La grande peste de Langres au XVIIe siècle, épisode II

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... C'est ainsi que nous voyons S.Roch, le patron des pestiférés, représenté généralement debout, la cuisse découverte et y montrant de la main la petite tumeur caractéristique. Au Musée de Cluny (7), au Musée de Bâle, dans d'innombrables tableaux italiens (8) et, plus près de chez nous, sur les bâtons de confréries de quelques-unes des églises de la banlieue langroise, vous pourrez vérifier le fait. Rappelez-vous enfin ce tableau célèbre du Baron Gros, au Louvre, intitulé : Les pestiférés de Jaffa. Le général Bonaparte, dans un geste un peu bien théâtral, touche l'aisselle du malheureux malade à demi-nu sur lequel le médecin, évidemment Des Genettes, a voulu faire constater à son chef le stigmate irrécusable du terrible mal.

Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa. Tableau d'Antoine-Jean Gros, 1804.

  Sur les causes déterminantes du fléau, nous savons aujourd'hui de façon certaine que l'agent infectieux se présente sous la forme d'un infiniment petit bâtonnet à bouts arrondis, de deux millièmes de millimètres de longueur et preque aussi large. Ce microbe a été découvert en 1894, pendant l'épidémie de Hong-Kong, par les élèves de notre Institue Pasteur de Paris, les Japonais Yersin et Kitasato (9).
  Mais au XVIIe siècle, les microbes n'ayant pas encore d'existence légale, les idées avaient moins de précision. Provenait-elle, cette maladie, comme on le lit dans un curieux manuscrit de la Bibliothèque du Mans, "d'un air corrompu par de mauvaises exhalaisons et fumées, eaux boueuses et dormantes et autres semblables comme des vices et erreurs qui se commettent au boire et manger? " Etait-elle due à des maléfices, à l'influence néfaste de certaines constellations ou d'astres errants comme les comètes? Nul n'aurait pu l'assurer. Par contre, on demeurait d'accord sur cette donnée élevée à la hauteur d'un dogme : que "c'estoit la main de Dieu qui, par juste jugement, la dardait [
Lancer une flèche, une arme pointue sur quelqu'un, un animal.] du Ciel pour châtier les hommes de leurs offenses et iniquitiez.(10)" Et le père de la Chirurgie française, le bon médecin de Charles IX, Ambroise Paré, photo, n'hésite pas à attribuer, sans conteste, la cause de l'infection "au feu de l' ire de Dieu (11)," ce que La Fontaine toujours si averti n'a pas manqué de relever :
Mal que le Ciel, en sa fureur,
inventa pour punir les crimes sur Terre!

 Fichier:Ambroise Paré 1573.jpg

Ambroise Paré, chirurgien des princes et des rois, de Henri II et de ses descendants : François II, Charles IX et Henri III. Sa devise était : " Labor improbus omnia vincit ", "Un travail acharné vient à bout de tout."

   Bien des circonstances, d'autre part, pouvaient augmenter l'épidémie ou contribuer à la répandre, et assez contradictoires, bien entendu : des vents violents ou le défaut de vents, un hiver trop doux ou un froid intense, un air trop sec ou trop humide, la foudre, les tremblements de terre, une éclipse, des phénomènes jugés extraordinaires par la naïve crédulité de ces temps. Par exemple, en 1584 la ville de Langres fut en grand émoi et cria, pendant plusieurs jours, au prodige. Après une longue sécheresse, le jour de la St-Pierre-ès-Liens, le 1er août, il tomba une pluie torrentielle après laquelle on trouva sous la porte Saint-Didier quinze souris tellement liées ensemble par leurs queues qu'il fut impossible de dénouer ce noeud gordien. Les habitants ne manquèrent pas d'attribuer à ce fait troublant l'annonce de la peste qu'ils attendaient de pied ferme et qui, en effet, arriva quelques mois après (12).
  En réalité, l'absence totale de soins hygiéniques dans les villes et les campagnes, la nourriture des paysans fréquemment réduits par la famine à manger de l'herbe et, dans les contrées dévastées par la guerre, l'infection produite par les cadavres décomposés sur place ou jetés dans les ruisseaux, les puits et les fontaines, contribuaient singulièrement à propager la contagion.

II

  Ces conditions, la guerre et la famine, est-il besoin de vous le rappeler, se trouvaient, hélas! liguées au début du second tiers du XVIIe siècle dans notre malheureuse région.
  Nous sommes en 1632 (13). Les évènements politiques et militaires qui, dans l' Histoire, ont pris le nom de "Guerre de Trente ans" [ 
l'épisode Franc-Comtois a été baptisé guerre de Dix Ans par les historiens régionaux, un terme d’ailleurs impropre puisque les événements n’ont duré en réalité que huit ans, de 1636 à 1644] venaient de commencer. Le Duc de Lorraine, à la suite de la folle équipée de Gaston d'Orléans, frère du Roi, venaient de se jeter dans les bras des Impériaux. De concert avec les fameux généraux tortionnaires Gallas et Forkacs, lieutenants de Piccolomini, ses troupes allaient se fixer en Franche-Comté pour faire, depuis cette province, de fréquentes incursions en Bourgogne et en Champagne. Les nouveaux alliés, aidés des farouches bandes croates et suédoises, apparaissent dans la vallée de l' Amance, preque aux portes de Langres, incendient les villages, massacrent les pauvres habitants, détruisent les récoltes. Ils amènent avec eux la Peste qu'ils ont contractée au passage en Italie et en Allemagne et qui, depuis 1629, décime tout le bassin de la Saône! (14).
  On devine l'état d'esprit de la population langroise, augmentée de tous les paysans des environs venus avec leur bétail s'entasser à l'abri des bonnes murailles de notre fière cité. Aussi bien, la frayeur est-elle à son comble lorsque, le 2 novembre de cette année 1632, le bruit courut soudain, bien vite confirmé, que la peste venait d'éclater en ville dans deux rues à la fois : rue Sainte-Barbe (Tassel) chez le "tixier [
Marchand de toiles et autres tissus?] " Jean Drouet, et rue du Petit-Cloître, chez le tanneur Nicolas Parisot. On disait que la femme du premier avait par mégarde acheté des hardes au village de Récourt où la contagion sévissait déjà! On disait que les deux filles du tanneur s'étaient réveillées avec tous les signes les plus nets du mal, auquel elles devaient succomber quatre jours plus tard!
  Ces détails et beaucoup de ceux qui vont suivre nous sont connus par les notes preque quotidiennes, prises par le pieux desservant de l'église de St-Pierre de Langres, à la fois curé d' Hortes et directeur de l' Hôpital du Chapitre : messire Clément Mâcheret, lequel dans ce précieux Journal va nous servir de guide émouvant et fidèle. (15)
  En face de "l'éminent péril," les habitants, dans leur foi profonde, décident de se concilier d'abord la faveur du Ciel dont le courroux, on ne la sait que trop, en est la cause évidente. Ils tournent leurs regards vers un saint, spécialiste reconnu en cette matière, vers S.Gaond, ou Gond. Pourquoi S.Gaond et non S.Roch, d'une renommée plus établie et plus étendue, et qui avait à Langres même ses partisans et ses autels? Constatons le fait sans insister.
  Ce saint guérisseur (16), S.Gaond, était un pieux anachorète du VIIIe siècle, parent du bon roi Dagobert. Il était allé avec son oncle S.Wandrille- un maire du Palais, s'il vous plait!- dans le pays de Caux fonder le monastère de Fontenelle. Bientôt il quittait cette maison pour venir se fixer aux environs de Sézanne-en-Brie, dans un lieu sauvage nommé Oye, St-Pierre d' Oye. Cette solitude pleine de marécages, dit la légende, était infestée de grenouilles dont les cris ininterrompus étaient peu propices à la méditation des moines ; mais le saint Abbé obtint du Seigneur, qu'il ne permettrait à ces loquaces batraciens de ne donner de la voix qu'à tour de rôle, et l'on assurait encore à la fin du XVIIIe siècle que dans ce lieu enchanteur on n'entendait jamais plus d'une grenouille à la fois! Depuis longtemps, le monastère a disparu, mais les marais ont subsisté, désignés par le nom du pieux ermite qui les illustra ; et cette désignation, je ne peux m'empêcher de le dire ici, est pour nous devenue sacrée! Nous ne pouvons oublier, Mesdames et Messieurs, que les marais de St-Gaond, dans les journées ardentes des 6 et 8 septembre 1914, ont été le tombeau de la Garde Prussienne, que dans cette fange verdâtre devait sombrer le prestige de la force germanique, que la Victoire de la Marne y devait secouer ses ailes et rouvrir le cycle fermé des grandes Gestes françaises. (17)

Ruines de l'abbaye en 1914Ruines de l' abbaye en 1914. Lieu de la Bataille des marais de Saint Gond  Restaurés, les anciens bâtiments de l'abbaye sont aujourd'hui un gîte.

   Cette parenthèse nécessaire étant close, suivons le récit de cette histoire.
  Donc, le dimanche 26 décembre, après le sermon de la Cathédrale, la grosse cloche de St-Pierre convoqua tous les habitants à une réunion générale, à la voix du Sieur Plubel, prêtre et ancien chapelain. Les notabilités, le maire Messire Philibert Piétrequin en tête, avec les représentants de toutes les juridictions urbaines, se rendirent au lieu du rendez-vous. Après une invocation à l' Esprit-Saint, l' Assemblée décida "pour apaiser l'ire de Dieu (le mot y est) de solenniser les festes de Monsieur Sainct Gaond abbé par le Clergé et le peuple de Langres, de faire de ces deux jours-là une procession solennelle suivie d'une grande Messe où tous devaient assister et supplier le glorieux Confesseur de faire fuir le mal qui presse à présent ladite ville de Langres." (18)
  De plus, deux ecclésiastiques sont choisis pour aller en pèlerinage au tombeau du Saint à Sézanne-en-Brie, y porter les supplications des Langrois et "faire aussi, dit le chroniqueur, quelques présents et recognoissances."
  Le jeudi suivant, 30 décembre, les deux députés s'en vont,


À suivre...

Docteur Michel Brocard, La grande peste de Langres au XVIIe siècle, conférence prononcée le 20 avril 1926, pp.7-12. Langres. AU MUSÉE, 1926.

7. Sur les volets d'un retable flamand du XVe siècle.
8. À Vérone, tableau de Carotto dans l'église S.Fermo ; à Milan, un tableau de Bassano à l' Académie des Beaux Arts ; à Modène, un tableau de Procaccini au Museo Estense ; à Lugano, une fresque de B.Luini, etc., etc. Cf. Dr P. Richer : L'Art et la Médecine, Paris, Gaultier, Magnier et Cie, s.d., p.317et seq.
9. Yersin, in Annales de l' Institut Pasteur, n° de septembre 1894, p.662.
10. Ms. du Mans cité, et Dr Cabanes : La Peste dans l'imagination populaire. Extrait des Archives de Parasitologie.
11. A.Paré : Œuvres complètes, ed. 1628. Liv.XXII, p.819.
12. Messager de la Haute-Marne, 1852, n°735, feuilleton.
13. S. Migneret : Précis de l' Histoire de Langres, Langres, Dejussieu, 1835, p.206 et seq. ; Gal de Piépape : Histoire militaire du pays de Langres et du Bassigny, Langres et Paris, Dangien et Champion, 1884, p.208 et seq.
14. Clément-Janin : Les Pestes en Bourgogne, Dijon, F.Carré, 1879, p.78.
15. Journal de ce qui s'est passé de mémorable à Langres et aux environs depuis 1628 jusqu'en 1658, par Messire Clément Mâcheret, chapelain de Saint-Pierre, directeur de l' Hôpital du Chapitre, curé d' Hortes, publié pour la première fois... par le Dr Bougard. Langres, Jules Dallet, 1880, 2 vol.
16. Baugier : Mémoires historiques de la province de Champagne, Châlons, 1721, t. II, p. 230-231.
17. Le Goffic : Les marais de St-Gond, in Revue des Deux Mondes, 1916, 1er sept., p.37.
18. Mâcheret, op.ci., I, 20-21.

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