L'épisode napoléonien, aspects intérieurs, 1799-1815, épisode V

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  Le dépositaire de ces compétences multiples, le partenaire privilégié de ces échanges épistolaires, c'est le préfet. Non point, d'ailleurs, qu'il doive en résulter le moins du monde pour lui l’exercice d'un quelconque pouvoir. Dans les deux sens, entre le gouvernement et les administrés, il doit au contraire faire preuve de transparence et de neutralité, assurer l’exécution des ordres et la transmission des informations. On se demande s'il faut voir en lui un agent, ou un "support" d'une exceptionnelle qualité. "Ils n'ont le droit de proclamer ni leur propre volonté, ni leurs opinions", Lucien Bonaparte. "La chaîne d'exécution descend sans interruption du ministre à l' administration et transmet la loi et les ordres du gouvernement jusqu'aux dernières ramifications de l'ordre social avec la rapidité du fluide électrique",
Chaptal .
  Si l'uniforme qu'il porte ne promet donc pas le préfet aux joies du proconsulat, il lui impose en revanche de singulières qualités de dévouement, d'observation, de souplesse autant que d’aptitudes à incarner l’autorité. "Vos attributions ", annonçait l'une des premières circulaires de Lucien Bonaparte, "embrassent tout ce qui tient à la fortune publique, à la prospérité nationale, au repos de vos administrés." C'était indiqué, au-delà de la fonction de contrôle de l'ensemble des secteurs administratifs, à l'exception du secteur militaire, une mission politique au sens le plus large du terme. Le Premier Consul comptait sur les préfets pour faire passer dans la vie quotidienne l'image du régime réparateur. Ils sont donc au premier chef responsables de l'ordre local que ne doivent plus troubler les querelles, désormais tenues pour périmées, des partisans et des adversaires de la Révolution. Émigrés rentrés, radiés et amnistiés ; anciens jacobins et "terroristes" ; artisans qui se réunissaient clandestinement pour chanter la Marseillaise ou célébrer la fête du Dix Août ; esprits indépendants tels que notaires, avocats, hommes de loi, gens de lettres ; réunions de clubs, académies, loges..., autant de sujets de préoccupation, d'occasions d'enquêtes, de constitutions de dossiers, de rédaction de rapports sur l' "esprit public". Il fallait aussi s'assurer des conditions dans lesquelles entraient en application les grandes mesures pacificatrices, où s'exécutaient les obligations les plus désagréables aux populations. Ainsi du Concordat : l'installation des nouveaux curés risquaient de ressusciter des conflits de personnes autour des anciens constitutionnels ou réfractaires ; du paiement des contributions, et notamment des droits réunis dont la perception pouvait donner lieu à des incidents lors des inventaires de récolte dans les départements de vignobles - ainsi ceux de l'Ancien Régime ; et naturellement de la conscription, avec ses séquelles : insoumission et désertion. Malheur, alors, au préfet dont les limites départementales enferment de vastes étendues boisées, comme dans l' Yonne, où de Bléneau, un homme de la vieille monarchie, évoque les habitants "à demi sauvages" du canton de Quarré-les-Tombes. Un préfet, d'ailleurs, hésite beaucoup à user de la repression, à la fois parce qu'une telle nécessité pourrait laisser supposer en haut lieu que son administration a été défaillante, et parce que ce recours risque de rendre plus difficiles les relations ultérieures avec la population ; toutefois Méchin [1772 – 1849], préfet de Caen, se voit bien obligé en 1812 de remettre sur les émeutes frumentaires  [depuis 1810, la région de Caen connaît une crise notamment dans l’industrie. À cela s’ajoute une mauvaise récolte du blé en 1811. En conséquence, le prix du grain, élément de base de l’alimentation, augmente. De plus les neiges et pluies ont été particulièrement importantes en janvier 1812 avec des inondations, principalement dans le Pays d’Auge. Tout ceci entraîne la cherté des grains, surtout à partir de février, du chômage, de la mendicité et des abandons d’enfants. Les mendiants se font de plus en plus nombreux dans les rues de Caen. Un dépôt de mendicité est ouvert le 1er février 1812 dans les locaux de l’abbaye aux dames...] de la fin de l' hiver un rapport qui conduit Savary à envoyer 4 000 hommes dans le Calvados, pour appuyer une opération de repression judiciaire destinée à servir d'exemple.

 

 Alexandre Méchin, préfet du Calvados

   L'activité d'un préfet comporte aussi des aspects plus positifs. Il lui revient de préparer l' affermissement des nouvelles structures administratives en recherchant les personnes aptes à remplir des emplois, par leur famille, leur fortune, leurs capacités ou leurs opinions : de là l'importance de la "statistique morale et personnelle". Il doit présider les manifestations - à vrai dire de plus en plus espacées et sommaires - de la vie politique : plébiscites, prestations de serment, établissement et révision des listes des citoyens les plus imposés et des membres des collèges électoraux, préparation des visites du Consul ou de l' empereur. Il a enfin à suivre et à encourager  la vie économique dans tous ses aspects. Lucien Bonaparte n'avait-il pas aussi joint cette recommandation  : "Pour affermir la paix dans votre département, détournez vers les notions de l'économie politique ce qui reste d'agitation qui succède aux mouvements d'une grande révolution." L'économie, certes, était encore une fois la sécurité publique d'abord. Le problème des subsistances restait préoccupant, surtout si le département était habituellement ou fréquemment déficitaire en grains. Partout le préfet se tenait au courant de la régularité de l' approvisionnement des marchés, de la liberté de circulation des grains, de leurs prix, relevés par quinzaines et par arrondissements, des prévisions de récolte. En période de crise, il pouvait prendre des mesures exceptionnelles, dont le tableau rappelle à la fois la "police" de l' Ancien Régime et la Terreur : déclaration obligatoire des stocks de farines et de grains, sous peine de visites domiciliaires ; réquisitions, au besoin à l'aide de la gendarmerie, chez les propriétaires et les blatiers [commerçant en blé, ou en grains] ; importation éventuelle à partir de départements excédentaires ; vente obligatoire sur les marchés, à un prix taxé ; interdiction de moissonner avant parfaite maturité des
grains, fixation de la date des débuts des travaux, etc.
  Non moins régulièrement, les préfets, créés en un temps où la statistique démographique et économique se faisait tant bien que mal sa place dans les administrations centrales, dépensaient leur énergie et leur talent - ou celui de leurs collaborateurs, les secrétaires généraux des préfectures notamment - en réponses aux questions les plus variées et les plus étendues que posait le ministre de l' Intérieur. Avec le rapport politique, le mémoire statistique ou l'état de situation figurent parmi les pièces les plus représentatives de la "littérature" préfectorale. "Des faits constatés, voilà proprement les seuls principes des sciences", avait averti Condillac [Étienne Bonnot de Condillac ; 1715-1780 ; abbé de Mureaux, précepteur de l’infant Ferdinand, duc de Parme, petit-fils de Louis XV ; fut membre d'un grand nombre d'académies ; auteur d'un Cours d’Étude en 16 volumes, comprenant la Grammaire, l'Art d'écrire, l'Art de penser, l'Art de raisonner, l'Histoire ; son ouvrage capital est le Traité des Sensations, contenant toute sa doctrine, qui parut en 1754] : c'est bien dans cet esprit que Lucien Bonaparte et ses successeurs ont voulu fonder l'action du gouvernement sur des connaissances exactes et positives. Certains, tel Beugnot [Jacques-Claude ; 1761-1835 ; né à Bar-sur-Aube ; après le 18 Brumaire, il devient conseiller particulier de Lucien Bonaparte. Il se voit alors confier le choix des premiers préfets et la rédaction de la circulaire du 21 ventôse an VIII, 12 mars 1800, relative à leurs attributions] préfet de la Saine-Inférieure de 1800 à 1806, ont mis une passion personnelle à se mettre au courant d'une façon tout à fait intime des activités de leur département : Beugnot ignorait rien des techniques, des machines, des hommes, des salaires et des capitaux, des prix de revient ou des conditions de la concurrence internationale en ce qui concernait les industries textiles et les activités associées, dans la région rouennaise ou le pays de Caux. Zèle qui, paradoxalement, l'empêcha d'aboutir à la rédaction de la statistique départementale, parce que trop bien préparée. 14
  En somme, la préfecture pouvait aussi bien être tenue par des personnages ternes et sans reproche, ou, au contraire, grâce à la marge d'initiative administrative locale importante qu'elle comportait, provoquer l' épanouissement d'une sorte de génie. Ce dernier cas est sans nul doute celui d'un Adrien de Lezay-Marnésia [1769-1814], préfet de Rhin-et-Moselle de 1806 à 1810, puis du Bas-Rhin de 1810 à 1814. 15 Ce noble jurassien, formé au Carolinum de Brunswick [Collegium Carolinum fondé en 1745 par Charles Ier, duc de Brunswick-Lunebourg. Aujourd’hui, Université technique Carolo-Wilhelmina] et à l'université de Göttingen, disciple de Rousseau et de Pestalozzi [Johann Heinrich, 1746-1827 ; pédagogue éducateur et penseur suisse, pionnier de la pédagogie moderne], émigré sans conviction et porté vers une République  des propriétaires, était un homme des Lumières rallié à Bonaparte après la paix de Lunéville. Bien qu'il eût commencé une carrière de diplomate, comme ministre à Salzbourg en 1803, il trouva dans l'administration départementale sa vraie mesure. "Pour tout peuple, ce n'est que par l'administration que le gouvernement peut être aimé. Tant vaut l'administration, tant vaut l'administré." À Coblence, il installe des Rhénans à des postes de responsabilité. À Strasbourg, à la fin de l' Empire, il reste le plus libéral des préfets ; avec "l'impatience du rationaliste convaincu de la justesse de ses idées", il créé une école normale, encourage les vaccinations antivarioliques, le développement de cultures fourragères et industrielles, veille à l'entretien des chemins vicinaux en rétablissement une "corvée", créé des commissaires cantonaux - bientôt désavoués par Paris - qui sont des notables qui sont chargés de parcourir le département pour l'informer de l'état de l'opinion. Réforme, liberté, bonheur : un homme qui a cru trouver sous l'autorité de Napoléon les conditions favorables à la mise en oeuvre de la philosophie sociale du XVIIIe siècle. 

 

 Sculpture du préfet Lezay-Marnésia, musée de Strasbourg. M.Bertola

  Le jugement d'ensemble sur l'administration préfectorale et sur le renforcement de la centralisation administrative reste difficile à porter. Napoléon a-t-il été mieux au fait des affaires de son empire, et mieux obéi que n'avait jamais pu l'être un Bourbon au temps de l' absolutisme? Il a personnellement tout fait pour tenir ses fonctionnaires en main, s'informant de leur activité et les déplaçant, les blâmant ou les félicitant même quand une campagne le retenait au fond de l' Europe ; comme les préfets eux-mêmes faisaient la tournée des communes, l'empereur faisait celle des départements, et des traversées rapides paraissaient lui suffire pour corriger sur place certaines fausses perspectives édifiées par la prose administrative. Pourtant Montalivet s'inquiétait : "En général, les préfets ne disent que ce qu'ils veulent et comme ils veulent. Ce que je vois de plus clair, c'est que nous ne savons rien de ce qui se passe." À l'inverse, un esprit indépendant comme Joseph Fiévée [1767-1839 ;" Joseph Fiévée est vraiment un « inconnu de l'Histoire ». De celui-ci on a gardé le souvenir d'un journaliste conservateur, qui avait collaboré sous la Révolution, notamment à la Chronique de Paris, et d'un romancier qui avait connu le succès avec un seul de ses romans, La dot de Suzette, peinture de la société française sous le Directoire. Jean Tulard nous révèle un autre Fiévée : le conseiller secret de Napoléon..."], lui-même préfet, critiquait la nullité de l'administration préfectorale, ainsi que l'a rappelé G.Thuillier. " La manie de régler de Paris jusqu'aux plus petits détails empêchera les administrateurs de se former ; aussi suis-je convaincu que jamais qu'il est raisonnablement impossible de dire la différence qu'il y a d'un bon ou mauvais préfet", 1810. "On a pris la force aveugle de tout agent d'une autorité violente pour du pouvoir administratif, et cette erreur sera mortelle pour l'administration..." "J'ai eu l'honneur d'être préfet et je n'ai jamais eu la prétention de diriger l'opinion publique de mon département. J'avais même la certitude alors que je ne dirigeais pas l'opinion publique de mon antichambre." Ainsi que le souligneront bientôt, au début de la Restauration, Tocqueville et Royer-Collard [Pierre-Paul, 1763-1845 ; professeur d'université et académicien ; secrétaire de la première commune de Paris en 1792 ; député aux Cinq-Cents en 1797, il fut exclu de cette assemblée au 18 fructidor ; député depuis 1815 jusqu’à sa mort, en 1827 il fut élu dans sept collèges et il présida la Chambre en 1828...] la Révolution puis la dictature napoléonienne n'ont rien laissé subsister entre une administration centrale puissante par ses commis et par ses délégués, et la poussière des individus-administrés.

 

 Joseph Fiévée

  Du moins Napoléon s'était-il fortement préoccuper de subsister, à l'empirisme des premiers choix, une formation systématique des futurs sous-préfets, préfets, magistrats, fonctionnaires de toutes les branches de la haute administration : c'est le sens de la création, en 1803, des auditeurs au Conseil d’État 16 , dont il accrut sans cesse le nombre. En 1813, un quart des préfets déjà étaient passés par là : ainsi se préparait une relève par une génération nouvelle d'hommes formés sous les yeux du maître dans la pratique des affaires. Filière attrayante pour des jeunes gens de la bourgeoisie aisée ou de l'ancienne aristocratie, "fils, gendres ou neveux des ministres, sénateurs, conseillers d’État, généraux, préfets", bien faite pour accélérer les ralliements et développer les fidélités personnelles.

2. L'effort de contrôle de la société

La justice
  La réforme judiciaire fait partie du même "train" de grandes mesures d'ordre administratif que la création des préfectures, dans les tous premiers mois du Consulat.   

À suivre...

Louis Bergeron, L'épisode napoléonien, Aspects intérieurs, 1799-1815, p. 34-39, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Editions du Seuil, 1972 

14. Sur les enquêtes de l'époque napoléonienne, voir Bertrand Gille Les sources statistiques de l'histoire de France, Paris et Genève, 1964. 

15. Charles Eckert, "Vie et action d'Adrien de Lezay-Marnésia", saisons d' Alsace, n°11, 1964, p. 13-60.

16. Charles Durand, Les Auditeurs au Conseil d’État de 1803 à 1814, Aix-en-Provence, 1958.

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