus représentées dans les institutions de la loi et de l’État mais incarnées dans les formes mêmes de la vie matérielle et de l'expérience sensible. 

La nouvelle haine de la démocratie qui fait l'objet de ce livre ne relève proprement d’aucun de ces modèles, même si elle combine des éléments empruntés aux uns et aux autres. Ses porte-parole habitent tous dans des pays qui déclarent être non seulement des États démocratiques, mais des démocraties tout court. Aucun d’eux ne réclame une démocratie plus réelle. Tous nous disent au contraire qu’elle ne l’est déjà que trop. Mais aucun ne se plaint des institutions qui prétendent incarner le pouvoir du peuple ni ne propose aucune mesure pour restreindre ce pouvoir. La mécanique des institutions qui passionna les contemporains de Montesquieu, de Madison (6) ou de Tocqueville (7) ne les intéresse pas.  C’est du peuple et de ses mœurs qu’ils se plaignent, non des institutions. La démocratie pour eux n’est pas une forme de gouvernement corrompue, c’est une crise de la civilisation qui affecte la société et l'État à travers elle. D'où des chassés-croisés qui peuvent à première vue sembler étonnants. Les mêmes critiques qui dénoncent sans relâche cette Amérique démocratique d'où nous viendrait tout le mal du respect ds différences, du droit des minorités et de l'affirmative action sapant notre universalisme républicain sont les premiers à applaudir quand la même Amérique entreprend de répandre sa démocratie à travers le monde par la force des armes.

Le double discours sur la démocratie n'est certes pas neuf. Nous avons été habitués à entendre que la démocratie était le pire des gouvernements à l'exception de tous les autres. Mais le nouveau sentiment antidémocratique donne de la formule une version plus troublante. Le gouvernement démocratique, nous dit-il, est mauvais quand il se laisse corrompre par la société démocratique qui veut que tous soient égaux et toutes les différences respectées. Il est bon, en revanche, quand il rappelle les individus avachis de la société démocratique à l'énergie de la guerre défendant les valeurs de la civilisation qui sont celles de la lutte des civilisations. La nouvelle haine de la démocratie peut alors se résumer en une thèse très simple: il n'y a qu'une seule bonne démocratie, celle qui réprime la catastrophe de la civilisation démocratique. [...]

De la démocratie victorieuse à la démocratie criminelle
"La démocratie se lève au Moyen-Orient": sous ce titre, un journal qui porte le flambeau du libéralisme économique célébrait, il y a quelque mois, les succès des élections en Irak et les manifestations anti-syriennes de Beyrouth *. Cet éloge de la démocratie victorieuse s'accompagnait seulement de commentaires qui précisaient la nature et les limites de cette démocratie. Elle triomphait, nous expliquait-on d'abord, malgré les protestations de ces idéalistes pour qui la démocratie est le gouvernement du peuple par lui-même et ne peut donc lui être amenée de l'extérieur par la force des armes. [...] La démocratie triomphait, mais il fallait savoir tout ce que son triomphe signifiait: apporter la démocratie à un autre peuple n’est pas seulement lui apporter les bienfaits de l'État constitutionnel, des élections et la presse libres. C’est aussi lui apporter la pagaïe. [...] Or La liberté est aussi la liberté de mal faire. Cette déclaration n'est pas seulement une boutade de circonstance. Elle fait partie d'une logique qui peut être reconstituée à partir de ses membres disjoints: c'est parce que la démocratie n'est pas l’idylle du gouvernement du peuple par lui-même, parce qu'elle est le désordre des passions avides de satisfaction, qu'elle peut et même doit être apportée de l'extérieur par les armes d'une superpuissance, en entendant par superpuissance non pas simplement d'un État disposant d'une puissance militaire disproportionnée mais, plus généralement, le pouvoir de maîtriser le désordre démocratique.[...]

La démocratie se lève, mais le désordre avec elle : les pillards de Bagdad, qui profitent de la liberté démocratique nouvelle pour accroître leur bien au détriment de la propriété commune, rappellent, à leur manière un peu primitive, l’un des grands arguments qui établissaient, il y a trente ans, la «crise» de la démocratie : la démocratie disaient les rapporteurs (8) signifie l’accroissement irrésistible des demandes qui fait pression sur les gouvernements, entraîne le déclin de l’autorité et rend les individus et les groupes rétifs à la discipline et aux sacrifices requis par l’intérêt commun.



Ainsi les arguments qui soutiennent les campagnes militaires destinées à l’essor mondial de la démocratie révèlent le paradoxe que recèle aujourd’hui l’usage dominant du mot. La démocratie y paraît avoir deux adversaires. D’un côté elle s’oppose à un ennemi clairement identifié, le gouvernement de l’arbitraire, le gouvernement sans limite que l’on appelle selon les temps tyrannie, dictature ou totalitarisme. Mais cette opposition évidente en recouvre une autre, plus intime. Le bon gouvernant démocratique est celui qui est capable de maîtriser un mal qui s’appelle tout simplement vie démocratique.
C’est la démonstration qui était faite tout au long de The Crisis of Democracy : ce qui provoque la crise du gouvernement démocratique n’est rien d’autre que l’intensité de la vie démocratique. Mais cette intensité et la menace subséquente se présentaient sous un double aspect. D’un coté la «vie démocratique» s’identifiait au principe anarchique affirmant un pouvoir du peuple, dont les États-Unis comme d'autres États occidentaux avaient dans les années 1960 et 1970 connu les conséquences extrêmes: la permanence d’une contestation militante intervenant sur tous les aspects de l’activité des États et défiant tous les principes du bon gouvernement : l’autorité des pouvoirs publics, le savoir des experts et le savoir-faire des pragmatiques.

sans doute le remède à cet excès de vitalité démocratique est-il connu depuis Pisistrate (9), si l'on en croit Aristote. Il consiste à orienter vers d’autres buts les énergies fiévreuses qui s’activent sur la scène publique, à les détourner vers la recherche de la prospérité matérielle, des bonheurs privés et des liens de sociétés. Hélas!la bonne solution révélait aussitôt son revers:diminuer les énergies politiques excessives, favoriser la recherche du bonheur individuel et des relations sociales, c’était favoriser la vitalité d’une vie privée et de formes d’interaction sociale qui entraînaient une multiplication d’aspirations et de demandes. Et celles-ci, bien sûr, avaient un double effet: elles rendaient les citoyens insoucieux du bien public et sapaient l’autorité de gouvernement sommés de répondre à cette spirale de demandes émanant de la société.

 L’affrontement de la vitalité démocratique prenait ainsi la forme d’une double bind simple à résumer : ou bien la vie démocratique signifiait une large participation populaire à la discussion des affaires publiques, et c’était une mauvaise chose. Ou bien elle signifiait une forme de vie sociale tournant les énergies vers les satisfactions individuelles, et c’était aussi une mauvaise chose. La bonne démocratie devait être alors la forme de gouvernement et de vie sociale apte à maîtriser le double excès d’activité collective ou de retrait individuel inhérent à la vie démocratique. Telle est la forme ordinaire sous laquelle les experts énoncent le paradoxe démocratique: La démocratie, comme forme de vie politique et sociale, est le règne de l’excès. Cet excès signifie la ruine du gouvernement démocratique et doit donc être réprimé par lui. Cette quadrature du cercle eût excité hier l'ingéniosité des artistes en constitutions. Mais ce genre d'art n'est plus guère estimé aujourd'hui. Les gouvernements s'en passent assez bien. Que les démocraties soient "ingouvernables" prouve surabondamment le besoin qu'elles ont d'être gouvernées, et c'est pour eux une légitimation suffisante du soin qu'ils prennent justement à les gouverner. 



A suivre...


* "Democracy stirs in the Middle East", The Economist, 5/11 mars 2005


Notes
1.Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, né le 18 janvier 1689 à La Brède (Guyenne, Bordeaux) et mort le 10 février 1755 à Paris. Penseur politique, précurseur de la sociologie, philosophe et écrivain des Lumières.
2. François Marie Arouet, né le 21 novembre 1694 à Paris et mort le 30 mai 1778, id. Écrivain et philosophe.
3.Charles Pierre Baudelaire, né le 9 avril 1821 à Paris et mort le 31 août 1867, id. Poète.
4.Jean Racine, né le 22 décembre à La Ferté-Milon 1639 et mort le 21 avril 1699 à Paris. Poète et auteur dramatique.
5. Pierre Corneille, né le 6 juin 1606 à Rouen et mort le 1er octobre 1684 à Paris. Auteur dramatique.
6. James Madison Jr., né le 16 mars 1751 à Port Conway (Virginie, USA) et mort le 28 juin 1836 à Orange (id.). Colonel et homme d'État. Quatrième président des États-Unis de 1809 à 1817.
7.Alexis-Henri-Charles Clérel, comte de Tocqueville, dit Alexis de Tocqueville, né à Paris le 29 juillet 1805 et mort à Cannes le 16 avril 1859. Philosophe, homme politique, historien, précurseur de la sociologie et écrivain. Il est célèbre pour ses analyses de la Révolution française, de la démocratie américaine et de l'évolution des démocraties occidentales en général.
8. La Commission Trilatérale (parfois abrégée en Trilatérale) est une organisation privée créée en 1973 à l'initiative des principaux dirigeants du groupe Bilderberg et du Council on Foreign Relations, parmi lesquels David Rockefeller, Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski. Regroupant 300 à 400 personnalités parmi les plus remarquées et influentes – hommes d’affaires, hommes politiques, décideurs, « intellectuels » – de l’Europe occidentale, de l’Amérique du Nord et de l'Asie du Pacifique (États dont la plupart sont également membres de l'OCDE). Son but est de promouvoir et construire une coopération politique et économique entre ces trois zones clés du monde, pôles de la Triade. À l'instar du groupe Bilderberg, il s'agit d'un groupe partisan de la doctrine mondialiste, auquel certains attribuent, au moins en partie, l'orchestration de la mondialisation économique.
9. Né vers -600, mort en -527. Tyran d'Athènes.
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