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Le nucléaire français menacé par l’Europe
Michel GayPar Dominique Finon [1] et Michel Gay
La politique énergétique française fondée sur le nucléaire dans le secteur électrique obéit de manière exemplaire aux trois principaux objectifs de la politique communautaire : la sécurité d’approvisionnements, la compétitivité de la fourniture, avec les prix de l’électricité parmi les plus bas de l’Union européenne, et l’impératif climatique.
Pourtant, la production d’électricité d’origine nucléaire d’une dizaine d’États-membres, dont la France, fait l’objet de l’hostilité rampante des institutions européennes, alors qu’elles sont complaisantes vis-à-vis des choix de l’Allemagne, notamment avec le maintien des centrales au charbon émettrices de gaz à effet de serre (CO2). Cette attitude en dit long sur l’influence du principal pays opposé au nucléaire, l’Allemagne, et sur la ligne suivie par les institutions européennes en ce domaine.
Le nucléaire « non reconnu » par l’Europe dans le « Green deal »
Le nucléaire n’a pas été reconnu comme technologie contribuant à l’objectif climatique dans les « Paquets Climat Énergie » de 2008 et 2014, ni dans le Paquet « Clean Energy for all » de 2019. L’Europe s’est focalisée sur les énergies renouvelables (ENR) dont le développement est planifié sous forme d’un objectif croissant de part d’énergie primaire, 20 % en 2020, puis 32 % en 2030, etc..
À cette fin, les règles de contrôle par Bruxelles des aides d’État en matière d’énergie et de protection de l’environnement, appelées « Lignes Directrices » ou « Guidelines », permettent aux projets ENR de bénéficier de subventions. Mais ces règles ne couvrent pas le nucléaire ce qui rend compliqué pour la France et EDF la mise en place des contrats de garanties de revenus dans la production d’électricité pour les prochains réacteurs nucléaires EPR2.
La nouvelle Commission européenne a annoncé en novembre 2019 son grand projet de « Green Deal », dont l’objectif principal est la neutralité carbone, mais le nucléaire n’a pas été inclus dans la liste des technologies qui pourront bénéficier de financements privilégiés de la Banque européenne d’investissement (BEI).
De même, le nucléaire n’a pas été retenu non plus dans la « taxonomie » européenne par le Technical Expert Group (TEG) fixant la liste des technologies labellisées « durables » à destination des investisseurs, des marchés financiers et des banques publiques.
Même si l’utilité du nucléaire est reconnue pour limiter les émissions de CO2, ce TEG annonce dans un langage sibyllin qu’il n’a pas pu conclure que la filière nucléaire « ne cause pas de préjudice significatif à d’autres objectifs environnementaux sur les échelles de temps concernées ». Il ne respecterait pas le critère de « Do not significant harm », non-préjudice significatif, du fait de l’absence de risque zéro en matière de gestion des déchets nucléaires dans la durée…
Le nucléaire est irrémédiablement pénalisé par l’exigence implicite du risque zéro qui, manque totalement de rationalité objective. Toute activité étant risquée, cette raison est infondée, à moins que la volonté sous-jacente soit de paralyser cette activité dans une logique anti-nucléaire.
Pourtant, les conclusions du Conseil européen des 12 et 13 décembre 2019 reconnaissaient aux États-membres la légitimité de recourir au nucléaire, même si c’était en termes feutrés pour complaire aux pays hostiles au nucléaire : « Le Conseil européen est conscient de la nécessité d’assurer la sécurité énergétique, et de respecter le droit des États-membres de décider de leur bouquet énergétique et de choisir les technologies les plus appropriées. Certains États membres ont indiqué qu’ils recourent à l’énergie nucléaire dans le cadre de leur bouquet énergétique national ».
Mais fin décembre 2019, le nucléaire s’est avéré être le grand absent des technologies qui pourront être soutenues par l’accès au financement privilégié de la Banque européenne d’investissement grâce au « Green Deal », contrairement aux EnR.
De plus, le 15 janvier 2020, le vote d’une résolution du Parlement européen ne reconnaît aucun rôle à l’énergie nucléaire dans le Green Deal.
Plusieurs autres pièges sont en train de se refermer sur le nucléaire de la France. Parmi eux, la définition d’objectifs croissants de part de production d’ ENR, sans rationalité économique, en plus de l’absence de neutralité entre les technologies bas-carbone pour bénéficier de financements privilégiés et de dispositifs de garanties de revenus.
À ceux-ci s’ajoute l’affaiblissement délibéré d’EDF et des grands énergéticiens par la Commission européenne dans le but de limiter leur position dominante, alors qu’ils sont seuls capables de porter de grands investissements en technologie bas-carbone en Europe.
Une politique énergétique sans rationalité
Le Traité de Lisbonne (2007) a préservé la souveraineté des États-membres pour décider de leur mix énergétique, article 194, alinéa 2. Cependant, cet article n’a pas empêché le paquet climat-Énergie européen de 2008, dit du « Trois fois vingt », d’imposer aux États-membres un objectif contraignant sur les ENR à côté de la réduction des émissions de CO2.
Les deux « paquets » suivants, 2014 et 2019, ont également imposé un objectif à l’Union européenne, 27 % en 2030 pour le premier, monté à 32 % par le second à cette même date.
Les parts de production des ENR électriques qui en sont déduites, sont définies à l’aveugle, sans arbitrage économique, notamment avec le nucléaire, et sans référence non plus à une tarification du carbone élevée qui conduirait à traiter toutes les technologies bas-carbone à égalité selon le principe de neutralité technologique.
La France, comme les autres États-membres, a repris à son compte cette pratique bruxelloise de se donner des objectifs de moyens par technologie au lieu de viser un objectif général et définir des moyens de façon rationnelle économiquement, ce qui conduit à une grande confusion…
Le gouvernement Hollande a pu ainsi définir l’objectif de réduction à 50 % pour le nucléaire en 2025, repoussé à 2035 par Emmanuel Macron, qui résulte d’un compromis trop complaisant entre le Parti socialiste et les écologistes avant les élections de 2012.
Cette pratique se matérialise dans les programmations pluriannuelles de l’énergie successives (PPE) dans lesquelles les objectifs politiques concernant les ENR électriques et le nucléaire sont imposés sans aucune rationalité économique.
Le nucléaire existant rénové pour 10 à 20 ans produit une électricité à un coût économique de 32 à 35 euros par mégawattheure (€/MWh), inférieur à celui des ENR intermittentes (EnRi) matures, 50 à 60 €/MWh. De plus, dans les calculs économiques de long terme prenant en compte les coûts de systèmes dus à l’intermittence, la part optimale des ENRi s’établirait en 2050 autour de 10 à 15 % dans les pays avec un nucléaire renouvelé, même cher.
Pousser le développement des EnRi au-delà de ce seuil, la France y arrive en 2020 avec 9 % pour les éoliennes et le solaire PV, entraîne des surcoûts croissants par rapport à un système défini de façon rationnelle et économique.
La poussée aveugle exercée par l’Union européenne sur le développement des ENR électriques pourrait perdurer après 2030 dans ce contexte volontariste d’atteindre la neutralité carbone en 2050. On le voit déjà avec l’objectif de réduction des émissions de CO2 en 2030 par rapport à 1990 qui vient d’augmenter de 40 % à 50 %, et pourrait même être fixé à 55 %, ce qui impliquerait de faire en 10 ans ce qui n’a pas pu être fait qu’en 30 ans entre 1990 et 2020 avec 22 % de réduction d’émissions.
Dans cette logique, le développement des EnRi viserait, en part de production électrique, 60 % en 2040 et 80-90 % en 2050,… sans que soit prise en compte la contribution des autres technologies bas carbone, nucléaire en tête.
Les pays qui ont choisi de maintenir le nucléaire risquent de devoir se conformer à ces objectifs successifs dans le secteur électrique en réduisant la part de nucléaire, à moins de faire reconnaître par les institutions européennes la validité de trajectoires électriques bas carbone incluant principalement le nucléaire.
Cette situation est d’autant plus préoccupante que la progression des EnRi électriques continue à l’aveugle pour suivre les objectifs européens. Après 2035, le nouveau nucléaire aura une bonne rentabilité, malgré son coût initial, en tant que technologie pilotable par rapport aux EnRi. Mais ce nouveau nucléaire ne serait plus rentable à partir de 50 à 60 % de part d’ EnRi subventionnées qui sont développées hors marché en bénéficiant de garanties de revenus.
Les administrations et le gouvernement semblent totalement inconscients de cet enjeu dans une conjoncture où les sirènes du « tout ENR » sont séduisantes, vivre de vent et de soleil, et politiquement à la mode.
Le nucléaire écarté du principe de neutralité technologique !
Le coût du financement d’une centrale nucléaire est une part importante de l’investissement initial, et donc du prix de revient de l’électricité produite. Si le taux de rendement des capitaux est d’environ 10 %, dans une économie libéralisée, au lieu de 5 %, dans une économie électrique administrée, le prix de revient est 70 % plus cher par MWh pour le même coût « sec » d’investissement.
Faire bénéficier le nucléaire des mêmes dispositifs de contrats de long terme qui existent déjà pour les projets EnRi est crucial pour réduire le prix de revient du MWh du nouveau nucléaire afin de garantir des revenus en ajoutant une rémunération complémentaire flexible à celle des prix horaires du marché électrique.
Pour ce faire, il faudrait placer toutes les technologies bas-carbone sur le même plan en respectant la neutralité technologique pour les conditions d’accès à des financements privilégiés. Pour les pays, comme la France, qui veulent garder la main sur le choix de leur mix électrique en maintenant le nucléaire, il est important de pouvoir recourir à ces dispositifs de soutien pour toutes les technologies bas-carbone sans devoir composer à chaque fois avec Bruxelles.
En effet, les règles de contrôle des aides d’État définies par la Direction Générale de la Concurrence en 2014 discriminent délibérément le nucléaire. Elles autorisent l’usage des contrats de long terme pour les ENR en codifiant leurs conceptions et leur mode d’attribution par enchères, mais elles ne couvrent pas les projets nucléaires. Sans cette codification pour les projets nucléaires, l’État-membre qui cherche à garantir les revenus d’un projet nucléaire devra se soumettre au contrôle de Bruxelles en négociant toutes les modalités, sous la menace d’un refus d’autorisation.
Et ce fut bien le cas en 2013-2014 pour la construction des deux EPR de la centrale d’ Hinkley Point. Bruxelles considérait comme une aide d’État le contrat de financement de long terme passé entre EDF Energy et le gouvernement britannique.
Ce contrat a finalement été accepté après de longues négociations et des concessions importantes de la partie britannique. Cet exemple montre le tribut à payer pour développer des projets dans des technologies non répertoriées dans les Lignes Directrices en se soumettant aux bureaucrates sectaires de la DG Concurrence.
Si de tels arrangements pour les projets nucléaires étaient explicités dans les prochaines Lignes Directrices qui doivent être redéfinies d’ici 2021, le processus d’approbation pour le nucléaire serait simplifié. Mais un tel élargissement des Lignes Directrices au nucléaire se heurtera probablement à l’opposition des pays hostiles au nucléaire.
La France peut saisir l’occasion ouverte par le Green Deal et le processus de mise à jour de ces Lignes directrices pour élargir leur couverture au nucléaire et pour simplifier les règles de soutien aux projets de technologies bas-carbone.
En effet, lors de la présentation du Green Deal, la Commissaire européenne à la concurrence Margarethe Vertsager a annoncé en décembre une réforme du régime d’aide d’État pour « l’adapter aux nouveaux objectifs que la Commission se donne, notamment en matière de lutte contre le réchauffement climatique » (Le Monde, 20 Décembre 2019).
Pourquoi ne pas la prendre aux mots ? Mais, là encore, il faudrait que les ministères concernés aient conscience de l’enjeu pour la France, qui ne consiste pas seulement à faciliter la poursuite du développement de l’éolien et du solaire PV.
EDF entravé par le boulet des règles européennes de la concurrence
Malgré un secteur électrique français performant au regard du triptyque européen “compétitivité-durabilité-sécurité”, Bruxelles l’a progressivement enfermé dans la nasse des règles européennes de la concurrence, qui visent, en principe, à défendre l’intérêt des consommateurs, en cherchant par tous les moyens à limiter les positions dominantes au niveau des marchés de gros et de détail.
La position dominante d’EDF a été particulièrement visée par Bruxelles. Du fait de l’importance de la production à faible coût par ses centrales nucléaires amorties, la France a dû mettre en place en 2010, et pour 15 ans, le dispositif de l’ ARENH, Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique.
Cet « accès privilégié » consiste à céder le quart de la production nucléaire d’EDF, porté par la loi énergie-climat de 2019 à 33 %, à ses concurrents à un tarif règlementé aligné sur le coût de revient du nucléaire existant, 42 €/MWh actuellement, lorsque les prix de marché sont supérieurs à ce niveau. Donc, EDF alimente ses concurrents en prenant tous les risques de production et d’investissement… en les subventionnant pour qu’ils puissent lui prendre des parts de marché.
Alors que l’objectif de Bruxelles est que la Concurrence bénéficie aux consommateurs, l n’y a eu aucun effet notable de cette concurrence artificielle sur les prix de détail. Cette contrainte imposée à EDF se traduit toutefois par une érosion de sa capacité de financement estimée entre 800 millions et 1 milliard d’euros, ce qui réduit ses possibilités futures d’investissement dans le nouveau nucléaire.
Bien entendu, EDF souhaite être libérée de ce boulet de l’ARENH prévu pour rester en service jusqu’en 2026. En parallèle, pour limiter le risque économique de ces futurs investissements nucléaires, EDF souhaiterait établir des garanties de revenus par MWh pour les prochains réacteurs EPR2.
Deux demandes qui heurtent de front la bien-pensance bruxelloise favorable aux ENR et hostile au nucléaire, hostilité entretenue par de grands États-membres influents dont l’Allemagne au premier rang.
Pour faire accepter la suppression de l’ ARENH et la possibilité de recourir aux contrats de garanties de revenus, le gouvernement français s’apprête à sacrifier l’organisation industrielle intégrée d’EDF qui s’est avérée particulièrement efficace dans le passé.
Dans le projet Hercule concocté sous la pression du gouvernement, et qui doit être discuté avec Bruxelles, les actifs nucléaires,et hydrauliques, seraient placés dans une entreprise publique dénommée « EDF Bleu ». Elle serait coupée des activités de commercialisation placées, avec les productions ENR et la filiale de distribution Enedis, dans une autre entreprise à forte participation privée,au moins 35 %, appelée « EDF Vert ».
Avec EDF Bleu et EDF Vert, les productions nucléaires, dont celles des EPR2, n’auront plus les actuels débouchés garantis vers la Direction commerciale d’EDF. Elles seraient alors vendues au même prix du marché à EDF Vert et à ses concurrents pour rendre l’arrêt anticipé de l’ ARENH acceptable par Bruxelles.
En complément EDF Bleu entièrement publique faciliterait aussi l’accord de Bruxelles pour faire bénéficier les prochains réacteurs EPR2 de contrats de garantie de revenus à 30 ans, du même type que celui d’ Hinkley Point C.
Mais ce gouvernement ne semble pas imaginer qu’il devrait plutôt se battre pour modifier les Lignes Directrices dans le sens indiqué plus haut, ce qui pourrait éclaircir le terrain pour EDF.
Mais pourquoi tout ce montage étrange ?
EDF a été un outil de politique industrielle et d’indépendance énergétique efficace en produisant un courant à moindre coût. Le sacrifice de l’entreprise intégrée EDF sur l’autel du marché et de la concurrence voulu par Bruxelles, pour que la France puisse maintenir son nucléaire contre vents, libéraux, et marées, celles de l’hostilité allemande et autre au nucléaire, est irresponsable au regard de l’intérêt national.
Ce démantèlement pourrait être évité en remettant en question certains principes bruxellois et en osant affronter l’Allemagne et ses alliés sur la conception de la politique de la transition énergétique en Europe. Cela impliquerait que la France remette en question le primat du Marché et de la Concurrence de la Commission qui conduit à réduire les possibilités d’actions des États dans les domaines climatique et énergétique. Cette attitude serait cohérente avec les débats actuels entre le Commissaire au Marché Intérieur Thierry Breton et la Commissaire à la Concurrence Margarethe Vertsager pour mener en Europe et dans les Etats-membres de véritables politiques industrielles de long terme.
Les divergences de conception sur la politique énergie-climat en Europe devraient inciter à revendiquer le retour au principe de subsidiarité tombé en désuétude, principe qui avait irrigué la conception générale des politiques européennes dans les années 60 et 70, pour que soient rendus aux États les moyens d’exercer leur souveraineté dans le domaine énergie-climat.
Pourquoi ne pas laisser les États gérer le sujet énergétique à leurs niveaux et dans leurs contextes institutionnels et sociaux sans être entravés par les règles bruxelloises ?
Mais il faudrait pour cela que le pouvoir politique français ait une conception claire des intérêts des consommateurs français afin qu’ils soient défendus. L’Allemagne, elle, sait bien le faire avec succès pour ses intérêts !
Il serait temps que les administrations concernées ouvrent les yeux sur la façon dont les différentes logiques européennes sont en train de miner le terrain sur lequel se fondera la poursuite de l’option nucléaire en France.
Souhaitons que l’incurie du système de santé face à une crise sanitaire comme celle du Covid-19 à force de réductions budgétaires, comme les délocalisations regrettables en matière pharmaceutique et de matériel médical contribuent à faire comprendre l’enjeu de préserver un système national de production électrique performant, afin de ne pas recommencer en se livrant pieds et poings liés aux idéologues du tout EnR.
A moins qu’un étouffement du système de production nucléaire français soit volontairement recherché pour leur complaire ?
[1] Directeur de recherche émérite au CNRS, chercheur associé à la Chaire European Electricity Markets (Paris-Dauphine) et au Centre International de recherche sur l’environnement et le développement (CNRS et Ponts-ParisTech)
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