Une lettre du Tonkin

Blandine Vue 

 

Une lettre du Tonkin, gravure d’Eugène Pirodon, 1824-1908. Photo Blandine Vue

J’ai acheté à Emmaüs, il y a quelques années, une gravure de la fin du XIXe siècle intitulée « Une lettre du Tonkin »[i]. Elle représente une écolière, besace percée en bandoulière, concentrée sur une lettre dont elle suit les lignes de l’index. Les regards inquiets de sa mère, du petit enfant qu’elle tient sur les genoux et de la grand-mère sont rivés sur la fillette. Nouvelles tant attendues d’un jeune père otage des guerres coloniales[ii]. Phrases écrites depuis un pays qu’on ne connaît que par les mots reçus et dont on ignore sans doute qu’il est mille fois plus loin que le lieu le plus éloigné où on est jamais allée. La lettre que l’enfant lit a franchi 13 000 kilomètres par terres en guerre et mers, elle a mis des mois pour parvenir à ces femmes dont la tristesse montre qu’elles savent que ces mots datent et que bien des choses ont pu se passer depuis leur écriture, y compris le pire. La jeune mère serre religieusement l’enveloppe.

J’ai hérité des correspondances du front de Verdun de mes arrière-grands-parents maternels. Justin y parle des éclats de rire après les pluies d’obus, quand on s’aperçoit qu’on est encore vivant. Jamais longues, ses cartes, juste ce qu’il faut pour que sa femme et ses quatre enfants sachent qu’à ce moment là, il était encore en vie, qu’il faut bien travailler à l’école et trouver quelqu’un qui aide pour les labours. Les missives devaient attendre des conditions propices pour leur acheminement, que le front se dégage, qu’un vaguemestre puisse passer, qu’une voiture aille dans la bonne direction…

Côté paternel, aucun jeune homme n’est revenu du front de 14-18. Les jeunes fils et époux tombaient l’un après l’autre, sans qu’on ait pu le savoir avant longtemps : disparus dans l’horreur des tranchées. Trois de suite dans les premières semaines de la guerre. D’autres au fil des mois. Mathurin a laissé l’espoir, vécu l’enfer de 18 à 23 ans, avant de s’envoler quelques semaines avant la fin. Aucun courrier d’eux n’a survécu, s’ils ont eu le temps d’en envoyer.

Récemment, une petite boîte Suisse m’est parvenue. Mes autres arrière-grands-parents maternels, une guerre plus tard. Cinq enfants émigrés, quatre en France, en zone occupée, sur la ligne de démarcation, l’aînée en Angleterre, près de Douvres. Tous parents de très jeunes enfants. Des mois sans nouvelles et la certitude que les questions qu’ils posent n’arriveront peut-être jamais. Depuis six mois, ils ne savent rien de leur fille de Douvres, de son mari, de leurs trois fillettes ; dans sa dernière lettre, Elise parlait des obus qui tombaient comme des grêlons autour de leur ferme. Les nouvelles de France sont elles-mêmes rares et mettent des mois avant d’arriver. Fou d’inquiétude, Albert, mon arrière-grand-père, a laissé Anna, incapable d’accomplir le voyage et devant mener la ferme, pour rendre visite à ses enfants à pied, depuis la frontière autrichienne. La ligne de démarcation l’a laissé chez ses enfants de France, après un séjour inconscient et anonyme à l’hôpital, suite à un accident. Anna reste longtemps seule en Suisse, sans nouvelles de qui que ce soit, un jour, Albert rentrera, sans avoir pu annoncer son retour et sans avoir pu lui-même savoir quand il franchirait le seuil de leur ferme thurgovienne…

Tout cela je l’ai appris si récemment, par leurs lettres, de même que j’ai appris longtemps après sa mort que mon grand-père paternel avait passé des années en camp de concentration, comme cobaye diabétique, ce qui lui a sans doute sauvé la vie en ces temps où les traitements manquaient. Je doute qu’il ait alors pu donner des nouvelles à sa jeune femme et à ses enfants…

Ce n’est que l’exemple qui me tombe sous la main, il n’a rien d’exceptionnel. Chaque famille a son histoire de silences, pas loin, silences qu’on a tus une fois la vie revenue. Cinq ans de stalag pour beaucoup de jeunes hommes, l’Amérique lointaine pour d’autres… Des confinements autrement plus inconfortables que le nôtre : les camps de travail ou de concentration, les tranchées, les cales des navires, la faim, la prison… Des incertitudes autrement plus graves.

Ceux qui ont survécu, ont survécu, ceux qui sont morts sont morts, et ça n’a pas changé considérablement le cours des choses qu’on ne sache qu’au bout d’un an que les enfants de Douvres étaient encore en vie, ou au bout de deux mois que le père de ses jeunes enfants avait disparu dans la bouillie du front du Nord.

« Confinée » entre mon grand jardin, ma maison ensoleillée, les salades sauvages qui poussent autour de moi, j’écoute le merle qui s’amuse à imiter le rouge-queue. Mon aîné, musicien, et donc ordinairement sans cesse sur les routes, se retrouve enfermé dans une grande ville. Il m’a appelée : « ça ne change pas grand-chose pour toi ! » Ni pour mon second qui vit à 2 200 mètres sur un alpage. Qui m’a parfois laissée trois mois sans une nouvelle, lors d’un voyage sauvage… ça ne change pas grand-chose, sauf que…, je n’ai jamais eu autant de nouvelles d’eux, ni de mes parents ! Parce qu’aujourd’hui les nouvelles les plus urgentes ne passent plus par la poste. De retour à la maison, j’ai toujours consulté mon répondeur téléphonique avant ma boîte aux lettres de ferraille.

Pour quoi, alors, risquer la santé ou la vie des facteurs, pourquoi les transformer en d’efficaces vecteurs ? Pour des colis souvent superflus ? Même l’ URSSAF a décidé de nous laisser tranquilles, et de toute façon les administrations ont déjà imposé la dématérialisation, que je combats en temps normal. À quoi cela sert-il d’envoyer des soldats en camionnette jaune au casse pipe. Quel envoi vaut plus que leur vie et la vie de ceux à qui ils passent et repassent le courrier ? Celui de remèdes miracles qu’on tente de nous vendre 5 fois par jour via des lettres Internet pleines de conseils sains, qui oublient de préciser qu’on peut aussi recevoir le virus avec le colis de vitamines… Je garde sur le coin de mon bureau le courrier de demande d’étalement de paiement de mes cotisation URSSAF, il partira après, tant pis si c’est trop tard, mais, confinée et pouvant télé travailler, je ne peux demander aux employés des postes de faire ce qu’on m’interdit par mesure de sécurité.

J’ai ressorti la gravure « Une lettre du Tonkin », ainsi que la reproduction d’une gravure italienne de Sandro Nardini, qui montre deux ramoneurs le nez en l’air, toutes deux achetées le même jour pour une somme dérisoire.

Elles me rappellent qu’on peut attendre les nouvelles, que cette attente ne change rien au cours des choses les plus importantes. Et qu’aujourd’hui on est, de toute façon, étouffé par d’autres vecteurs d’information, trop et trop tôt informé pour que ce qui reste soit essentiel. Moi la première coupable ! Elles me rappellent aussi qu’un bon ramonage de notre société et de nos idéaux s’impose.

Elles me font prendre conscience du fait qu’on devrait réfléchir avant d’écouter les consignes du feng shui, qui conseillent de ne pas mettre chez soi d’images de la pauvreté. Si les pauvresses en tablier percé écoutant la lecture de la lettre du Tonkin étaient avant tout une image de la sagesse et de la patience ? Si les ramoneurs loqueteux étaient avant tout une représentation du nécessaire nettoyage qui permet au feu de nous réchauffer sans nous asphyxier et sans risque d’incendie ?

À côté de ces deux cadres, je vais poser la gravure d’une bergerie délabrée, au bord d’un chemin fangeux bordé de grands arbres. Des arbres comme on n’en voit plus au bord des routes. Et je vais espérer très fort.

[i] Gravure d’Eugène Pirodon, 1824-1908
[ii] Cette phase des Guerres du Tonkin, actuel Vietnam, a eu lieu de 1883 à 1886 


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