Au contraire des turbines, le ridicule ne tue pas, lui! Sinon, la représentation de l' Etat " dans les collectivités territoriales de la République, le représentant de l’État, représentant de chacun des membres du Gouvernement, a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois », le Corps préfectoral, Article 72, Constitution de la Veme République, aurait fait exploser son budget "enterrement" corrélée à l'augmentation exponentielle des autorisations pour les EnR en général et l'éolien en particulier. La situation prêterait à rire si elle n'était pas si dramatique pour les écosystèmes et...la population. Il aura donc fallu une nouvelle exécution d'une buse sur cette ZI par l'éolienne T20, juin 2020 et, la succession de six préfets "migrateurs", depuis son inauguration, 2010, pour que les autorités finissent pas admettre ce que les associations locales ont toujours dénoncé, à savoir que l'éolien TUE, et qu'elles prennent les décisions en conséquence.
Pourquoi faire simple, interdire tous les projets éoliens de France et de Navarre, quand on peut faire compliqué... Cette nouvelle donne est-elle susceptible d'influencer positivement la décision à venir de monsieur le préfet concernant le projet de 8 éoliennes, dit "Le Langrois", porté par le même "chasseur de primes", situé sur le même secteur, en plein coeur du Parc national? À suivre...
Levons tout de suite une équivoque. En théorie, seul un complot
militaire eût présenté à la fois un réel danger et, s'il eût été
solidement préparé en liaison avec des opposants civils, une
signification politique claire. En apparence, le danger existait : dans
certaines armées comme celle de l'Ouest, bientôt désœuvrée et
indisciplinée, ou du Rhin, où le sentiment républicain demeurait vif ;
chez certains chefs militaires : réellement jaloux et ambitieux, comme
Bernadotte ; de grand prestige militaire et moral, comme Moreau :
irresponsables et impulsifs, comme Malet [Claude-François
de, 1754-1812 ; général, initiateur de la conspiration contre Napoléon,
1812 ; En 1812, la Grande Armée est en Russie, avec l'Empereur. Les
communications sont difficiles, les courriers mettent quinze jours pour
apporter les bulletins à Paris. Dans ces conditions, Malet annoncera la
mort de Napoléon survenue en Russie, la chute du régime impérial et la
constitution d'un gouvernement provisoire..]. Mais les armées ont été éloignées et dispersées, notamment à l'occasion de l'expédition de Saint-Domingue [février-juin 1802]. Les grands chefs militaires ont surtout manifestés de l'irrésolution,
exhalé de la mauvaise humeur plutôt que fomenter effectivement la
sédition. Leurs contacts très réels avec les Idéologues, Mme de Staël,
les opposants du Tribunat et plus tard du Sénat, ont-ils dépassé le
stade de l'opposition de salon? Ménagés dans leurs personnes tout en se
trouvant réduits à l'impuissance, ces opposants ont toujours été
paralysés, en fin de compte, par l'admiration qu'ils conservaient malgré
tout au "tyran", aux aspects positifs d'une admiration éclairée ;
gagnés, aussi, par la conscience du décalage inévitable entre les
institutions idéales - qu'un Destutt de Tracy, par exemple, continue de
définir dans son Commentaire sur l'Esprit des Lois, écrit en
1806-1807- et les possibilités d'insertion de l'idéal dans la pratique
politique. Il est vrai que, la haine commune pour Napoléon Bonaparte
aidant, un front provisoire pouvait se constituer derrière un général
entre Idéologues ou républicains, et royalistes. Tout de même, la
rivalité des polices aidant, et compte tenu de la part de comédie ou de
calcul que pouvait recéler l'attitude de Bonaparte, prompt à grossir les
menaces pour les exploiter dans le sens d'un renforcement de son
autorité, on persiste, à propos du "complot des généraux" du
printemps de 1802 ou de la participation de Moreau à celui de Cadoudal
en 1804, à mal démêler le vrai de l’imaginaire, la conspiration de la
provocation. L'éloignement ou le bannissement pour les principaux
protagonistes, la disgrâce de Fouché en 1802-1804 sont des mesures
apparemment destinées à décourager les opposants d'aller plus loin,
plutôt que des sanctions majeures. Cependant un épisode de l'opposition
militaire semble avoir eu une signification beaucoup plus grave : il
s'agit de l'affaire Malet. Une première fois, en 1808, ce général
républicain avait projeté de renverser l'Empire, peut-être avec la
complicité de Fouché et de Talleyrand, fait qui donne à l'entreprise
toute sa dimension intérieure et internationale. Emprisonné, puis
interné, il s'échappe en 1812 et il s'en faut de peu qu'il ne réussite à
neutraliser toutes les autorités civiles et militaires de Paris,
ridiculisant, notamment les préfets Pasquier et Frochot. Cette fois, les
connivences paraissent avoir été du côté de l'opposition catholique
ultramontaine ; mais surtout, le climat général était à la fin de 1812
beaucoup plus favorable à une réussite du coup de force : éloignement de
l'empereur, pressentiment des revers militaires, crise économique.
J.Tulard pense qu’en cette occasion s'est véritablement révélée la
précarité du pouvoir impérial. Fragilité des institutions, absence
d'enracinement de la dynastie, manque de loyauté de la "classe militaire"
- tout a failli favoriser l'audace d'un officier dont les mobiles, au
reste, étaient probablement d'ordre psychologique et individuel.
Revenons à l'attentat proprement dit. Cette forme d'opposition a
principalement sévi sous le Consulat. Bien que les conspirateurs
jacobins ou babouvistes puissent sans doute revendiquer la
responsabilité d'avoir entrepris les premiers la fabrication d'engin
explosifs, ils ne sont jamais arrivés jusqu'à l'exécution de leurs
projets. La conjuration de Ceracchi et Arena
[Giuseppe, 1751-1801 ; sculpteur ; Joseph Antoine, 1771-1801 ;
adjudant-général. Tous les deux ont participé à la conspiration des
poignards ou complot de l'opéra, visant à assassiner le premier consul
le , à la sortie d'une représentation de l'opéra Les Horaces],
notamment, a été éventée et exploitée par la police d'une façon qui a
facilité l'élimination des opposants républicains extrémistes.
Exécution de Topino-Lebrun, Arena, Ceracchi et Demerville : [dessin]
Duplessi-Bertaux, Jean, 1750?-1819. Dessinateur. @gallica.bnf.fr
En revanche c'est aux royalistes que revient le demi-succès de
l'attentat de la rue Saint-Nicaise, exécuté, mais sans que l'objectif
fut atteint. En 1804, le projet d'enlèvement du Premier Consul et de
restauration des Bourbons, conduit par Cadoudal et ses complices, n'est
pas arrivé à son accomplissement et, d'ailleurs, a sans doute été
partiellement suscité par une provocation policière. En tout cas,
l'action des royalistes repose sur l'expérience, les moyens, les réseaux
accumulés ou mis en place au cours de dix ans de luttes
contre-révolutionnaires. Les conspirateurs peuvent compter, hors de
France, sur les princes émigrés et sur l'Angleterre ; en France, sur des
"planques" parisiennes, sur des hommes de main recrutés dans les
provinces royalistes de l'Ouest et du Midi, dont les soulèvements
doivent se déclencher en cas de succès. Un Hyde de Neuville [Jean-Guillaume, 1771-1849 ; député, ambassadeur aux États-Unis, 1815-1821, ministre de la Marine, 1828-1829], agent du comte d'Artois, a en 1800 sa police de Paris. Les recherches de la police, le procès de "Georges"
et de ses complices, les lourdes condamnations qui l'ont clôturé, vingt
condamnations à mort, ont, à l'automne de 1803 au printemps 1804,
effectivement contribué à démanteler les organisations royalistes, à
Paris au moins, cependant que la férocité exercée sur le duc d'Enghien,
chef supposé d'une insurrection à venir était conçue pour inspirer la
terreur. Mais, note J.Tulard, "l'Ouest, notamment la Sarthe, la Mayenne, le Maine-et-Loire et la Loire-Inférieure, demeure assez peu sûr",
au moins jusqu'en 1808-1809. Au-delà, on observe le passage à un autre
type d'action : sociétés secrètes, sous le couvert d'associations de
piété ou de charité.
Jean-Guillaume
Hyde de Neuville :"Ce qu’on nommait ancien régime ne peut revenir. La
monarchie réclame le roi légitime ; mais le temps prescrit de grands
changements dans l’organisation de la monarchie. Il est des monuments
que les révolutions brisent et qu’il n’est plus au pouvoir des hommes de
réédifier..." Mémoires
Il ne faut qu'un instant pour trancher
le fil d'une vie, quand bien même cette vie parait devoir se prolonger
dans celle d'un héritier légitime. Toutes les polices, d'autre part,
peuvent avoir leurs complaisances, leurs trahisons ou leurs erreurs.
C'est pourquoi l'écume des actes de violence, venue si souvent troubler
la sérénité apparente des "eaux" politiques, doit être prise en
considération même si l'ampleur de ce qu'elle recouvre reste difficile à
apprécier. Toutefois, les précautions dont le régime napoléonien a dû
constamment s'entourer ne doivent pas dissimuler qu'il a trouvé un atout
d'une immense valeur dans l'absence de mouvements révolutionnaires de
masses. Il faut rendre compte de cette absence, sans oublier qu'elle
n'exclut pas les mécontentements, et le développement de ripostes
populaires spontanément adaptées aux motifs de ces mécontentements. Le
tout pouvant aboutir à une instabilité à la fois sporadique et
endémique, des régions rurales en particulier.
La désorganisation politique des masses populaires Sous le Consulat et l'Empire, note J.Tulard, "l'atrophie de la vie politique (est) due à l'éloignement du forum des masses populaires".
Cela est vrai, bien sûr, et c'est bien pour cela que la Révolution est
pleinement terminée. Mais cela n'est pas neuf en Brumaire, puisque la
violence populaire sous sa forme d'organisation politique a cessé d'agir
bien avant Thermidor, et que sous sa forme insurrectionnelle elle a
disparu de la rue parisienne depuis Prairial. Cela n'est pas étonnant
non plus, compte tenu de ce que le mouvement sans-culotte et la brève
tentative d'exercice direct de la démocratie qui lui fut associée,
avaient été principalement le fait de minorités militantes, et que ces
minorités ont été victimes d'une destruction systématique depuis la
chute de Robespierre. Dans un livre récent, R. Cobb 39, excellent
analyste de la vie politique des masses rurales et urbaines, a ramené
l'attention sur les modalités multiples de cette destruction :
désarmement en l'An III, effectif jusque dans les villages ;
emprisonnement temporaire de nombreux militants désarmés, 5 000 à Paris,
peut-être 90 000 pour toute la France, que leur séjour en prison
accule au chômage ou à la ruine ; perfectionnement des méthodes de
répression policière ; dispersion par l'exil, sous les formes de l'envoi
aux armées ou en résidence surveillée. Mais aussi, huit années de
Terreur blanche [nom donné aux mouvements contre-révolutionnaires dirigés par les royalistes contre leurs adversaires. Larousse], 1795-1803, de véritable "anarchie sanguinaire"
dans des régions telles que le Sud-Est et la vallée du Rhône, où se
donnent libre cours tous les raffinements de la cruauté : la Terreur
blanche, a deterrent to popular militancy [un instrument de dissuasion du militantisme populaire],
une guerre de classe autant que l'expression d'une vengeance politique,
soutenue par la complicité des autorités judiciaires. Le mouvement
populaire se trouve réduit à une conspiratorial élite [élite de conspirateurs],
au sein de laquelle l'influence de réfugiés politiques italiens fait
prévaloir la tactique de l'attentat individuel, différente par nature
des modes d'action propre aux masses.
Des bandes armées, « Amis de la justice et de l'humanité », « Compagnons de Jéhu », « Compagnons du Soleil »..., qui perpétraient la Terreur blanche dans les départements en massacrant les républicains. "La Grotte de Ceyzeriat", illustration par Gustave Doré. Bibliothèque de Bourg-en-Bresse
Mais, souligne R.Cobb, il peut y avoir des formes négatives du militantisme populaire : ainsi de la non-participation des sans-culottes au évènements des 9 et 10 thermidor. Ajoutons : ainsi de l'indifférence profonde des Parisiens, au-delà de quelques remous de surface, aux différents complots antinapoléoniens et aux procès qui leur furent associés. Et surtout, la protestation populaire en revient à des formes classiques dont l'examen permet seul de reconstituer la trame quotidienne d'une vie politique dans laquelle la dispersion des incidents bien localisés n’enlève rien à l'authenticité et à la vigueur des réactions.
Les conséquences politiques des crises économiques Napoléon a toujours considéré qu'avec la victoire militaire, l'abondance et le bas prix du pain constitueraient les bases indispensables de sa popularité. C'est bien ce qui fit son inquiétude en 1812, quand la défaite militaire vint malencontreusement prendre le relais de la disette auprès d'une opinion déjà lasse. Certes, le Consulat et l'Empire ont bénéficié d'une nette récession des mauvaises récoltes, entre 1802 et 1810. Ce n'est pas à dire que, ni en 1801-1802, ni en 1811-1812, il n'ait pas eu à surmonter de sérieuses difficultés, du fait de la résurgence de troubles de subsistances du type habituel sous l'Ancien Régime, troubles dont la coloration politique ne laissait pas d'être aussi inquiétante que le désordre immédiat ou les affrontements sociaux qui en résultaient. Il faut distinguer, en fait, entre les évènements urbains et les perturbations rurales. Dans les villes, les concentrations des moyens de répression policière, judiciaire, militaire atteignait son maximum d'efficacité. Le recours aux approvisionnements extraordinaires étaient facilité, par rapport aux crises de l'Ancien Régime, par l'extension de la domination française en Europe : R. Cobb note qu'en 1812 Paris, la Normandie, la Somme, le Nord connurent une détente alimentaire assez rapide grâce à des importations massives en provenance des pays rhénans et de Hollande, tandis que Lyon se trouvait de même soulagée par des importations venues de Souabe et du Palatinat. Déjà, en 1801-1802, le gouvernement avait prévenu toute agitation à Paris en confiant à des compagnies de fournisseurs le soin de mobiliser rapidement les excédents des départements réunis ou de l' Europe septentrionale. Au cours des années agricoles euphoriques qui suivirent, il avait constitué, toujours par le recours à l'initiative privée, des magasins de réserve parisiens - 300 000 qx de blé, 30 000 sacs de farine - qui toutefois ne remplirent pas parfaitement leur rôle dans la crise de 1811-1812. Au paroxysme des difficultés, les pouvoirs publics eurent l'habilité de reprendre à l'an II sa politique du maximum et de la réquisition des stocks, et la taxation du pain à 18 sous en mars 1812 causa autant de satisfaction chez les pauvres que de scandale chez les "honnêtes gens". D'autre part, beaucoup de préfets et de sous-préfets eurent l'habileté de préférer, au lieu du recours systématique et immédiat à la gendarmerie, l'incitation à un effort de charité de la part des notables : l'organisation de nombreuses soupes populaires a contribué à réduire les tensions, et les ventres affamés y trouvèrent leur compte autant que les amateurs de décorations et de félicitations officielles. Malgré tout, un nombre appréciable de moyennes et petites villes connurent des incidents graves, notamment Issoudun à la fin avril 1812, et surtout Caen, de mars à mai en particulier. L'émeute du lundi 2 mars ["...des Caennais se pressent le matin du 2 mars 1812 à la halle aux grains de la place Saint-Sauveur. Ils réclament du « travail et du pain ». Rapidement alertés, le préfet du Calvados, Alexandre Méchin, et le maire de la ville, Jacques-Guy Lentaigne de Logivière , après avoir informé le colonel Guérin, commandant la 2e légion de gendarmerie, arrivent sur les lieux, accompagnés des seuls deux gendarmes alors disponibles. Ils sont accueillis par des quolibets..."] qui prit les autorités au dépourvu, était une émeute du marché aux grains, déclenchée par la population misérable du faubourg de Vaucelles - ouvriers du textile, journaliers, blanchisseuses. La crise commerciale et industrielle étant venue se greffer sur la crise de subsistances, la revendication de l'emploi vient se mêler dans les cris à celle de la taxation des grains. En dehors même des réminiscences directes d'une période abhorrée par un régime d'ordre, le pouvoir se trouve mis en cause dans la personne du préfet, des magistrats, insultés par les émeutiers, et la participation de conscrits, à la veille de la grande entreprise militaire conte la Russie, est particulièrement inquiétante. Les autorités ne redoutent pas moins les circulations de nouvelles fausses et alarmantes, concernant des émeutes sur d'autres points de l'empire, le sort des armes ; celui de Napoléon lui-même. Aussi la riposte est-elle très dure : dès le 14 mars, une cour martiale prononce huit condamnations à mort, neuf à huit ans de travaux forcés, neuf à cinq de prison. Dans les campagnes, la réaction du gouvernement ne peut en aucune façon être aussi efficace. Les diverses formes de la crise économique de 1811-1812 mettent en mouvement de véritables armées de mendiants vagabonds. Cette mobilité de gens sans emploi et sans ressources avait dès longtemps été l'objet des préoccupations officielles. La gendarmerie pouvait arrêter tout attroupement mobile, fût-il de deux personnes! si elles n'appartenaient pas à la même famille. Mais en période de crise l’ampleur du mouvement déborde la surveillance et les efforts de refoulement. R. Cobb indique comme particulièrement touchées les marges septentrionales et occidentales du Bassin parisien, ainsi que l'ensemble de la Normandie, où les bandes sont parfois de plus d'un millier d'hommes qui, selon l'expression du préfet de l'Oise, "lèvent l'impôt de leur subsistance sur le travail d'autrui". Chômeurs ruraux et chômeurs urbains se mêlent, faisant peser une égale menace sur le gros fermier ou sur le manufacturier.
Le banditisme C'est le mot qui vient à l'esprit pour qualifier ces désordres qui, du reste, existaient à l'état endémique dans certaines régions, apparaissant régulièrement pendant les mois d'hiver ou pendant ceux de la soudure [terme agricole désignant la période de l'année précédant les premières récoltes et où le grain de la récolte précédente peut venir à manquer. Il y a alors souvent pénurie et flambée brutale des prix parfois accentuée par la spéculation. Wikipédia] - ou à l'état chronique, en liaison avec toutes les manifestations de crise économique, sectorielles ou locales. 40
À suivre...
Louis Bergeron, L'épisode napoléonien, Aspects intérieurs, 1799-1815, p.106-113, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Editions du Seuil, 1972
39. R.Cobb, The Police and the People. French popular Protest, 1789-1820, Oxford, 1970.
40. Jean Tulard, "Quelques aspects du brigandage sous l'Empire", R.I.N., 1966, n°98, p. 31-36.
Une nouvelle preuve, s'il en était besoin, que l'énergie éolienne ne peut pas nous garantir notre qualité de vie pendant les hivers rigoureux. Dont acte!
Cette photo prise par un drone lors d'une étude de terrain sur le givrage des éoliennes montre comment la glace s'est accumulée à l'extrémité d'une pale de turbine pendant une tempête hivernale. Crédit : Hui Hu/Iowa State University Image Source: TechXplore.com
Les pales d'éoliennes qui tournent dans des conditions froides et humides peuvent accumuler de la glace de près d'un mètre d'épaisseur à l'extrémité de leurs pales. Cela perturbe l'aérodynamisme des pales. Cela perturbe l'équilibre de l'ensemble de la turbine. Et cela peut perturber la production d'énergie jusqu'à 80 %, selon une étude de terrain récemment publiée et dirigée par Hui Hu, professeur d'ingénierie aérospatiale Martin C. Jischke de l'université d'État de l'Iowa et directeur du laboratoire de physique du givrage des aéronefs et de technologie anti-givrage de l'université. M. Hu étudie le givrage des pales de turbines en laboratoire depuis une dizaine d'années, notamment en réalisant des expériences dans le tunnel de recherche sur le givrage de l' Iowa State University (ISU). Une grande partie de ces travaux a été financée par des subventions de l'Iowa Energy Center et de la National Science Foundation. "Sauf, que nous nous demandons toujours si ce que nous faisons en laboratoire représente ce qui se passe sur le terrain", a déclaré Hu. "Que se passe-t-il sur la surface des pales des grandes éoliennes à usage collectif ?" Un début de réponse que nous étions dans le vrai nous est parvenu récemment du Texas. L'énergie éolienne et d'autres sources d'énergie ont gelé et sont tombées en panne pendant la tempête hivernale du mois dernier.
À la recherche d'un site de terrain Hu voulait quantifier ce qui se passe dans les parcs éoliens en hiver et a donc commencé, il y a plusieurs années, à organiser une étude sur le terrain. Mais cela s'est avéré plus compliqué qu'il ne le pensait. Même en Iowa, où quelque 5 100 éoliennes produisent plus de 40 % de l'électricité de l'État, selon l'Association américaine d'information sur l'énergie, il n'a pas eu accès aux turbines. Les compagnies d'énergie ne veulent généralement pas que les données sur les performances de leurs machines soient rendues publiques. M. Hu, qui avait établi des liens avec des chercheurs de l'école d'énergie renouvelable de l'Université d'électricité de la Chine du Nord, à Beijing, dans le cadre d'un programme d'expériences de recherche internationales pour les étudiants financé par la National Science Foundation, a donc demandé si les parcs éoliens chinois étaient prêts à coopérer. Les opérateurs d'un parc éolien de 34 turbines et de 50 mégawatts situé au sommet d'une montagne dans l'est de la Chine ont accepté une étude sur le terrain en janvier 2019. Hu a déclaré que la plupart des turbines génèrent 1,5 mégawatt d'électricité et sont très similaires aux turbines à l'échelle des services publics qui fonctionnent aux États-Unis. Comme le parc éolien étudié par les chercheurs n'est pas loin de la mer de Chine orientale, Hu a déclaré que les éoliennes qui s'y trouvent sont confrontées à des conditions de givrage qui ressemblent davantage à celles du Texas qu'à celles de l'Iowa. Les parcs éoliens de l'Iowa sont exposés à des conditions hivernales plus froides et plus sèches ; lorsque le froid hivernal descend au Texas, les parcs éoliens y sont exposés à plus d'humidité en raison de la proximité du Golfe du Mexique.
Des chercheurs sont allés sur le terrain pour étudier le givrage de ce parc éolien situé au sommet d'une crête, dans l'est de la Chine. Crédit :
Mesurer la glace Dans le cadre de leurs travaux, les chercheurs ont utilisé des drones pour prendre des photos de pales de turbine de 50 mètres de long après une exposition à des conditions hivernales glaciales pouvant durer jusqu'à 30 heures, notamment de la pluie verglaçante, de la bruine verglaçante, de la neige humide et du brouillard givrant. Les photos ont permis de mesurer et d'analyser en détail comment et où la glace s'accumule sur les pales de la turbine. Hu a déclaré que les photos ont également permis aux chercheurs de comparer le givrage naturel au givrage en laboratoire et ont largement validé leurs résultats expérimentaux, leurs théories et leurs prédictions. Les photos ont montré que "si la glace s'est accumulée sur toute la portée des pales, on a constaté que la glace s'est davantage accumulée sur les pales extérieures, l'épaisseur de la glace atteignant jusqu'à 0,3 mètre (près d'un pied) près de l'extrémité des pales", ont écrit les chercheurs dans un article récemment publié en ligne par la revue Renewable Energy. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0960148120319406 Les chercheurs ont utilisé les systèmes intégrés de contrôle et d'acquisition de données des turbines pour comparer l'état de fonctionnement et la production d'énergie avec de la glace sur les pales à des conditions plus typiques, sans glace. "Cela nous permet de savoir ce qui est important, quel est l'effet sur la production d'énergie", a déclaré M. Hu. Ils ont constaté que le givrage avait un effet important : "Malgré le vent fort, on a constaté que les éoliennes givrées tournaient beaucoup plus lentement et s'arrêtaient même fréquemment pendant l'épisode de givrage, la perte de puissance induite par le givrage pouvant atteindre 80 %", écrivent les chercheurs. Cela signifie que Hu va continuer à travailler sur un autre domaine de recherche sur les éoliennes : trouver des moyens efficaces de dégivrer les pales pour qu'elles continuent à tourner et à produire de l'électricité tout au long de l'hiver.
p.8 : " ...Il apparaît donc en réalité, que sous couvert de promesses optimistes, nous nous dirigeons vers un certain nombre d’impasses extrêmement préoccupantes pour l’avenir..." Dans cette note, pas d'utopie, pas de mensonges, pas de plan sur la comète, pas de politiquement correct, pas de compromissions! Rien que de la...lucidité. On prend la réalité de notre funeste avenir en plein visage et, ça fait mal! Mais c'est INDISPENSABLE! L'élection présidentielle de 2022 peut-elle changer la donne? Va savoir, Charles! Et dans le même temps, le Réseau de transport de l' énergie (RTE) sort son Bilan prévisionnel, édition 2021, de l’équilibre offre - demande d’électricité en France sur les 10 prochaines années, que l'on pourrait sous-titrer par : ou "l'utopie au pouvoir et la lumière fut." Ce pays est foutu...
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Note du Haut-Commissariat au Plan, François Bayrou : « électricité le devoir de lucidité »
Extraits : p.2 : Les scénarios compatibles avec nos objectifs climatiques de neutralité carbone en 2050 impliquent qu’elle représente plus de 50 % de notre approvisionnement à cet horizon. Or une telle trajectoire suppose que soient résolues des contradictions généralement passées sous silence mais qui risquent pourtant de conduire à de graves désillusions. [...] Tous les scénarios s’accordent sur une augmentation massive de la part d’électricité dans le mix énergétique. p.3 : Soit une augmentation de quelque 40 à 45 %. Il s’agit là d’une augmentation programmée considérable de la consommation d’énergie électrique. Or, dans le même temps, selon une deuxième série de scénarios, notre capacité de production d’énergie électrique d’origine nucléaire doit être drastiquement réduite. p.4 : Or la loi relative à l’énergie et au climat de 2019 établit un objectif de 50 % d’électricité d’origine nucléaire à l’horizon 2035 et la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) vise 36 % d’électricité d’origine renouvelable en 2028. Cela signifie une amputation d’ici 2035 de notre capacité de production électronucléaire de l’ordre de 30 % et une augmentation probable de la part d’électricité d’origine fossile au-delà des 8 % actuels. [...] Augmentation massive de la consommation d’un côté, diminution massive de nos capacités de production de l’autre, le simple rapprochement de ces deux orientations montre qu’il existe un gouffre entre l’évolution annoncée de notre consommation électrique et celle de notre production. Il est inéluctable que nous allons droit à des difficultés considérables et même à une impasse, nous empêchant techniquement de remplir en même temps les objectifs que nous prétendons solennellement avoir fixés ! Certes un certain nombre d’études,[RTE,AIE] examinant sous l’angle purement théorique des scénarios-limite, laissent croire que ces deux évolutions peuvent être conciliées. p.5 : De ces quatre conditions, une seule, la troisième, apparaît techniquement réalisable, mais elle exige la construction de nouvelles centrales thermiques, par hypothèse à gaz, en nombre suffisant, pour tenir lieu de tampons (« buffers »), afin de compenser l’intermittence des énergies renouvelables. Mais la construction et l’usage de ces centrales à gaz entraîneraient inéluctablement de nouvelles émissions de gaz à effet de serre, ce qui est exactement le contraire de l’objectif de réduction poursuivi. p.6 : Il en va a fortiori pour l’éolien terrestre : les atteintes au paysage, l’empreinte environnementale avec le recyclage encore limité des installations, l’artificialisation des sols sont à l’origine de fortes oppositions. De même, les centrales photovoltaïques de grande puissance, telles que celles construites en Gironde, sont consommatrices de grandes superficies de terres arables ou boisées. Elles nécessitent le déploiement de réseaux électriques basse tension notamment, dont l’insertion dans les espaces naturels est pour le moins délicate (et dont les pertes en ligne sont relativement élevées). A ces problèmes d’acceptabilité sociale, non résolus pour l’instant, s’ajoute un bilan carbone ambivalent, pour le solaire en particulier. Les cellules photovoltaïques utilisées pour les panneaux solaires installés en France sont pour la plupart produites à l’étranger, notamment en Chine. Leur fabrication suppose le raffinage de silicium à très haute température, donc avec une forte consommation d’énergie, qui est essentiellement aujourd’hui en provenance de centrales thermiques à charbon et n’est donc en rien décarbonée. Dès lors, le gain environnemental résultant de la production électrique d’origine solaire est incapable de compenser les émissions entraînées par cette fabrication. Au terme de la durée de vie de ces panneaux (quelque 25 années de production), le bilan total des émissions tout au long du cycle de vie est probablement défavorable. p.8 : Il apparaît donc en réalité, que sous couvert de promesses optimistes, nous nous dirigeons vers un certain nombre d’impasses extrêmement préoccupantes pour l’avenir...
Est-il possible d’obtenir au terme considéré de 15 ou 30 ans une production suffisante d’énergie électrique, dans le respect de nos engagements en matière de décarbonation et en cohérence avec la hausse considérable et programmée de la consommation, tout en supprimant tout ou partie de notre parc de production nucléaire ? La réponse est assurément non.
La conclusion serait d’ailleurs la même si l’on voulait, pour les mêmes objectifs, renoncer au développement ambitieux de la production d’électricité d’origine renouvelable. En raison de l’obsolescence de notre parc de centrales nucléaires, aucune des deux sources d’électricité d’origine décarbonée ne peut se passer de l’autre !
Pour obtenir une augmentation massive de la production d’électricité renouvelable, une des principales difficultés résiderait dans l’artificialisation de grandes surfaces foncières par des unités de production photovoltaïques et l’altération des paysages par des éoliennes à terre ou en mer. La réponse à ce défi est-elle facile ? Probablement non.
Est-il possible de construire les réseaux de transport et de distribution d’électricité qu’exige cette production renouvelable sans de très lourds investissements et sans empiéter sur des surfaces naturelles ? La réponse est certainement non.
De plus, c’est une contrainte et un risque élevé de confier notre avenir électrique à des solutions encore jamais éprouvées à grande échelle.
Enfin la dimension des investissements en question (a minima plusieurs centaines de milliards d’euros) suppose une adhésion démocratique qui n’est pour l’instant, c’est le moins qu’on puisse dire, pas acquise.
Devant une telle somme d’incertitudes et de difficultés d’ores et déjà identifiées, devant l’ampleur de l’effort à conduire pour la Nation, un immense travail de programmation est à mener. Or tout se passe comme si des objectifs ambitieux et moralement fondés avaient été recherchés avec optimisme et une certaine insouciance, sans que personne parmi les citoyens ait été averti des contraintes certaines, des efforts considérables à fournir et des risques encourus. Or l’occultation des contraintes, naturelles, physiques, scientifiques, budgétaires ne peut conduire, lorsque notre pays sera devant l’obstacle, qu’à un rejet brutal des objectifs mêmes qui sont publiquement recherchés.Un tel effort ne peut donc s’envisager qu’à la condition d’une transparence complète vis-à-vis des citoyens.
Il y a une chose que l'on ne pourra pas reprocher aux élus, c'est leur constance dans l'amour qu'ils portent à l'éolien et, en général aux EnR. Rien que pour cela, ils méritent d'être cités à l'ordre des "sauveurs de la planète" et de prendre place au "panthéon" éolien des chasseurs de primes. Gloire à eux et à la majorité des électeurs qui a reconduit quasiment le conseil municipal. Avec de tels amis, le climat et la Haute-Marne n'ont pas besoin d'ennemis!
- Philippe Leroux, maire, agriculteurs sur moyenne exploitation, - Stéphane Avisse, - Vincent Bonnetier, - Didier Desnouvaux, - Gérald Guerre, - Gilles Liegeois, - Matthieu Theveny - Amélie Gillet, - Gilles Cerise, - Michel Martin, - Mickaël Simon, En gras, les réélus 2020 http://www.mon-maire.fr/maire-de-aillianville-52
Peut-on encore parler de démocratie pour des sociétés devenues dépendantes de technologies obscures à la plupart des citoyens ? Alors que l’ignorance du savoir constitué ne diminue pas, ce nouveau défi lancé à la volonté démocratique interroge les partisans d’une transformation sociale renouvelant les espoirs d’émancipation du vingtième siècle.
L’Académie des sciences a mis en ligne, en accès libre, la première véritable édition numérique de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Ce titanesque ouvrage – vingt-huit volumes parus entre 1751 et 1772, 74
000 articles écrits par près de cent cinquante auteurs parmi lesquels
Voltaire, Rousseau, Daubenton… la fine fleur du siècle des Lumières –
devient disponible à toute personne bénéficiant d’une connexion Internet
(a). Il propose une numérisation complète du texte. Il est donc
possible d’y faire des recherches. Avec le mot «esclavage», on obtient
dans l’article «égalité naturelle» : «Puisque
la nature humaine se trouve la même dans tous les hommes, il est clair
que selon le droit naturel, chacun doit estimer & traiter les autres
comme autant d’êtres qui lui sont naturellement égaux, c’est à-dire qui sont hommes aussi bien que lui.» On comprend l’âpreté de la bataille pour sa publication. Avec l’Encyclopédie, ses auteurs souhaitaient mettre à disposition de la société les connaissances disponibles, en particulier celles relatives aux moyens de
production agricoles et artisanaux. Les relations qu’ils tissaient
entre ce projet et leurs conceptions politiques étaient bien sûr
limitées aux possibilités de l’époque. Les bouleversements de 1789, et
surtout de 1793, n’étaient pas encore passés par là. Mais quelle serait la transposition contemporaine de cette démarche ? Une formule pourrait la symboliser : l’alliance de l’instituteur et du
bureau de vote, inspirée de la fameuse formule de Lénine : «les soviets et l’électrification».
L’émancipation humaine vue comme l’ambition de faire de chaque personne
un citoyen capable de décider dans quelle société il veut vivre, en
alliant la forme politique démocratique avec un partage généralisé des
connaissances acquises. Mais ce rêve peut-il être encore poursuivi alors
que le corpus du savoir croissant à grande vitesse défie sa diffusion
et que les technologies utilisées pour produire nos moyens de vie sont
de plus en plus obscures à leurs utilisateurs ?
Technologies transparentes
À l’époque de l’Encyclopédie,
il suffisait de savoir lire et d’un peu de mathématiques pour accéder à
l’essentiel du savoir utilisé en pratique dans les techniques
artisanales ou dans les premières manufactures. Les maths de Newton sont
déjà hors de portée de la majorité des instruits, mais n’ont pas
d’usage dans la vie courante. Les techniques utilisées pour produire, se
transporter, communiquer, se chauffer ou construire… étaient
«transparentes». Les planches de l’Encyclopédie en témoignent
qui décortiquent moulins et matériels agricoles, artisanaux et des
manufactures, en pièces élémentaires dont le rôle est évident. La source
de l’énergie utilisée, force musculaire, vent, eau, feu, n’est pas
nécessairement comprise dans son principe physique ou chimique, comme le
feu, mais le résultat de son action ne recèle aucun mystère. La
transmission des forces, via des engrenages simples, également. Tout le
monde ou presque pouvait les comprendre alors que l’électronique de nos
téléphones portables ou de nos voitures reste une «boite noire» pour la
plupart d’entre nous. Donc le prérequis souvent oublié de la démocratie –
opérer un choix en connaissance de cause – pouvait s’appliquer aux techniques. Aujourd’hui, cette partie «du rêve de Diderot» – rendre tout citoyen connaisseur des techniques – demeure t-elle réalisable ? Et sinon – c’est la thèse ici défendue – comment concilier cette impossibilité avec la volonté démocratique ? Voici, tirées de mon expérience professionnelle, consacrée depuis 1986 à l’information sur le mouvement des connaissances et des technologies, comme de ma participation à des débats citoyens, quelques remarques sur cette question, décisive pour la démocratie actuelle et future, des relations à tisser entre les connaissances scientifiques et les décisions politiques. Question décisive, car l’usage massif des technologies a transformé les sociétés humaines et notre environnement naturel à un point tel que la plupart
des grandes décisions que nous avons à prendre pour notre économie, nos
moyens de vie, nos relations entre peuples, ont désormais partie liée
avec le savoir disponible. Partie liée parce que nos conditions de vie
sont, pour l’essentiel, déterminées par l’usage que nous faisons, ou
non, de ces technologies. Mais aussi parce que ces dernières sont si
puissantes qu’elles modèlent l’avenir planétaire, ayant doté l’Humanité
de moyens égaux aux grandes forces géologiques qui ont transformé la Terre. Le savoir disponible à mobiliser pour prendre des décisions « en connaissance de cause » relève de trois catégories. Celui créé par le labeur continu de
l’armée des travailleurs de la preuve, sur le fonctionnement des
systèmes naturels et artificiels. Celui sur les transformations du monde
naturel par l’impact de nos technologies. Mais également celui issu des
sciences humaines et sociales sur l’impact sociétal de ces
technologies.
Une rupture anthropologique
Les savoirs sur lesquels sont fondées ces technologies elles-mêmes – non au sens du discours sur la technique mais au sens des machines et objets
que nous utilisons, des ordinateurs aux réseaux électriques, des
innombrables produits de l’industrie chimique aux réseaux de
communications – posent une question radicale à la démocratie. Jusqu’à
la révolution industrielle, la plupart des êtres humains pouvaient
partager le savoir dont dépendaient leurs outils de production ou leurs
objets de consommation. Il n’y avait en réalité que peu d’écart entre
les savoirs empiriques et les connaissances savantes du paysan et de
l’agronome, du maître maçon et de l’architecte, du marin et du
concepteur de navires. Au fond, ce qui était le mieux partagé, c’était
l’ignorance massive du fonctionnement du monde naturel. C’est l’époque
où l’on ignore l’existence des microbes, la raison pour laquelle le
Soleil brille, pourquoi le ciel est bleu, l’évolution des espèces et où
le béton n’est pas très différent de celui des Romains de l’Antiquité.
Une ignorance dont la science était justement en train de percer les
murs.
Deux
siècles plus tard, la rupture anthropologique est consommée. Le corpus
des savoirs est immense, et si deux milliards d’êtres humains dépendent
toujours d’une agriculture où leurs muscles et leurs mains sont les
outils principaux, une bonne part de l’Humanité dépend pour sa vie
quotidienne, sa nourriture, son logement, ses habits, son activité
économique ou ses communications avec autrui… de technologies dont les
fondements intellectuels lui échappent autant que les limites, les
potentialités ou les risques. Et cette rupture est, à échéance
prévisible, irréversible. Le projet civilisationnel de l’Encyclopédie – qui trouve un écho dans la formule de Brecht « élargir le cercle des connaisseurs »
– doit certes être poursuivi avec acharnement et sans restrictions de
moyens pour l’éducation ou la politique culturelle. Mais il se heurte
aujourd’hui à un obstacle majeur : à la différence de l’essentiel du
savoir de 1750, celui qui est à la base des technologies les plus
courantes ne semble plus partageable à l’échelle de la société quelque
seront les efforts que nous mobiliserons pour y parvenir.
L’ignorance en partage
Ce constat peut sembler dur, désespérant, voire exagéré alors que l’âge de la scolarisation obligatoire et surtout le temps réel passé en formation
initiale ne cessent de croître, que le nombre d’étudiants, dans notre
pays, est passé d’à peine huit cent mille lors de mon passage à la
Sorbonne à plus de deux millions et demi. Mais est-il vraiment
nécessaire de faire appel aux enquêtes sociologiques qui montrent que
les concepts les plus fondamentaux des sciences physiques et
biologiques, comme ceux des géosciences, même ceux découverts il y a
cent cinquante ans, demeurent incompris ou ignorés (b) de la majeure
partie des habitants des pays les plus développés, des populations les
plus instruites ? Quant aux problèmes et savoirs contemporains, voici un
exemple pris dans une enquête réitérée chaque année (1). Elle révèle
que près de la moitié de nos concitoyens se déclare convaincue de la
gravité du problème climatique provoqué par l’effet de serre boosté par
nos émissions… tout en se révélant incapable d’en nommer les facteurs
principaux. Plus de la moitié des sondés estime ainsi que les centrales
nucléaires contribuent « beaucoup ou assez » à cet effet de serre, ce qui ne peut s’expliquer que par une incompréhension brutale du phénomène physique en cause.
Cette
ignorance débouche nécessairement sur une difficulté majeure pour
participer à la discussion démocratique et à toute décision sur ce sujet
crucial, lesquelles supposent de comprendre comment nous produisons et
émettons des gaz à effet de serre et quelles sont les technologies qui
pourraient nous permettre d’en émettre moins. Cette ignorance du savoir constitué est générale. En Californie, certaines maladies infantiles sont devenues un marqueur de richesse et d’éducation
supérieure, liée au refus des vaccins chez les stars du cinéma et de la
Silicon Valley. Et je vous fais grâce des mille anecdotes de ma vie de
journaliste sur l’étendue de l’inculture scientifique des élites
politiques, journalistiques et intellectuelles, encore que l’histoire de
ce ministre en charge de la recherche qui demandait benoîtement à un
responsable du CNES si les satellites passent au-dessus ou au-dessous
des nuages fait frémir. Retenons tout de même cet épisode de la campagne
présidentielle de 2007, lorsqu’une ancienne ministre de l’écologie et
du développement durable, Mme Royal, et un ancien ministre de l’économie, Mr Sarkozy, ont rivalisé d’ignorances lorsqu’ils se sont opposés sur
l’électro-nucléaire lors du débat télévisé pour le second tour
L’ignorance des scientifiques Allons au plus radical comme démonstration. Que connaissent de la science les scientifiques eux-mêmes, et je parle des chercheurs pas des ingénieurs
de l’industrie ? Ils connaissent, à fond la plupart du temps, leur coin
de science. Et ont bien du mal avec le reste, immense. En voici deux
témoignages issus du tout début de mon expérience professionnelle, vers le milieu des années 1980. À l’époque, le mathématicien Jean-Pierre Kahane, récemment décédé, me dit – je cite en substance et de mémoire – «lorsque
j’étais jeune, je pouvais lire l’essentiel de ce qui était produit dans
les mathématiques, au moins celles qui m’intéressaient. Aujourd’hui – c’était donc il y a près de 30 ans – je peux à peine lire ce qui se publie dans ma sous-sous-discipline».
Peu après, un physicien dont le frère a reçu le Prix Nobel me racontait
une excursion dans une réunion du laboratoire voisin. On y faisait de
la physique nucléaire, lui étant physicien des particules. Très
intéressante, la réunion, me confie t-il, «mais à un moment, ils ont parlé technique, avec des maths, et là j’étais perdu».
Ce jour-là, j’appris que les maths des particules ne sont pas celles du
noyau… mais, surtout, que je devais vraiment faire très attention aux
choix de mes “sources” dans les laboratoires. Ne pas demander à un
spécialiste des poissons de me parler des baleines, à un astrophysicien
de m’éclaircir les mystères des colloïdes. Ne pas compter sur un
physicien nucléaire pour comprendre la tenue d’une enceinte en béton de
centrale nucléaire ou la rupture des tubes d’un générateur de vapeur.
Et, ne pas demander à un géophysicien spécialiste de paléomagnétisme de m’expliquer l’évolution du climat depuis 150 ans. Le sociologue Edgar Morin exprimait cette idée à sa manière dans La Voie, (Fayard, 2011 : «Il nous faut dissiper l’illusion qui prétend que nous serions arrivés à la
société de la connaissance. En fait, nous sommes parvenus à la société
des connaissances séparées les unes des autres, séparation qui nous
empêche de les relier pour concevoir les problèmes fondamentaux et
globaux tant de nos vies personnelles que de nos destins collectifs.» Au-delà de la méthode à suivre pour le journaliste débutant, cette perception brutale des limites du partage du savoir là où il se constitue, dans les
laboratoires, contenait une leçon radicale. Ce n’est pas par le partage
avec tous les citoyens des connaissances scientifiques, telles qu’elles
sont produites, que l’on pourra prendre en démocratie les décisions
liées à ces connaissances par les technologies qu’elles permettent.
Un citoyen, un vote Que faire ? Renoncer aux technologies pour tenter de conserver la démocratie ? C’est ce que proposent certains militants… à l’aide de textes écrits sur
ordinateurs et diffusés par internet. C’est peu convaincant, surtout
que l’époque de la science partageable était également celle de
l’analphabétisme de masse, de mortalités infantile et maternelle
effroyables, des mineurs de charbon armés de pics et de systèmes
politiques dont le caractère démocratique et libre n’a rien d’évident.
La solution semble pire que le mal. Mais elle peut s’appuyer sur
l’attitude désormais la plus répandue dans la population européenne:
considérer que les sciences et les technologies font «autant de mal que de bien», une véritable rupture au regard des opinions des années 1950 ou 1960. Reste donc la voie difficile consistant à adapter nos systèmes et nos pratiques politiques à cet écart infranchissable entre savoirs et individus, alors
que le principe même de la démocratie réside non seulement dans le
respect du pouvoir souverain du peuple, exercé collectivement par le
choix des programmes et des dirigeants lors des élections ou des
consultations, mais surtout sur l’idée que ce choix collectif ne fait qu’agréger les choix individuels selon le principe : un citoyen, un vote. Procédons par une question d’évidence. Puisque le savoir disponible n’est pas partageable par tous, comment se fait-il qu’il soit pourtant utilisé
aussi massivement, par les pouvoirs publics et économiques? Ces
derniers sont pourtant constitués d’êtres humains normaux, pas plus
capables que les scientifiques de tout savoir. Pensons à ces Présidents
de la République ou ces ministres, mais aussi à ces dirigeants
d’entreprises, qui ont pris des décisions quant à l’usage de
technologies puissantes, capables de rendre de grands services mais
également de représenter de grands risques. Mais songeons également à
ces ministres de la santé qui prennent des décisions de santé publique
majeures, comme les campagnes de vaccination ou de conseils
nutritionnels. Comment font-ils ? Ils s’appuient sur des capacités
d’expertise toujours, ou la plupart du temps, collectives, issues
souvent de corps – scientifiques ou administratifs – organisés dans la
durée pour fournir à temps les éléments de savoirs, organisés en
fonction de la question politique posée : quelle politique énergétique,
de santé, d’aménagement du territoire, de transport, d’urbanisme…
conduire ?
Un
jour, le Président Georges Pompidou et le premier ministre Pierre
Messmer, un autre jour Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre, un
autre encore François Mitterrand et Pierre Mauroy ont décidé de bâtir un
socle nucléaire à notre système électrique. Comment ont-ils pris cette
décision ? En faisant confiance à l’expert collectif qu’ils avaient
chargé d’instruire le dossier à la suite de la crise pétrolière de 1973.
Cet expert collectif – services du ministère de l’industrie,
l’entreprise publique EDF, le CEA, et une commission ad-hoc (2) – avait été mis à la question. Il a répondu. Et la décision fut, in fine,
du niveau politique m’a un jour assuré Pierre Messmer. Fut-elle
démocratique ? Oui, puisque ces présidents ont été élus et que ces
premiers ministres gouvernaient avec la confiance d’une majorité de
parlementaires élus. Fut-elle partagée par la Nation ? C’est moins
certain, les responsables politiques ayant rapidement délégué le soin de
discuter avec les citoyens de la justesse de la décision à l’entreprise qui la mettait en œuvre. Un péché originel aux conséquences de longue durée. Mais ce mode de décision, où l’expertise provient de systèmes sous un contrôle direct du pouvoir politique et où le conseil à la société est délivré
uniquement à ce même pouvoir politique trouve nécessairement ses
limites. Tant pour la constitution de cette expertise que pour la vie
démocratique de la Nation.
Le scandale de l’amiante La fiabilité de l’expertise ainsi réunie repose sur des modalités trop fragiles, peu résilientes à la pression politique ou aux effets de
groupe pour garantir sa robustesse. Dans l’affaire de l’amiante,
l’exemple est celui de l’incapacité des hauts fonctionnaires du
ministère de la Santé à prévenir le pouvoir politique de la manipulation
des esprits organisée par les industriels. Voire leur complicité,
puisque l’on a appris, à ma stupéfaction, que la défense de Martine
Aubry lors de sa mise en cause consistait à dire que ces hauts
fonctionnaires ne l’avaient pas informée de leur participation au fameux
« Comité amiante » (3) mis en place par l’industrie en 1983. A la même
époque, alors que le savoir épidémiologique et médical est disponible,
l’Inserm, de son côté, ne l’a pas encore transformé en expertise
collective adressée au pouvoir politique – cela ne serait fait qu’en
1997 – lequel, dans un premier temps, a de surcroît tenté d’étouffer ce
rapport, sous l’impulsion de Claude Allègre.
Le prix à payer pour ce défaut d’expertise, alors que le savoir était
là, est très lourd, et singulièrement concentré sur les ouvriers de
l’industrie et du bâtiment utilisant l’amiante. L’incapacité de notre
système judiciaire à sanctionner le retard pris par les responsables
patronaux et politiques à prendre en compte un savoir existant alertant
contre les dangers de l’amiante ne fait qu’accroître le scandale. Mais
ce dernier pose la question suivante : pourquoi le savoir académique
existant n’a t-il été transformé que bien trop tard en expertise claire, adressée aux pouvoirs publics et à la société, ce qui aurait permis d’épargner des vies ? Dans ces conditions, et alors que la plupart de nos problèmes économiques, sociaux et écologiques réclament beaucoup de sciences et de technologies
pour être affrontés, la question de la constitution d’expertises
fiables, puis transmises et acceptées par la société comme base de
discussion pour ses décisions, est cruciale.
Construire l’expertise La constitution de l’expertise repose d’abord sur la disponibilité du savoir. Lorsqu’un système naturel ou ses interactions avec une question humaine – de santé, de production, d’éthique – sont peu ou mal connus, l’expertise ne peut surgir du néant. Lorsque les nanomatériaux sont sortis des laboratoires, un rapport de la Royal Society établissait la liste très longue des inconnues quant à leurs rôles éventuel en biologie, et donc les risques sanitaires tout aussi inconnus liés à leur usage massif. En ce cas, la prudence, la nécessité de recherches, souvent à caractère fondamental, à conduire afin de pouvoir recommander aux pouvoirs publics des normes d’exposition des travailleurs ou du public, doivent être pleinement reconnues et opposées à la tentation de mettre trop rapidement sur le marché des produits nouveaux. À l’inverse, il faut ne pas empêcher l’utilisation de nouvelles technologies qui règlent des problèmes anciens que l’on négligerait au prétexte de risques éventuels qu’elle recèleraient. Parmi les mauvais exemples des années récentes, relevons l’usage d’insecticides néonicotinoïdes sous la forme d’enrobage de semences. L’argument principal était que cette formulation allait permettre de concentrer les molécules actives dans les plantes à protéger et ainsi de diminuer la pollution de l’environnement par ces dernières. Or, cet argument n’avait pas été vérifié avec le soin nécessaire. Et les dégâts de ces insecticides, aujourd’hui évidents, massifs et documentés, sont pour l’essentiel provoqués par leur dissémination dans les sols et les eaux, à partir de ces enrobages qui n’avaient pas la capacité de confinement annoncé.
L’apport de la recherche publique L’existence d’une recherche publique, indépendante des industriels, correctement financée et incitée à se préoccuper de ce type de questions est donc une
des conditions sine qua non
d’une expertise des avantages et des risques des technologies
existantes ou en développement. À cet égard, il faut noter que les
nouveaux systèmes de financement des laboratoires publics et les
discours sur l’excellence ne sont pas favorables à ce type de
recherches. Il faut noter également qu’à côté d’une recherche de type
cognitif et universitaire, dirigée par la curiosité et le mouvement des
connaissances, des organismes de recherches finalisées et des agences de
financement – pour reprendre l’exemple de l’agriculture, l’INRA et
l’ANSES, pour celui du nucléaire l’ IRSN
– doivent disposer de moyens conséquents et d’une mission à cet égard.
Faute de quoi on risque de se retrouver devant des « trous » de connaissances, comme celui de la recherche en toxicologie. Ce savoir, même s’il est disponible, ne se transforme pas spontanément en expertise. Cette dernière est toujours issue d’un questionnement sur les
avantages et les risques. Ce questionnement peut surgir d’une réflexion
interne du milieu scientifique, inquiet ou enthousiaste devant les
développements possibles d’applications. Il peut surgir d’interrogations
des gouvernants et des décideurs. Ou de citoyens organisés en
associations, la plupart du temps en réaction à l’appréhension devant un
risque pour la santé ou l’environnement. La formulation même de la
demande n’a rien d’évident, et peut conduire à mal poser le problème à
étudier. On le voit lorsque l’ IRSN
et l’ INSERM conduisent une expertise sur l’effet des très faibles doses
sur la santé publique en réalisant ce travail, à la demande
d’associations, autour des installations nucléaires en premier lieu.
Une reformulation scientifiquement correcte de la demande aurait
conduit à démarrer cette étude par la cartographie des expositions aux
très faibles doses à l’échelle du pays, dont la principale cause est
liée au radon. L’un des auteurs de l’expertise m’a confirmé que cela eut
été la bonne démarche au plan scientifique… mais qu’il n’y avait pas d’argent pour une telle étude. Mais on le voit surtout lorsque les volets économiques, sociaux ou éthiques sont absents ou biaisés dans la commande initiale. L’affaire des brevets sur
le vivant, y compris des gènes humains de susceptibilité à certains
cancers, ou le dossier des plantes transgéniques pour l’agriculture
l’ont montré. Une mauvaise expertise, c’est aussi celle qui ne laisse
aucun choix au pouvoir politique et à la société que de lui obéir ou de
la rejeter en bloc, parce qu’elle n’a pas exploré l’éventail des
possibles, mais seulement l’un d’entre eux, toujours fixé au départ par
le commanditaire. Ce travers conduit à dénoncer le risque du
«gouvernement» des experts, autrement dit et plus exactement à nier
l’existence de choix politiques différents, parce que reposant non sur
la négation d’un savoir mais sur des valeurs sociales, économiques ou
éthiques différentes. Nous n’avons pas tous la même réponse à la
question « comment voulons-nous vivre ? »,
nous rappellent sans cesse les sciences sociales et humaines. Une
manière polie de souligner que nous vivons toujours dans des sociétés de
classes sociales aux intérêts économiques qui peuvent diverger et s’opposer.
Qui nomme les experts ? Cette demande une fois exprimée, il faut y répondre. Et c’est là que des difficultés apparaissent. Qui va nommer les experts ? Constitueront-ils
un groupe fiable, honnête, compétent, capable de déjouer les pressions
et représentatif des différents points de vues ? Comment les experts
vont-ils travailler ? La première question est cruciale. Hors du cas
d’organismes scientifiques prenant l’initiative de mettre sur pieds de
telles expertises – et dont le défaut réside souvent dans l’étroitesse
de la question posée -, c’est bien le pouvoir politique qui est à
l’origine des Agences sanitaires, qui nomme les dirigeants de l’ IRSN, de l’ANSES, de l’Agence nationale de sécurité du médicament … et les dote en financement. Certes, ce pouvoir ne va pas s’exercer directement, dans le détail, jusqu’à chaque membre d’un comité d’experts. Mais la qualité des personnes nommées et
la clarté de leur mission sont décisives. Leur capacité à couper le lien
avec le pouvoir politique qui les a nommé pour constituer des équipes
libres, compétentes et pluralistes, détermine le succès ou l’échec de
tout le système. Malgré les progrès réalisés depuis 20 ans – songeons
aux décisions prises sur la base de l’avis de quelques conseillers
membres de cabinets ministériels au milieu des années 1980 sur le sang
contaminé – nous sommes encore loin du compte. Ce qui s’est récemment
passé dans le système d’expertise de l’Union Européenne sur les
perturbateurs endocriniens, avec une intervention massive mais secrète
des industriels pour manipuler tout le processus d’évaluation le montre
clairement. Les Monsanto papers
ont également démontré comment une entreprise peut mettre sa puissance
financière à profit pour biaiser la production scientifique elle-même,
voire acheter des consciences et ainsi obtenir des comportements
frauduleux de scientifiques dont la réputation leur donne un poids
important dans les processus d’expertise des risques au service des gouvernements. Les enquêtes montrent que la suspicion des citoyens vis à vis de l’expertise d’organismes publics est directement liée à la conviction qu’elle n’est
pas indépendante, ni du pouvoir politique ni des pouvoirs économiques
et financiers. Paradoxalement, les citoyens font ainsi plus confiance à
des individus isolés qui leur apparaissent comme des chevaliers blancs
qu’à un groupe d’experts constitué en tant que tel par un processus
officiel. Pour savoir si le syndrome de l’hypersensibilité aux ondes
électromagnétiques est bien provoqué par ces dernières ou constitue une
maladie psychosomatique, le citoyen – renforcé d’ailleurs par une
décision de justice récente – fait plus confiance à un seul médecin, Mr
Belpomme, qu’aux nombreuses
études à travers le monde montrant qu’aucun patient n’a pu détecter de
manière claire s’il était ou non soumis à des ondes électro-magnétiques
lors d’expériences réalisées en double aveugle.
La transmission de l’expertise
Mais
l’efficacité de l’expertise n’exige pas seulement sa robustesse
scientifique, son indépendance, son adéquation à la demande…, il faut
qu’elle soit entendue, non seulement du pouvoir mais aussi de la
société. Or, et c’est là un point clé, sa transmission à la société
passe nécessairement par des intermédiaires. Combien de citoyens peuvent
lire une expertise collective de l’Inserm, un rapport du GIEC ou de l’ IRSN ?
Cette transmission emprunte donc des voies qui sont celles de
l’éducation, de la presse… mais surtout celle de la parole du pouvoir
politique. Une parole qui n’est écoutée sur ce point précis qu’en fonction de la confiance générale qu’elle attire. Dès lors que cette confiance du peuple n’est plus en ses dirigeants – même élus, quoique de plus en plus mal élus, songeons que nombre de nos maires,
dans les villes les plus populaires, ne le sont que par moins de 10% des
habitants en âge de voter – le discrédit s’étend à toute expertise,
vécue comme un simple habillage de décisions politiques prises pour des
raisons autres. Les sociologues l’ont abondamment montré, la confiance
envers les corps techniques et scientifiques de l’État est directement
indexée sur celle mise dans les pouvoirs politiques et donc les gouvernants eux-mêmes. En outre, l’expérience populaire retient avec vigueur ce qu’elle a perçu, à tort ou à raison, des défaillances ou des mensonges. “Ils” – un « ils »
souvent peu clair – nous ont menti sur l’amiante, sur le tabac, sur le
sang contaminé au virus du Sida, sur les bienfaits de la technologie
pour l’emploi, sur les risques du nucléaire… pourquoi nous diraient-ils
la vérité maintenant sur les plantes transgéniques ou les
nanotechnologies ? L’ignorance massive se mêle à ce sentiment diffus,
ainsi qu’une perception des échelles de risques qui n’a absolument aucun
rapport avec une mesure où seuls compteraient le nombre des victimes ou
la gravité des blessures. Le baromètre annuel de l’ IRSN le montre selon
lequel, pour une nette majorité de Français, l’accident nucléaire de
Fukushima est beaucoup plus effrayant que celui de Tchernobyl, dont les
victimes sont pourtant bien plus nombreuses. Quant au nuage de
Tchernobyl il détient toujours, à tort, la palme du mensonge d’État dans
l’esprit de nos concitoyens. Ainsi, le dernier baromètre de l’ IRSN
nous apprend que 76% des Français considèrent qu’on leur ment sur les
retombées radioactives de Tchernobyl, un chiffre sans évolution depuis
15 ans, alors que l’effort de transparence de l’ IRSN sur ce sujet est remarquable.
Lorsque la parole politique discrédite l’expertise Toutefois, le pire survient lorsque la parole politique discrédite une expertise correctement conduite, parce que ses conclusions ne lui conviennent pas.
Le comble de la confusion serait ces dirigeants du Parti Républicain
des États-Unis, parfois Présidents comme Georges W. Bush, puisque les
gouvernements qu’ils soutiennent signent les résumés pour décideurs du
Giec, puis en renient le contenu devant leurs électeurs. Mais le
gouvernement français peut lui aussi donner le mauvais exemple, comme dans l’affaire Séralini
(4), où, au lieu d’attendre que ses agences d’expertise aient fait leur
travail d’analyse des résultats de la recherche, il prend des décisions
sans attendre, et tend ainsi à discréditer le système d’expertise
publique qu’il a lui même mis en place. Or, seule l’acceptation des
expertises correctement réalisées permet de critiquer les mauvaises afin
d’améliorer le système qui les produit. Il existe un autre cas de figure regrettable, celui qui voit des scientifiques récuser un travail d’expertise correctement conduit, et le discréditer
auprès des citoyens. Le cas du GIEC et des négateurs du climat est bien connu. Mais il faut souligner la faute éthique et déontologique ainsi commise, surtout lorsqu’elle rencontre la faveur médiatique et contribue fortement à troubler le débat public.
Le défi politique La question traitée ici interroge avec rudesse les militants anticapitalistes, les forces communistes et celles qui se sont regroupées dans d’autres formations politiques, comme les «Insoumis». Leurs réflexions et propositions sur le fonctionnement des agences publiques d’expertise ne sont pas toujours ce qu’elles devraient être.
Or, c’est
d’abord là que l’on attend les responsables politiques. Un député ne
peut être un expert toutes sciences, de la physique nucléaire ou des
biotechnologies. En revanche il doit être un expert des lois organisant
l’expertise publique ou le contrôle des activités à risques et proposer
leur amélioration chaque fois que nécessaire. Il doit veiller au
contrôle des décisions gouvernementales quant à leur financement et à la
nomination des dirigeants sur lesquels il doit avoir un avis justifié.
Agir pour que la recherche publique dispose des moyens et de missions
permettant qu’elle fournisse les experts compétents et indépendants des
puissances financières et économiques dont les agences ont besoin. Le
peu d’appétit des élus de la gauche de transformation sociale pour les
dossiers techniques, comme ceux traités par l’Office parlementaire pour
l’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST),
ne plaide pas pour leur volonté de construire une alternative politique
véritable, donc apte à la gestion de l’État et du pays. Incarner une
alternative crédible – l’un des principaux déficits actuels de la gauche
dite radicale – suppose une posture gramscienne, rechercher « l’hégémonie »,
montrant la volonté et la capacité à exercer le pouvoir politique pour
l’intérêt général défini contre celui de la classe dominante des
propriétaires de grands moyens de production et d’échange. Sur ce
terrain de l’expertise publique des risques et avantages des
technologies, l’abstention n’est pas une option. Et la critique de ses
dysfonctionnements éventuels ne peut être crédible que si elle
s’accompagne d’un soutien franc – à ses conclusions et à ses dirigeants
et experts – lorsqu’elle fonctionne correctement. Cela suppose la
connaissance de ces agences, des personnes qui les dirigent, des avis,
recommandations ou décisions qu’elles publient. Par ailleurs, l’analyse des discours que les forces anticapitalistes émettent sur les technologies, l’énergie, l’environnement, la santé
publique, l’usage des ressources naturelles et l’industrie laissent
penser qu’elles sont souvent à
la recherche d’un slogan susceptible d’être populaire plus qu’à la
construction d’une alternative politique efficace car fondée sur le réel.
Cet écart peut se lire même dans les proclamations les plus
«démocratiques» en apparence, lorsqu’il est dit, avec raison, que les
problèmes sociaux ne peuvent être résolu que par la participation du
plus grand nombre. La proclamation ne fait pas de doute si l’on peut et
l’on doit décider tous ensemble du degré d’inégalité économique que l’on
accepte ou pas dans notre société, et trancher par un vote populaire le
désaccord probable. En revanche, tenter de régler par le même processus, de démocratie directe, un choix technologique dont les fondements scientifiques et les
conséquences de son utilisation demeurent obscures à la plupart des
citoyens relève plutôt d’un «basisme» peu courageux et générateur de
déboires futurs. C’est par le perfectionnement de la démocratie
représentative, utilisant à plein les ressources des expertises
publiques possibles, que l’on peut espérer prendre de bonnes décisions
dans ces domaines. Un autre exemple surgit, lorsque Jean-Luc Mélenchon
passe, de la présidentielle de 2012 à celle de 2017, d’une vision
simpliste du système électrique à l’autre, du tout géothermique au tout
éolien, où évoque une «planification écologique» voire une «règle verte»,
dont le contenu ne dépasse pas l’affichage de bonnes intentions.
L’effet pervers de toute vision simpliste peut se lire dans la
mobilisation citoyenne en Europe sur les herbicides au glyphosate. Alors
même que la transformation de nos pratiques agricoles pour en bannir
durablement l’usage massif d’herbicides est une cause nécessaire, la
polarisation organisée par des ONG sur les seuls herbicides au
glyphosate et la mise en avant d’une exigence d’interdiction rapide
pourrait aboutir à un usage plus massif d’autres herbicides dont le
profil éco-toxicologique est… bien pire. Pourtant, là aussi, l’expertise
publique, celle de l’INRA a déjà montré comment cultiver sans ou avec
très peu d’herbicides… mais également indiqué l’ampleur des transformations économiques et sociales indispensables à un tel changement techniques (5). Bâtir une alternative politique suppose de savoir ce que l’on attend des technologies comme moyen de l’émancipation humaine et donc de comprendre
leurs avantages et leurs risques afin d’opérer en connaissance de ces
derniers les choix parmi les possibles techniques et de ressources
naturelles, en fonction des objectifs socio-économiques que l’on
poursuit. Il y a là un chantier nécessaire dans le combat pour opposer à
la perpétuation des dominations capitalistes l’espoir d’une autre
organisation sociale.
Article paru dans le n°396 de La Pensée, dans le dossier « Aux sciences, citoyens ! » reproduit ici avec l’aimable autorisation de la revue.
(b) Voir l’ancienne mais toujours valable enquête développée dans Sciences, les Français sont-ils nuls , Sylvestre Huet et Jean-Paul Jouary, Jonas éditeur, 1989 ISBN-10:2907145253.
(3) Le
fameux « Comité permanent amiante » mis en place avec un financement
100% privé, par les industriels qui s’étaient appuyé sur un ancien
militant communiste, Marcel Valtat (1923-1993, il quitta le PCF en 1947)
pour créer en 1983 une structure informelle regroupant industriels,
certains syndicats, et des médecins afin d’agir en lobby au près des
pouvoirs publics. Mais il n’a pu être efficace qu’en raison de l’appui
d’un directeur général de l’INRS (Institut national de recherche de
sécurité) et du refus explicite ou de l’incapacité des pouvoirs
politiques à se doter d’une expertise publique officielle sur le sujet..
puisqu’il fallut attendre 1997 pour que l’Inserm soit mandatée pour une
telle expertise. Voir http://www.sante-publique.org/amiante/cpa/cpa.htm
Selon P. Alatri, peu de choses seraient restées vivantes de cet héritage chez de bien pâles épigones [disciple sans originalité], en dépit d'une apparence de continuité, voulue et affirmée. À l'opposé, S.Moravia 33 voir bien dans les Idéologues les héritiers directs des philosophes, et dans l' Idéologie non point le reflet attardé d'une pensée révolue, mais "l’exigence d'une médiation permanente entre culture et politique". Un pensée, donc, insérée dans l'histoire de son temps. À notre sens, la filiation est vivante et incontestable. Pas davantage ne peut être mise en doute la volonté militaire d'une élite qui a été autant politique qu'intellectuelle, et a tenté d'assumer une sorte d"hégémonie dans les années qui séparent les lendemains de Thermidor des lendemains de Brumaire. Mais les hommes du groupe des Idéologues n'ont pas eu de "tête" politique : sans quoi ils n'eussent pas eu besoin de rechercher Bonaparte. Ils ont brillé seulement dans ce que Moravia appelle "l'organisation de la culture", pour organiser l'instruction publique et la vie scientifique à tous les niveaux, ce qui revenait d'ailleurs à préparer, mais à très long terme, de nouveaux accomplissements politiques. Dans la pratique politique courante, en revanche, ils ont multiplié les erreurs de calcul, et essuyé deux revers irréparables. avec Daunou, "père" de la Constitution de l'an III, ils ont cru - jusqu'en Fructidor [coup d'État du 18 fructidor an V, 4 septembre 1797; coup de force des anciens Directeurs républicains, Barras, La
Révellière-Lépeaux, Rewbell, contre la nouvelle majorité des Conseils du
Directoire] - qu'un édifice politico-constitutionnel élégamment agencé pouvait suffire à résoudre les profondes contradictions nationales nées des premières années de la Révolution. Avec Sieyès, Cabanis et bien d'autres "brumairiens", ils ont cru - ou feint de croire, par découragement, par défaut d'une autre issue - que Bonaparte accepterait de voir réglementer l'exercice du pouvoir exécutif renforcé, ou du moins se plierait à la coexistence d'un pouvoir clairement affirmé, en fin de compte, par la Constitution de l'an VIII, et d'un système représentatif garant de exercice des libertés publiques. Mais l'échec politique, au bénéfice du pragmatisme napoléonien, signifie-t-il la nullité des Idéologues et de l' Idéologie? ou seulement que les idées, cette fois, n'ont pas été en avance sur la réalité, capables d'élaborer une solution de rechange adaptée à un état de crise?
Le 18 fructidor An V, par A. Raffet
La filiation est à la fois claire, et illustre. C'est celle de Condillac [Etienne Bonnot de, 1715-1780 ; homme d'église, philosophe empiriste ; fondateur du sensualisme. Le sensualisme est un empirisme radical qui fait
de la sensation, avec le concours du langage, l'unique origine de toutes les
connaissances et de toutes les facultés. "Autant nos sensations
peuvent s'étendre, autant la sphère de nos connaissances peut
s'étendre : au-delà toute découverte nous est interdite."] dont on se bornera à rappeler ici l'importance comme inspirateur de la méthode scientifique chez les idéologues, bien que le philosophe sensualiste ait été, aussi, un économiste, et contribué à renouveler la définition de la propriété, "Tous les citoyens sont, chacun en raison de son travail, co-propriétaires des richesses de la société.". Engagés dans les transformations de la France révolutionnaire, les Idéologues sont, tout autant, tributaires de ceux de leurs prédécesseurs qui ont le plus fortement insisté sur les principes d'un bon gouvernement, sur le "perfectionnement de l'état social" : Mably, Helvétius, Condorcet - les classiques des écoles centrales, surtout le dernier, dont les Idéologues vénèrent l' Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain - "dernier monument de l'esprit et du caractère d'un grand homme", a écrit Roederer dans le Journal de Paris en l'an III.
Étienne Bonnot de Condillac, Académicien, élu en 1768 au fauteuil 31
Mais le cours même de la Révolution a infléchi et durci chez les Idéologues les lignes de la philosophie des Lumières. Chez les philosophes, l'établissement du gouvernement le plus propre à faire le bonheur du public est envisagé en deux étapes. Dans un premier temps, il n'est pas question d’abandonner à tous "le droit si effrayant de réformer", Mably [Gabriel Bonnot de Mably, 1709-1785 ; frère de Condillac ; homme d'église ; philosophe ; "...Mably donnera une tournure concrète à ses réflexions, en réponse aux sollicitations des confédérés de Bar, lorsqu’il publiera Du gouvernement et des lois de la Pologne en 1771, cherchant, avec Rousseau, les solutions de la survie de cette monarchie républicaine et anarchique..."], Entretiens de Phocion sur le rapport de la morale avec la politique ; la loi ne peut être élaborée par les hommes sans fortune, sans éducation, d'occupation servile ou salariée. Mais cette incapacité politique n'est pas conçue comme définitive. "Dans les hommes les plus humiliés par la fortune, je crois voir des princes détrônés qu'on retient dans les fers", continue Mably. Helvétius [Claude Adrien, 1715-1771 ; philosophe et poète ; élabore un système matérialiste et sensualiste qui défend l'égalité naturelle des hommes, un athéisme relatif et une morale utilitariste. Il considère l'homme comme le produit de son environnement et de son éducation] et Condorcet [Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de, 1743-1794 ; Académicien, élu en 1782 au fauteuil 39 ; "...il vota avec les Girondins et fut mis en accusation le 3 octobre pour avoir combattu la constitution de 1793 ; il se cacha pendant huit mois chez une amie, puis, dans la crainte de l'exposer aux fureurs jacobines, il partit de chez elle ; arrêté à Bourg-la-Reine dans sa fuite, il s'empoisonna dans sa prison, le lendemain, le 28 mars 1794..."] aperçoivent l'émancipation politique des classes populaires au terme d'un processus de diffusion de la propriété, ce "Dieu moral des Empires", Helvétius, et de l'instruction, qui permettra au peuple de choisir et de surveiller ses mandataires. L'égalité devient, dans la dixième époque de l'Esquisse de Condorcet, le "dernier but de l'art social". Les Idéologues en sont, évidemment, à la première étape. Après avoir vécu, de 1789 à 1791, le temps de "la philosophie laborieuse et bienfaisante", ils ont connu la "tyrannie éphémère" de la Terreur, le déchaînement de "tous les vices des esclaves", Daunou.
Entretiens de Phocion sur le rapport de la morale avec la politique
Robespierre leur parait ainsi incarner à proprement parler la Contre-Révolution. Marie-Joseph Chénier parle d'une République "dominée par d'ambitieux ignorants". Cabanis, après Brumaire, condamne rétrospectivement la "démocrate pure", "odieuse à tous les hommes sages et à tous les gens de bien" par "l'état continuel d'agitation et d'inquiétude où elle tient tous les citoyens ; les persécutions contre les talents et les vertus, qui semblent être de son essence". La république souhaitée est donc désormais d'un caractère nettement "aristocratique". On sent bien là que la bourgeoisie n'est plus qu'elle-même, qu'elle n'est plus capable de s’identifier comme en 1789 à toute la nation. L'évolution intérieure de la France sous le Directoire aidant, l'idée de la république se fait de plus en plus "défensive", le "juste milieu" ressemble de plus en plus à la conservation, la notion d'ordre devient centrale. "L'ordre! l'ordre! voilà l'objet de toute constitution, la tâche de tout gouvernement, le principe de toute prospérité publique. L'ordre est la sagesse de la nature", Roederer. "Dans ce motif ", note S.Moravia, "s'exprime aussi bien l’exigence philosophique de fournir à la réalité un cadre conceptuel déterminé, que le souci de défendre l'Etat contre les menaces des factions extrémistes". À quoi, dès Fructidor, fait echo la Décade philosophique : "Lorsque le calme n'est pas encore rétabli dans un Etat si longtemps agité, il faut laisser au pouvoir exécutif une grande force pour qu'il puisse comprimer toutes les factions". Nous voici au coeur du malentendu ou de duperie réciproque. On comprend que Bonaparte, ce "philosophe qui aurait paru un temps à la tête des armées", ait souhaité l'appui, avant le coup d’État et, ultérieurement, la coopération des Idéologues, personnages compétents et non pourvus de prestige. On conçoit également que, chez les hommes du XVIIIe siècle ayant foi dans la puissance des idées, et flattés des égards de Bonaparte témoignait à l' Institut, on se soit insuffisamment interrogé sur les suites politiques du coup d’État projeté - encore que plusieurs aient manifesté inquiétude ou perplexité. Aucune garantie n'existait que le résultat serait bien de porter au pouvoir ceux qui se jugeaient les meilleurs parce que les plus éclairés. L'équivoque subsista jusqu'à ce que Bonaparte ait pris en main la nouvelle constitution, et même jusqu'à ce que les nouvelles institutions aient commencé à fonctionner et le nouveau pouvoir exécutif à façonner le régime. Alors éclata l'opposition des conceptions entre le général et les penseurs du groupe brumarien. Pour Bonaparte, "gouverner par un parti, c’est se mettre tôt ou tard dans sa dépendance ; on ne m'y prendra jamais : je suis national". "Les Français ne peuvent plus être gouvernés que par moi." Le mépris est absolu de toute médiation politique, de tout régime représentatif impliquant par sa nature même un libre rapport avec l'opinion publique. Dans cet affrontement, Bonaparte partait nécessairement gagnant. C'était en lui, en effet, que devaient se reconnaitre les Français, et non point dans les Idéologues, dont les malheurs politiques n'émurent jamais la sensibilité publique : on savait bien qu'ils voulaient enfermer dans l'oubliette des mauvais souvenirs les années de la République "populaire", et clore l'ère de la démocratie politique et sociale. Tant qu'ils en eurent les moyens, les Idéologues choisirent l'opposition ouverte - à l'exception de Roederer, le seul à être entré au Conseil d’État et à avoir senti le caractère irrémédiablement négatif de leur opposition. Malgré leur isolement, les Idéologues ne furent d'ailleurs pas facilement éliminés par Bonaparte. Ils constituèrent jusqu'à la fin, pour Napoléon, "une sorte d’obsession récurrente ", note S.Moravia : "intellectuels faibles en tant que parti politique, hors d'état de capter l'opinion publique, tentés de se retirer de la politique active, et pourtant obstinément non alignés, réfractaires à toute intégration dans le système". Les Idéologues, contraints à la retraite politique, réussirent à conserver leur influence intellectuelle. 34 Ainsi Destutt de Tracy échelonne-t-il jusqu'en 1815 la publication de son grand traité d'Idéologie, montrant une remarquable perméabilité aux courants du libéralisme économique puisque le troisième volume, 1805, et le quatrième, 1815, postérieurs à la traduction française d' Adam Smith, 1800, par germain Garnier, et de Malthus, 1809, élèvent leur auteur au rang d'émule de J.S.Bay. et de Saint Simon. D'autres, plus discrètement, animent certains salons libéraux comme celui que tient depuis 1809, au faubourg Saint-Germain, la princesse de Salm-Dyck [Constance de Théis, 1767-1845 ; femme de lettres ; "...La comtesse y tient jusqu'en 1824 un salon littéraire très brillant.(...) Elle recevait également Alexandre Dumas, La Fayette, Talma, Jussieu, Alexander von Humboldt, des artistes comme Girodet, Grétry, Houdon, Augustin Pajou, Pierre-Narcisse Guérin, Carle Vernet, etc. Très mélangé, son salon était ouvert aux Idéologues comme aux libéraux de la Décade philosophique, le faubourg Saint-Germain y croisait la noblesse d'Empire, et beaucoup de francs-maçons de la « loge des Neuf Sœurs » s'y retrouvaient].
Des luttes communes ont associé à nos yeux le groupe des Idéologues et les noms de Benjamin Constant et de Mme de Staël. De fait, Constant s'est trouvé à la faveur de son talent personnel d'orateur parlementaire et de polémiste politique porté à la tête du groupe des opposants au sein du Tribunat. Quand à Germaine Necker, son salon - quand elle put séjourner à Paris - fut un véritable club politique fréquenté aussi bien par les adversaires du régime que par des modérés aussi proches de celui-ci que les propres frères du Premier Consul ; et la surveillance policière dont il fut l'objet prouve qu'entre Bonaparte et Mme de Staël il y avait beaucoup plus qu'un conflit de personnalités. Toutefois, Constant et Mme de Staël ont été sans doute des "compagnons de route" des Idéologues plus que des esprits apparentés totalement à ces derniers. Sur le plan théorique, ils ont eu en commun avec eux certains idéaux de la philosophie des Lumières, mais se sont aussi trouvés en opposition sur des points majeurs, en sorte qu'ils s'apparentent aussi bien à certains égards au courant de la réaction antiphilosophique. Roland Mortier insiste, pour l'une comme pour l'autre, sur les origines : les pays du Refuge calviniste français, où religion et lumières, à l'inverse de ce qui se passait dans les Etats catholiques, n'étaient pas considérées comme incompatibles, mais plutôt comme complémentaire 35, où tout un protestantisme libéral et rationaliste respecte les valeurs humaines, adhère aux idées de tolérance et de liberté - mais, inversement, maintient la religion comme fondement de la morale et de la politique. De là, chez Constant, la condamnation de l'athéisme matérialiste ; et chez Mme de Staël, la fidélité simultané à la foi et aux Lumières, récusant comme "vrais" philosophes ceux qui font profession d'athéisme. "Vous ne me suivez pas", disait-elle à Destutt de Tracy, "dans le ciel ni dans les tombeaux. il me semble qu'un esprit aussi supérieur que le vôtre et détaché de tout ce qui est matériel par la nature de ses travaux, doit se plaire dans les idées religieuses, car elles complètent tout ce qui est grand, elles apaisent tout ce qui est sensible et, sans cet espoir, il me prendrait je ne sais quelle invincible terreur de la vie et de la mort." De Benjamin Constant, disons avec Sismondi [Jean Charles Léonard Simonde de, 1773-1842 ; historien et économiste suisse ; "...Il défend l'intervention de l'État dans les mécanismes économiques en
vue de protéger les travailleurs contre les conséquences néfastes d'un
laisser-faire absolu. Ses idées ont influencé Marx..." Larousse], et pour ne point tomber dans les ornières d'une histoire " à la Guillemin"[Henri, 1903-1992 ; historien de "passion et de conviction" ; « Lecteur, sois dûment averti… tu ne trouveras pas, sous ma plume, de l’histoire mais du “pamphlet”. Pamphlet est le nom que porte l’histoire dès qu’elle s’écarte des bienséances et des mensonges reçus. Je dis bien mensonges. Il n’y a pas d’histoire objective »] : "Je sais bien qu'il est resté fort au-dessous de ce qu'il pouvait être, mais il paraît en même temps, s'être élevé fort au-dessus de ses contemporains." Ses interventions au Tribunat ont en tout cas, par la rigueur de leurs analyses critiques, fait progresser la jeune science politique, et admirablement défini les conditions juridiques nécessaires à la sauvegarde de l'exercice des libertés ; la nécessité d'établir des rapports plus étroits entre le gouvernement et la nation, de réduire la distance entre pays réel et pays légal en laissant se développer librement la presse et en accordant toute l'importance possible au système des pétitions ; l'opportunité d'encourager la formation d'une classe politique de plus en plus large, s'initiant notamment à la vie publique dans le cadre des administrations locales. En somme, les points de vue de Napoléon et de Constant étaient inverses. L'opinion publique était en effet au coeur des deux systèmes, le système parlementaire libéral objet des vœux de Constant, le système du pouvoir personnel imaginé par Napoléon. Mais tandis que celui-ci n'a jamais conçu d'autre tactique que de séduire ou d'orienter l'opinion, Constant, en intellectuel et en homme des Lumières, a concentré sa réflexion sur les moyens de l'éduquer et de l'amener au jour, à sa propre conscience et à son efficacité. "Puissance indomptable que la force n'asservit pas, auquel les phrases n'en imposent plus, qui se reproduit après qu'on a tué ses organes, qui, par sa résistance, renverse les institutions, qui les dissout par son inertie" : c'est avertissement, donné par Constant en l'an VIII à l'occasion d'un débat sur la prise en considération des pétitions, prends après coup toute sa valeur si on l'applique à l'histoire intérieure du Consulat et de l'Empire, qui terminèrent leur carrière dans l'indifférence sans jamais avoir cessé d'avoir à se garder contre leurs adversaires. "L'esprit public décide en dernier ressort des destinées nationales." Quant à Mme de Staël, si elle s'est toujours écartée - et de plus en plus - des Idéologues sur le plan de la psychologie individuelle, parce qu'elle ne trouvait pas dans le sensualisme et dans le scepticisme la satisfaction d'un tempérament très imaginatif et sensible, elle est à l'époque du Consulat entièrement alignée sur leurs positions en matière de philosophie politique et sociale 36, et c'est à elle qu'ils doivent la défense la plus brillante de leurs thèses sous le couvert de deux œuvres littéraires dans leur forme, parues l'une en avril 1800, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales 37, l'autre en décembre 1802, Delphine. De la littérature nous montre une Germaine Necker en profond accord avec la pensée du XVIIIe siècle, moins encore dans la reprise du thème de la perfectibilité des civilisations que dans la définition d'une littérature "engagée", non point l'un des beaux-arts, mais instrument "d'analyse de l'homme et de transmission des Lumières", S.Moravia, mais philosophie éducatrice. Et aussi, dans la conviction que l'ordre civil et politique doit obéir à des lois rationnelles et scientifiques : "C'est une science à créer que la politique." Quand à Delphine, ouvrage postérieur à l'élimination de l'opposition politique des Idéologues, il s'attaque plutôt au nouvel ordre napoléonien dans ses aspects moraux et sociaux. Dédié à "la France silencieuse et éclairée", il exalte la liberté hors du domaine politique où la partie vient d'être perdue, critiquant une société qui se réorganise en conformité avec la morale chrétienne traditionnelle et selon un mode d'autorité renforcée de l'homme sur la femme. Ouvrage aussi insupportable à Bonaparte que son auteur elle-même, et dénoncé par le Journal des Débats comme "très anti-social" et "très dangereux". "Dépourvus de tout contact avec les milieux populaires qu'ils méprisaient", écrit J.Tulard des libéraux, ils "se trouvaient sans possibilité d'action." Nul parmi les tribuns apeurés "n'est populaire dans la capitale". les Idéologues et leurs amis se trouvent réduit à n'accepter que des fonctions administratives, tel Daunou aux Archives impériales, à s'exiler comme Mme de Staël, ou à devenir des "émigrés de l'intérieur" - rejoignant paradoxalement l'attitude de certains opposants royalistes : celle de ces anciens nobles qui refusent de prendre des mairies ou d'entrer dans les conseils généraux des départements ; celle de ces praticiens genevois signalés par A.Palluel, vivant "retirés, entre eux, fréquentant le cercle très aristocratique et très fermé de la Maison de Rive - rendez-vous des irréductibles - non hostiles, mais réservés, marquant seulement leur opposition par une anglomanie qui a l'art d'énerver l'empereur" ; ou encore celle de ces grands négociants rémois étudiés par G.Clause, qui mettaient leurs enfants en pension en Angleterre en pleine période du blocus continental! 38
Le temps des complots et des conspirateurs Les minorités d'opposition active ont, sous le Consulat et l'Empire, chacune leur méthode de combat. À la plume ou à la parole, utilisées avec courage mais sans grande efficacité par un groupe d'intellectuels qui persistait à croire à une version bourgeoise de la République platonicienne des philosophes, répond chez d'autres la préparation clandestine de l'attentat au poignard, de l'enlèvement ou de la machine infernale. Sans plus de succès au demeurant. Ce sont les royalistes qui s'y sont principalement essayés, bien que les jacobins ou les derniers des babouvistes y aient également pensé.
À suivre...
Louis Bergeron, L'épisode napoléonien, Aspects intérieurs, 1799-1815, p.99-106, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Editions du Seuil, 1972
33. S. Moravia, Il tramonto dell' Illuminismo [Le déclin du siècle des Lumières], Bari, 1968.
34. F. Rude, Stendhal et la Pensée sociale de son temps, Paris, 1967.
35. F. Rude, Stendhal et la Pensée sociale de son temps, Paris, 1967.
36. G.E, Gwynne, Madame de Staël et la Révolution française, Paris, 1969.
37. Editions critique par Paul Van Tieghem, 1959.
38. André Palluel-Guillard, "Les notables dans les Alpes du nord sous le premier Empire", A.C.N., p.741-757 ; Georges Clause, "L'industrie lainière rémoise à l'époque napoléonienne", A.C.N., p.574-595.