Haute-Marne, Langres : quand la "civitas lingonum" (gallo-romaine) a pris remparts

Arnaud Vaillant



Préambule
"Les Lingons comptèrent au nom des peuples les plus importants de la Gaule.

Ils aidèrent puissamment César dans sa conquête, et si le proconsul ne s' attarda pas sur l' assistance qu'ils lui fournirent, ce fut pour ne pas diminuer ses propres mérites. Dans la guerre civile qui suivit la mort de Néron, ils s' illustrèrent grâce à leur chef, Sabinus, et sans doute encore davantage grâce à l'épouse de ce personnage, l' admirable Eponine. Ils sont enfin très connus des historiens auxquels ils ont laissé un document célèbre, le Testament du Lingon, et la plus importante collection d'inscription disponible entre Lyon et le Rhin. [...] qui est consacré à leur capitale, Langres, ou, si vous préférez, Andemantunnum. Elle fut une des plus grandes villes de la Gaule, et une des plus prospères. Sa richesse s'explique par au moins quatre facteurs :

  • une démographie dynamique mais mal connue ; 
  • un riche terroir, blé, bois, élevage ; 
  • un artisanat varié ; 
  • une situation exceptionnelle sur un axe majeur, la vallée de la Saône et les routes qui menaient de l' Île de Bretagne et de la Germanie vers Lyon et la Méditerranée.
[...] On ignore où se trouvait le forum, sans doute vers la cathédrale actuelle. Il y avait probablement un théâtre, qui n'a pas été localisé, et le peu qui nous soit connu de l' amphithéâtre et des thermes, c'est à l' épigraphie que nous le devons ; [...] En revanche, un quartier monumental, donc sans doute officiel, autour de la place des Etats-Unis, a été dégagé et les découvertes dues au hasard des travaux publics ont permis de mettre au jour de riches habitations. C'est sous Septime Sévère que la ville atteignit son apogée ; l' Etat romain sut reconnaitre son essor en accordant aux Lingons le statut de colonie."

Source : Joly Martine, Carte archéologique de la Gaule, Langres 52/2,
extrait de la préface Yann Le Bohec, p. 6, Fondation Maison des Sciences de l' Homme, Paris, 2001.

*****

Un procédé architectural propre à l' Antiquité : l' exemple du rempart de Langres

Arnaud Vaillant
2013

La cité lingonne peut s' enorgueillir d'une histoire pluriséculaire dont les fondements remontent  au moins à l'époque gauloise. Sa position naturelle, véritable carrefour de voies naturelles, et sa topographie de site fortifié s' imposent pour en faire un très probable oppidum dont aucune trace tangible certaine de fortifications n' a pu, à ce jour, être mis en évidence. En l' état de nos connaissances, la cité-gallo-romaine d' Andemantunnum est une agglomération ouverte, sans rempart. À partir de la seconde moitié du IIIe siècle, l'instabilité politique, des crises d'ordre social, monétaire et financière alliés au choc provoqué par les premières incursions barbares transforment les villes en véritables places fortes ; la civitas lingonum  se dote des premiers remparts qu'on lui connaisse.

Cette enceinte langroise de l' Antiquité tardive est connue dans ses grandes lignes : elle se développe au nord du promontoire et correspond grosso modo au tracé actuel des fortifications sur ses faces est, ouest et nord. Au sud, l' éperon est barré par un puissant mur courant au nord des rues Boulière, de la Boucherie et du Petit-Cloître. Son angle sud-est matérialise les limites de l' enclos canonial pendant toute l'époque médiévale  et moderne. Le tracé ainsi restitué livre un espace fortifié de 1.9 kilomètre de circonférence pour une surface close d' environ 25 hectares soit un tiers de l' agglomération du Haut-Empire (fig.1). Ce castrum pourrait être considéré comme un lieu de refuge en période de très grande insécurité ; néanmoins les découvertes archéologiques menées en divers points de la ville à l' extérieur de l' enceinte semblent indiquer un phénomène de rétraction urbaine dont on connait mal les spécificités en l' absence de fouilles systématiques. 


Fig.1 Tracé du rempart de l' Antiquité tardive de Langres @S.Février sur fond SIG Grand Langres


Depuis 1997 1, la recension systématique des témoignages recueillis à l' occasion du démontage des portions de ce castrum, alliée à l' étude des parements encore en élévation, ont permis d'affiner nos connaissances sur son mode de construction : l'ouvrage monumental se développe sur de solides fondations constituées de blocs de grand appareil (7 rue du Petit-Cloître, fig.2) coiffés de deux parements également en grand appareil encadrant un imposant massif de comblement ( 3 rue Cardinal Morlot). La courtine dépasse ainsi les trois mètres de large pour une élévation pouvant atteindre les 5 mètres ( 10/12 place Jean Duvet, fig.3). 


Fig.2. Vue en coupe du rempart dans une cave au 7 rue du Petit-Cloître @ A. Vaillant 



Fig.3. Le rempart en élévation au 10/12 place Jean Duvet @ A. Vaillant

Les blocs utilisés pour les fondations et les parements proviennent de monuments publics ou privés et de tombaux monumentaux démantelés pour l' occasion. Ce recours immodéré au remploi ne doit pas être imputé à une quelconque situation d 'urgence nécessitant la construction à la hâte du mur d'enceinte ni à une pénurie en matériaux  de construction ; il s' agit d'un processus propre à l' Antiquité où les vestiges d'un monument antérieur désaffecté étaient fréquemment insérés dans les maçonneries de celui qui lui succédait. D'ailleurs, les parements étudiés trahissent un travail soigné et une certaine recherche d’esthétique : pour les faces externes, les assises sont généralement régulières et bien ajustées, composées de blocs lisses ou de la partie lisse des blocs ouvragés. Cette ligne de conduite explique les nombreux trous de louve, de scellement, d' agrafes ou de bardages encore visibles dans le parement actuel du rempart, toutes caractéristiques généralement présentes sur les lits d' attente ou de pose des blocs, mais sur des faces par définition masquées. Pour la face interne de ces blocs et pour ceux qui comblaient l'espace entre les deux parements, les ouvriers ont fait l' économie autant qu'ils le pouvaient de la retaille des matériaux en se contentant d' en abattre  les parties saillantes. Des opérations de bûchage presque systématiques des faces en relief ont été entreprises afin d' obtenir une meilleure intégration du bloc dans la construction (bloc de frise bûché, fig.4).


Fig.4. Bloc de frise, Musée de Langres @ A. Vaillant


L'importance du rempart a généré un besoin énorme de matière première. Son édification à l' aide de blocs de remploi a entrainé la disparition de la parure monumentale de la ville gallo-romaine. Seuls deux arcs de triomphe érigés au tout début de notre ère, restés en élévation, peuvent encore témoignés de la magnificence de la ville du Haut-Empire. Encore doit-on leur survivance à leur intégration dans le tracé de l'enceinte pour en matérialiser les accès nord et ouest, une autre forme de remploi.

L'espace fortifié par l'enceinte langroise est plus important que celui observé à Auxerre, Toul ou Strasbourg ; il est grossièrement équivalent à celui de Paris, mais bien inférieur à des cités comme Reims, Metz, Mayence ou Trêves. L'aspect monumental de cette construction, ses dimensions, la rapidité de sa construction et la recherche esthétique sont autant d'indices qui démontrent une décision concertée, révélant une cité bien organisée au pouvoir central puissant.

1. Vaillant A., "L'enceinte de l' Antiquité tardive de Langres", Bulletin de la Société Historique et Archéologique de Langres, 2013, n°390, XXVIIe tome, 1er trimestre 2013, p.301-317, et n°391, XXVIIe tome, 2e trimestre, 2013, p. 357-371.

Source : Vaillant A., "Un procédé architectural propre à l' Antiquité : l'exemple du rempart de Langres", Sciences d' aujourd'hui pour comprendre hier : les techniques de l' archéologie appliquées à la Haute-Marne, Conservatoire du patrimoine, un service du département de la Haute-Marne, p. 99-103, juin 2018

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