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Ministres et chefs d’État entrainent aujourd'hui dans leur sillage et dans leur carrière des "équipes" dont, jusqu'à un certain point, l'entourage de Bonaparte avant le coup d’État pourrait offrir l'équivalent. Dans les années décisives de son ascension, de 1796 à 1799, il a lié des relations durables à l'occasion des campagnes d'Italie et d’Égypte, dans la fréquentation de l' Institut, avec des compagnons d'armes, des savants, des artistes que l'on retrouve, après le Dix-huit Brumaire, aux tous premiers rangs de l'Etat, que ce soit dans des fonctions d'exécutions importantes ou dans les plus hautes dignités.
Ainsi Duroc [Géraud-Christophe-Michel, 1772-1813 ; général], aide de camp de Bonaparte en Italie et en Égypte, bientôt gouverneur du palais des Tuileries ; Berthier [Louis-Alexandre, 1753-1815 ; prince de Neuchâtel et Valangin, prince de Wagram ; maréchal d’Empire], chef d'état-major, promu ministre de la Guerre ; Menou [Jacques-François de Menou, baron de Boussay, dit Abdallah Menou, 1750-1810 ; général ; catholique converti à l' Islam] même, malgré la défaite et la médiocrité, nommé à divers gouvernements militaires en Italie. Denon reçoit la direction générale des musées. Mais les cas les plus intéressants sont peut-être ceux des hommes de science - mathématiciens et chimistes - à qui la considération de Bonaparte, qui ne s'est jamais démentie, a garanti à la fois une familiarité particulière avec le Premier Consul et l' Empereur, une ascension sociale exemplaire consacrant la place des "capacités" dans les nouvelles élites, et un rôle politique discret mais efficace.
Jacques-François de Menou, baron de Boussay, dit Abdallah Menou
Laplace [Pierre-Simon,1749-1827 ; "...il n'en vota pas moins la déchéance de l'empereur en 1814..."], examinateur de Bonaparte à l'entrée de l’École militaire de Paris en 1785, plus tard son collègue à l'Institut, et qui lui dédicace en 1799 les deux premiers volumes de sa Mécanique céleste, devient le premier ministre de l' Intérieur du Consulat : "erreur d'aiguillage" pour un homme qui se perd dans les détails. Mais Bonaparte le nomme parmi les premiers sénateurs, et, de 1800 à 1814, il occupe tour à tour dans cette assemblée les postes de secrétaire général, président, annuel puis vice-président, enfin depuis 1803 chancelier, nommé pour six ans, renouvelé, logé au palais du Luxembourg et recevant un traitant annuel de 72 000F, l'un des plus élevés de la hiérarchie civile - protégé dans ses enfants puisque quelques jours encore avant la première abdication, Napoléon prend son fils à son état-major personnel.
C'est encore au Sénat que l'on retrouve Berthollet. Savoyard et par suite, comme le Corse Bonaparte,Français par assimilation, il a organisé la commission scientifique de l'expédition d' Égypte, où il a administré le domaine et la monnaie à la satisfaction du général - par ailleurs son élève, à qui il a enseigné des notions de chimie. Nommé sénateur lui aussi dans la première fournée, il bénéficie de la création des premières sénatoreries en 1803 - marque spéciale de faveur puisque ces dignitaires avaient à remplir une fonction d'information politique et d'inspection administrative dans leur ressort, étendu sur plusieurs départements. Vice-président du Sénat à partir de février 1804, il joue un rôle personnel dans la préparation de la proclamation de l' Empire héréditaire. Sénateurs, encore, de l'an VIII : Monge [Gaspard, 1746-1818 ; géomètre], professeur à l’École militaire et membre de l'expédition d’Égypte, comte de Péluse ; Lacépède [Étienne, comte de Lacépède, 1756-1825 ; "...Il [Napoléon] lui donne une preuve manifeste de confiance en le nommant, en 1807, président du Sénat et en le confirmant dans ces fonctions, sans interruption, de 1811 à 1814 ; il est ainsi le seul sénateur à avoir présidé quatre fois cette assemblée. Pourquoi faut-il que celui qui avait été lié à son souverain par des liens aussi étroits ait éprouvé le besoin de se joindre aux sénateurs qui, le 2 avril, ont voté la déchéance ?..."] plus tard grand chancelier de la Légion d'honneur. Chaptal n'appartient pas à l'origine au même cercle, plus indépendant du reste par sa fortune et sa personnalité ; mais après son long passage au ministère de l' Intérieur, Bonaparte lui fait rejoindre ses collègues au Sénat, 1804, dont il devient ensuite le trésorier.
Gaspard Monge
Ainsi se dessinent, dès le niveau de l’anecdote ou du cas individuel, deux thèmes dans l'étude du recrutement du personnel napoléonien : celui du patronage - thème permanent que l'on retrouve à tous les étages de l'édifice politico-administratif et qui évoque aussi bien des pratiques anciennes de clientèle que le style des équipes modernes - et celui des "illustrations" nationales, appelées à constituer une constellation sommitale. On les retrouve intimement liés dans une institution telle que le Sénat,
conservatoire des gloires impériales.
Les promotions sénatoriales
Le Sénat, en effet, peut être envisagé sous deux aspects. Celui d'une institution appelée à remplir certains rôles dans l'ordre constitutionnel, judiciaire, et même législatif et administratif. 20 Mais aussi celui d'une institution sociale, dont le cadre s'est du reste élargi et assoupli avec les années, d'une sorte de microcosme où sont appelées à se regrouper un peu plus d'une centaine de hautes notabilités, dont les désignations successives composent progressivement l'image de l'élite sociale, dans sa stratification supérieure, telle que l'époque la conçoit - l'époque, c'est-à-dire dans quelque mesure les classes dominantes elles-mêmes, intervenant par le biais des candidatures sénatoriales proposées par les collèges électoraux de département, mais surtout le Premier Consul puis l'empereur, désireux de modeler la société française selon des critères partiellement relevés.
Une évolution est sensible à cet égard, de 1800 à 1804-1805 et au-delà. Les premières nominations portent la marque des amitiés et des complicités, autour du général Bonaparte, avant le coup d’État. On a déjà cité plusieurs des savants de l' Institut, installés sur le piédestal du Sénat ; il faut y ajouter Garat, Destutt de Tracy, Daubenton, Darcet, Lagrange. Les nominations de généraux, d'autre part, témoignent également du souci d'honorer en premier lieu l'armée, à laquelle la Révolution et la République sont principalement redevables de leur salut : d'où l'entrée de Kellermann, Sérurier, Lefebvre, Pérignon, d'Harville, Rampon... En 1801-1802, le conflit de candidatures entre Daunou [Pierre, Claude, François, 1761-1840], l'une des têtes de l'opposition libérale, et le général de Lamartillière, conflit résolu en faveur de ce dernier sous la pression directe de Bonaparte, met en évidence une orientation générale du recrutement autant qu'il est un épisode des tentatives d'organisation d'une opposition au nouveau régime. Néanmoins, le "premier Sénat" reçoit encore sa coloration la plus nette de la désignation de notabilités politiques modérés ayant appartenu aux Cinq-Cents et aux Anciens, choix contrôlé par Sieyès, et qui récompensa plus d'un médiocre et d'un obscur. Parmi eux se détachent d'anciens ministres : Lenoir-Laroche, Lambrechts, Garat, François de Neufchâteau. Quelques promus sont des survivants de la Constituante, comme le duc de Choiseul-Praslin ou Lanjuinais. On remarque en revanche la faible représentation des affaires : Perregaux, Lecouteulx de Canteleu, quelques négociants de Nantes, Bordeaux ou Marseille.
Le Sénat du Consulat à vie, porté à cent vingt membres dont une partie est désormais à la nomination directe du Premier Consul, ne s'enrichit plus guère de membres des assemblées révolutionnaires. Il accueille de préférence de grands serviteurs de l'Etat napoléonien : généraux, mais aussi ministres, Fouché, Abrial, conseillers d’État, Roederer, préfets et, déjà, ces grands notables se recommandant autant par leur naissance et leur fortune que par leurs fonctions : tel ce premier préfet de la Sesia [ancien département français en Italie, 1802-1814 ; chef-lieu, Verceil, Piémont] l' Italien Saint-Martin de la Motte [Jean François Félix, 1762-1818 ; "... Le 1er avril 1814, il vote au Sénat conservateur la création d'un gouvernement provisoire puis l'expulsion de Napoléon du trône de France], grand seigneur piémontais, savant académicien turinois, et riche de 60 000 livres de revenu.
Le Sénat de l'Empire achève à la fois de s'aristocratiser et de définir le niveau supérieur de la notabilité par les hauts échelons du service public.Une vingtaine de généraux, une dizaine de prélats, les princes et les grands dignitaires de la nouvelle noblesse y accompagnent le premier président de la Cour des Comptes, le grand-maître de l' Université, un inspecteur général, des magistrats, des conseillers d’État, cependant qu'un fort contingent italien, hollandais, belge et rhénan vient incorporer à l'élite sociale de l'empire les représentants d'autres aristocraties ou patriarcats de l'Europe occidentale.
Le personnel préfectoral
Sur un autre plan, l'analyse des dossiers des personnels des quelque trois cents préfets nommés depuis les premiers mois de 1800 jusqu'aux Cents-jours 21 permet d'identifier les principaux horizons de recrutement des cadres supérieurs de l'administration locale. Une nette majorité - peut-être 55% des préfets, et notamment tous ceux des débuts du Consulat - appartiennent à une génération d'hommes nés vers 1750-1770, dont les critères de sélection reflètent une certaine variété. Bonaparte disait qu'il ne connaissait personne, exprimant par là l'impossibilité de procéder personnellement à la recherche d'un nombre suffisant de candidats pour toutes les places importantes à pourvoir. Il n'empêche qu'une vingtaine de préfets étaient d'anciens camarades ou d'anciennes relations d'études, de garnison ; sept avaient fait partie de la commission scientifique de l'expédition d’Égypte, deux avaient joué un rôle diplomatique en Italie avant Leoben [le traité de Leoben, Autriche : accords de paix préliminaires conclus les 7 et 18 avril 1797 par Bonaparte, le marquis de Gallo, le comte de Merveldt, général-major. Le traité est confirmé et augmenté par un accord de paix final, le traité de Campo Formio, le 17 octobre de la même année] et Campo-Formio. Le seul vraiment marquant du reste, est Bachasson de Montalivet , ancien maire de Valence, préfet de la Manche, 1801-1804, puis de la Seine-et-Oise, 1804-1809 et futur ministre de l' Intérieur.
Traité de Leoben : esquisse pour un tableau commandé en 1806 pour la salle des conférences du Corps législatif et conservé au musée de Versailles. Guillaume Guillon Lethière, 1806.
Hyacinthe Arrighi, d'autre part, apparenté aux Buonaparte, fut préfet de Liamone puis de la Corse de 1803 à 1814. Une marge considérable s'offrait encore, on le voit, à l'exercice d'autres patronages. Dans l'entourage familial, celui des Beauharnais paraît s'être exercé avec une particulière efficacité au profit de sept préfets, tels Lezay-Marnésia dont la fille Adrienne avait épousé le comte Claude de Beauharnais, sénateur - union d'où naquit Stéphanie [Stéphanie Louise Adrienne de Beauharnais, 1789-1860], la future grande-duchesse de Bade. Dans l'entourage politique, en dehors du rôle joué par Lucien lors de son séjour assez bref au ministère de l' Intérieur, on décèle l'influence très cohérente et relativement massive de Cambacérès [Jean-Jacques, 1753-1824 ; il "...fut associé à la genèse de toutes les grandes institutions de l'Empire et à son oeuvre législative..."] et de Lebrun [Charles François, 1739-1824 ; troisième consul et architrésorier (Grand Trésorier) de l’Empire]. Lors des premières nominations de 1800, ils ont visiblement "poussé" les titulaires de deux groupes de préfecture - dans le Midi pour le montpelliérain Cambacérès dans l'Ouest, le Bassin parisien, l'Est pour le normand Lebrun. En voici le tableau :
Patronage de Cambacérès
- Alpes-Maritimes : Florens
- Hérault : Nogaret
- Ariège : Brun
- Hautes-Pyrénées : Lannes
- Lozère : Jerphanion
- Loire : Imbert
- Rhône : Verninac Saint-Maur
- Loiret : Maret
Patronage de Lebrun
- Manche : Magnytôt
- Ille-et-Vilaine : Borie
- Finistère : Didelot
- Eure-et-Loir : Delaître
- Oise : de Cambry
- Pas-de-Calais : Poitevin de Maissemy
- Aube : Laloi
- Yonne : Rougier de la Bergerie de Bléneau
- Meurthe : Marquis
- Puy-de-Dôme : Ramey-Sugny
Portrait de Stéphanie de Beauharnais vers 1806-1807
À quoi il faut ajouter, en 1805 et 1806, les nominations respectives de ses gendres Godard d' Aucour de Plancy dans la Doire [ancien département français en Italie, 1802-1814 ; capitale Ivrée, Piémont], et Chabrol de Volvic dans le Montenotte [ancien département français en Italie, 1805-1814 ; capitale Savone, Ligurie ] ; plus tard encore, celle de Busche, parent de Madame Lebrun, dans les Deux-Sèvres,
1813.
Plus largement, le système de relations personnelles ou familiales a certainement joué en faveur de deux bonnes douzaines de carrières. Les gens en place n'ont pu que servir celles de leurs fils, les Roederer, les Barante, les Régnier, les Treilhard, de leurs gendres, de leurs frères, les deux Berthier, les deux Maret, les deux Lannes, les deux Soult, de leurs beaux-frères - plusieurs liens de parenté ayant
d'ailleurs pu jouer simultanément.
Au-delà de cette réalité sociale, importante et significative, mais qui ne rend bien sûr pas compte de tous les cas, quelles filières de recrutement reconnaître? Les préfets avaient certes des antécédents politiques. Près de soixante-dix d'entre eux avaient appartenu aux assemblées révolutionnaires : une vingtaine à la Constituante, une trentaine à la Législative, aux Anciens ou aux Cinq-cents, un peu moins à la Convention, près de la moitié ayant siégé dans plusieurs assemblées. Leurs "couleurs" étaient fort variées : Thibaudeau, Jeanbon-Saint-André ou Dumont rappelaient la Montagne ; Doulcet de Pontécoulant et Riouffe, la Gironde ; Frochot ou Mounier, le monarchisme libéral des débuts de la Constituante. Cet amalgame était bien dans l'esprit d'un régime qui voulait effacer le souvenir des luttes. Toutefois il semble bien que les capacités administratives aient été prises en considération dans une proportion supérieure. Une soixantaine de préfets, tout particulièrement ceux de la première fournée, avaient été membres ou présidents des administrations départementales sous le Directoire [Régime qui gouverna la France depuis la fin de la Convention nationale, 26 octobre 1795, [4 brumaire an IV] jusqu'au 9 novembre 1799 (18 brumaire an VIII).], ou commissaires centraux du Directoire auprès de ces administrations, ou maires de grandes villes. Ainsi d' Herbouville, maire de Rouen et président de l'administration de la Seine-Inférieure, nommé préfet des Deux-Nèthes [ancien département français, 1795-1814 ; chef-lieu, Anvers] en 1800 ; Garnier, commissaire central de la Seine, préfet de Jemmapes ; Balguerie, président de l'administration de la Gironde, préfet du Gers, etc. Une vingtaine d'autres avaient exercé des fonctions analogues dans les pays occupés, plus tard dans les Etats satellites, pour le compte de l'administration de la Guerre. Pour d'autres, l'apprentissage avait pu se faire depuis Brumaire dans le secrétariat général d'une préfecture, dans un poste de conseiller de préfecture ou, plus généralement, dans une sous-préfecture. Plus tard, pour les 37% de préfets nés entre 1776 et 1787, et qui souvent recevront leur affectation de préfet avant d'avoir atteint la trentaine, l'antécédent immédiat aura été le stage d'auditeur auprès du Conseil d’État, l'étape intermédiaire de sous-préfet disparaissant alors le plus souvent. Sur 300 cas, on relève dans les dossiers personnels environ 60 carrières intégrant l'auditorat.
Restent à examiner les antécédents professionnels autres que ceux de l'administration civile générale, et les appartenances sociales. 53 préfets sont venus, directement ou lointainement, de la carrière des armes, dont 20 étaient des généraux et 33 des officiers supérieurs. Plus de la moitié d'entre eux étaient issus de la noblesse de l'Ancien Régime.
À suivre...
Louis Bergeron, L'épisode napoléonien, Aspects intérieurs, 1799-1815, p. 66-72, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Editions du Seuil, 1972
20. Jean Thiry, Le Sénat de Napoléon, 1800-1814, Paris, 1932.
21. Les éléments de ces dossiers ont été publiés, mais sans aucun effort d'exploitation ni de commentaire, par Jean Savant, Les préfets de Napoléon, Paris, 1958.
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