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Le Dix-huit Brumaire et la Constitution de l'an VIII signifient déjà profondément, sinon formellement, le rétablissement d'une certaine forme de monarchie. En ce sens, Sylvain Maréchal [écrivain, poète et pamphlétaire, 1750-1803 ; il s'engage dans la conjuration des Égaux et rédige le Manifeste des Égaux, 1796, qui en fait l’un des précurseurs du communisme et, selon certains, l’un des premiers anarchistes] prophétisait quand il mettait dans la bouche de Bonaparte, général de l'armée d'Italie, les propos que voici : "Peuple de France! Je vous composerait un Corps législatif et un Directoire exécutif... Je vous donnerai un roi de ma façon." 6 Si l'on en croit Miot de Melito [Comte, 1762-1841 ; membre du Tribunat, 1799-1800 ; Conseiller d’État, 1800-1815], dès 1797 Bonaparte aurait laissé entendre qu'il tenait pour périmé la forme de régime qui avait voulu se substituer au faible Louis XVI : "Croyez-vous que ce soit pour fonder une république que je triomphe en Italie? Quelle idée! Une république de trente millions d'hommes!... C'est une chimère dont les Français se sont engoués mais qui passera comme tant d'autres." Babeuf, écrivant de Bonaparte en 1828 : "Il donna le coup de grâce à la Révolution", fait écho aux Considérations sur la Révolution française de Mme de Staël [romancière, épistolière et philosophe 1766-1817] : " C'était la première fois depuis la Révolution qu'on entendait un nom propre dans toutes les bouches. Jusqu'alors on disait : l' Assemblée constituante a fait telle chose, le peuple, la Convention ; maintenant, on ne parlait plus que de cet homme qui devait se mettre à la place de tous, et rendre l'espèce humaine anonyme, en accaparant la célébrité à lui seul."
Portrait de Germaine de Staël par Marie-Éléonore Godefroid d'après François Gérard, château de
Versailles.
Mais, s' il est vrai que Bonaparte s'est frayé l'épée au côté le chemin du pouvoir, il est faux qu'il ait substitué à la République directoriale défaillante une dictature militaire, comme le prédisaient les babouvistes. " De tous les militaires, c'est encore le plus civil", disait de lui Sieyès. La gloire militaire a été pour Bonaparte la condition préalable du succès de son coup de force, la garantie d'une extension rapide de ses pouvoirs acceptés sans murmure, et finalement la condition non remplie de la survie de son empire. Cela conduit à remarquer que si l'armée et la guerre sont finalement indissociables de l'histoire consulaire et impériale, elles ne sont pourtant que des auxiliaires d'une expérience dans laquelle le général s'efface à n'en pas douter derrière le chef d' Etat. L'un des dangers les plus certains encourus par Napoléon Bonaparte est précisément venu de l'appui donné par d'autres généraux à des complots auxquels la jalousie de n'avoir pas été invités à partager effectivement le pouvoir après Brumaire les ralliait - beaucoup plus que d'effectives sympathies idéologiques.
De quoi s'agit-il donc? Pas davantage d'une monarchie classique, analogue à celle des Bourbons déchus, avec laquelle dans le fond comme dans les formes la rupture ne cessera de s'accuser. Ni, non plus, d'une nouvelle version de l'exécutif collégial, cher aux régimes révolutionnaires : des trois Consuls de l' an VIII, la décision du Premier seule suffit, article 42, et l'énorme différence des traitements consacre cette prééminence, cinq cent mille au lieu de cent cinquante mille francs. Il s'agit d'un type nouveau de pouvoir, issu certes de l'évolution des évènements depuis 1789 - Bonaparte est un grand parvenu de la Révolution - mais plus encore incarnant dans une forte personnalité un idéal philosophique que ni l' Ancien Régime politico-social ni les institutions successives de la Révolution n'avaient admis à l'essai. Écrivant en 1791, Cabanis [médecin, 1757-1808. Membre du Conseil des Cinq-Cents, 1798-1799 ; membre du sénat conservateur, 1799-1808] interprétait comme suit la pensée de Mirabeau, récemment disparu : " Il pensait que la liberté conquise par l'insurrection devait être conservée par le respect des lois ; que les lois ne pouvaient être exécutées que par une force active ; que dans un grand empire, dont le peuple n'est pas encore éclairé, dont les mœurs sont avilies par des siècles d'esclavage, cette force doit résider dans les mains d'un seul." 7 Concentration d'une autorité étendue dans des mains neuves, celles d'un homme attaché à la modernisation de l' Etat et de la société : c'est bien, réserve faite des modalités arbitraires et brutales qui décevront si fort Cabanis et ses amis, l'esprit du régime de Brumaire : " Alliance de démocratie et d'autorité", avance René Rémond [historien, 1918-2007. Membre de l' Académie française ; auteur de « Les Droites en France » qui fait référence : « orléaniste », « bonapartiste » et « légitimiste »], dans la définition du bonapartisme 8 : à condition de noter que la démocratie y est passive et l'autorité seule agissante.
Ce nouveau souverain qui cache encore son nom, il n'est point un roi mérovingien, mais un homme d'après les Lumières. Aussi l'exercice de son autorité s'entoure-t-il d'un grand nombre d'hommes et d'institutions propres à l'éclairer et à le seconder - auxiliaires d'autant plus indispensables que le maître a le goût de contrôler tous les détails. On verra plus loin la variété des destins individuels et politiques qui se rencontre dans le personnel napoléonien, recruté selon le mot de Molé [1781-1855 ; ministre de la Justice, 1813-1814] d'après les seuls critères de l'aptitude et du talent. Il faut, en premier lieu, rappeler le rôle essentiel du Conseil d’État, assemblée nommée, dans la préparation technique des textes soumis aux délibérations du Tribunat et du Corps législatif mais aussi - paradoxalement - dans la vie politique même de l'époque. Vie politique restreinte et souvent secrète, mais où le Conseil d’État joua sans doute un rôle important, alors même qu'il nous reste insaisissable : c'est au sein de cette institution "aulique"[Se dit de quelque chose qui appartient à la cour d'un souverain. Larousse], en effet, que Bonaparte et Napoléon tolérèrent le plus complètement les manifestations de divergence et même d'opposition. Comme le sénateur, le conseiller d’État était payé vingt cinq mille francs par an, signe certains de sa place dans les hiérarchies des serviteurs de l' Etat napoléonien. Dans ses sections spécialisées - législation, intérieur, finances, guerre, marine - comme dans les séances plénières, s'élaborent toutes les réformes, toutes les codifications, selon un rythme qui décroit en fonction du travail déblayé, sans que le prestige de l' institution en soit pour autant affaibli. En outre, le Conseil d’État est représenté - aux côtés des Consuls, de ministres, sénateurs et enfin grands dignitaires - dans les Conseils privés qui se tiennent à partir de l' an X, occasionnellement, pour discuter de grands actes constitutionnels ou diplomatiques.
Au stade de l'exécution, les ministres viennent directement au-dessous de l' empereur. Situation ambiguë que la leur ; car si leur volonté et leur signature sont celles même de Napoléon et les placent très haut dans l' Etat, ils n'ont, comme le montre clairement Charles Durand [contre-amiral et gouverneur, 1761-1848] 9, que fort peu d'autonomie et de pouvoir de décision ; leurs opinions personnelles ne doivent pas prévaloir - il en est de même à l’échelon des préfets. Les Conseils des ministres ne sont que des réunions d'agents individuels présentant des rapports et soumettant des projets. L'un ou l'autre, dans les conseils d'administration spécialisés, a plus de chances de jouer auprès du Premier Consul ou de l'empereur un rôle consultatif direct : tel Chaptal [médecin & chimiste, 1756-1832 ; ministre de l'Intérieur 1800-1804 ; membre du sénat conservateur 1805-1814] après 1810, siégeant en permanence dans les conseils d'administration du commerce et des manufactures. Dans ces conseils d'administration, du reste, se retrouvent encore une fois des représentants des sections spécialisées du Conseil d’État, dont la compétence s'affirme ainsi à plusieurs niveaux. On reviendra, de surcroit, sur sa mission de formation pratique des hommes destinés à occuper les postes supérieurs dans toutes les branches de l'administration.
Un tel exécutif était-il fort hors de la personne même de Napoléon Bonaparte? La question se pose pour l'administration supérieure civile comme pour l'état-major. "Nous sommes tous accoutumés à être conduits pas à pas et nous ne savons pas improviser de grandes dispositions", avouait Decrès, ministre de la Marine. Charles Durand parle de "faiblesse du système en des circonstances anormales". Quand, en particulier, dut fonctionner dans des circonstances dramatiques, à la fin de l'hiver de 1814, le Conseil de régence, l'absence d'un véritable lieutenant politique de Napoléon se fit d'autant plus cruellement sentir que des trahisons étaient dans l'air : les conditions dans lesquelles l'empereur se trouva acculé à la défaite et à l'abdication en furent certainement modifiées.
Du Consulat à l'Empire
La logique et les mécanismes d'un pouvoir personnel et centralisé sont aisément intelligibles. Plus déroutantes, les formes dynastiques et rétrogrades qu'il revêt à partir de 1804, avec la proclamation de l' Empire héréditaire et la cérémonie du décembre sous les voûtes de Notre-Dame.
Le passage de la monarchie impériale peut s'interpréter en termes de psychologie individuelle ou familiale. L'appétit du pouvoir, mais aussi le goût pour ses apparences et ses parures se décèlent aisément dès les années 1800-1801. Bonaparte préfère les Tuileries des anciens rois au Luxembourg des Directeurs. Il y porte un habit rouge qui est un habit de cour, et le diamant "le Régent" y orne son épée ; il s'occupe de bonne heure de rétablir certains éléments des "maisons" de l'ancienne monarchie, et de l'étiquette.
Bonaparte, Premier consul, peint par Antoine-Jean Gros, 1802.
À l'égard de sa famille, il éprouve à la manière des Corses le sentiment de sa solidarité et de ses devoirs d' "enfant qui a réussi". Elle le lui rend sous la forme d'une jalousie et d'une avidité souvent mesquines ; au jour du sacre, les sœurs de l'empereur refuseront de porter la traîne du manteau de cérémonie de Joséphine, la créole qui a le tort d'être étrangère au clan. La famille pousse à la transformation dynastique et monarchique, dès les débuts du Consulat : habitué du salon catholique et réactionnaire d' Elisa, Fontanes écrit en 1800 un Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte. " Heureuse République s'il était immortel!... Si tout à coup Bonaparte manquait à la patrie, où sont les héritiers? Où sont les institutions qui peuvent maintenir ses exemples et perpétuer son génie? Le sort de trente millions d'hommes ne tient qu'à la vie d'un seul homme! " Lucien, ministre de l' Intérieur, candidat à une succession éventuelle, croit bon de faire diffuser ce texte comme brochure anonyme, et cette fausse manoeuvre en un temps où le Consulat reste menacé lui vaut d'être remplacé par Chaptal.
Mais le véritable sens de la légitimation et de la consécration du coup d’État de Brumaire, cinq ans après, est politique. Il se dégage de la double appréciation : de la situation intérieure de la France et de ses rapports avec les autres Etats indépendants de l' Europe. On sort ici du domaine des seules institutions.
2. La politique du pouvoir
À suivre...
Louis Bergeron, L'épisode napoléonien, Aspects intérieurs, 1799-1815, p. 18-23, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Editions du Seuil, 1972
6. V. Daline (9), p. 409-418.
7. Cité par Louis de Villefosse et Janine Bouissounouse (30), p. 93.
8. René Rémond (23), p. 224.
9. Biblio. n°4, t, I, p.154-165 ; et V, p. 814-828.
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