La grande peste de Langres au XVIIe siècle, épisode I

Mesdames, Messieurs,
Au moment de vous parler de la Grande Épidémie de Peste qui désola notre ville de Langres au XVIIe siècle, et de vous dire comment se soignaient nos pères en pareille aventure, je me demande si je ne dois pas, d"abord, vous faire des excuses très humbles.
  En faisant choix de ce sujet, en effet, j'ai peur d'avoir trop compté sur la bonne grâce de votre accueil, dont, une fois déjà, j'ai éprouvé l'extrême et si sympathique bienveillance. Et de fait, après les Causeries éblouissantes de verve de mes prédécesseurs, au cours de ces quatre dernières années, après surtout les délicieux tableaux évoqués ici même - avec quel art! - il y a près de trois mois et dans lesquels vous a semblé vibrer l'âme de nos forêts et de nos vallons fleuris (1), qu'allez-vous penser des scènes un peu bien macabres que je vais tenter de faire revivre devant vous? Votre sommeil de cette nuit ne va-t-il pas être hanté par d'effrayants cauchemars dignes de quelque Grand Guignol? Et n'allez-vous pas, en sortant me renvoyer avec indignation à mes chères études ou pour le moins à tous les diables?
  Aussi bien, pour vous rassurer et me rassurer en même temps, je me permettrai de vous rappeler ce qui vous a été annoncé au début de cette suite de Conférences. Ne vous avait-on pas dit (2 ) que l'on vous montrerait, tour à tour, les diverses faces du visage de notre Langres et que, comme de celui d'une personne chère on aime tous les traits et toutes les expressions, on essaierait de vous les peindre aussi sous un de leurs aspects plus sévères, mais non moins prenants dans leur austérité? Les malheurs, les catastrophes, les guerres, les épidémies enfin ne sont-elles pas, dans l'échelle des valeurs, les seules authentiques pierres de touche qui permettent de juger le coeur de l'homme? Je me hâte de le dire : mon dessein, ce soir, est de vous faire voir que l'âme des Langrois du XVIIe siècle, lorsqu'elle se trouva aux prises avec une des plus grandes épreuves qui vint, en un jour néfaste, fondre sur leurs murailles invaincues, cette âme ne redoute pas le jugement au grand jour de l'impartiale Histoire.
  Certes, ce n'est pas seulement pendant les années 1632, 1636 et 1637 que la Peste exerça ses rigueurs sur notre malheureuse population. Au XIVe, XVe et même à la fin du XVIe siècle, nos pères eurent à subir, à maintes reprises, ses attaques dévastatrices ; mais j'ai cru devoir choisir, comme description, la dernière en date sous le règne de Louis XIII, pour le motif un peu simpliste que plus complète en était la documentation et qu'elle semblait résumer, à la lumière des pièces d'Archives consultées, les détails les plus capables de vous intéresser un moment.
  Pour faciliter mon exposé, après quelques considérations très générales, mais que je crois indispensables, sur la maladie elle-même, sur les idées que l'on se faisait, à l’époque, considérée, au sujet de sa genèse et de son évolution, j'essaierai, dans une première partie, de vous retracer chronologiquement la marche de l'épidémie langroise. Dans une seconde partie, j'étudierai très brièvement les ressources médicales, générales et spéciales, que notre Art essayait alors de lui opposer.
  Je m'efforcerai d'éviter les termes trop techniques à désinence grecque, me souvenant de l'aversion que le frère, trop réaliste à son gré, du fameux Malade imaginaire nourrissait contre ce qu'il appelait l'argot des disciples d' Esculape [chez les Romains, le
dieu de la médecine] !
  De toutes les épidémies qui ont dévasté l' Humanité, la Peste est celle qui de tout temps a causé la plus vive épouvante, bien légitime, à tout prendre, si l'on songe à son apparition mystérieuse, à la brusquerie de son invasion, à la violence de ses symptômes, à sa propagation inouïe, à la mortalité enfin trop souvent formidable qu'elle détermine.
  Dans l'Antiquité, on avait donné ce nom de Peste à toutes sortes d'affections à contagiosité extrême : telle celle qui ravagea Athènes au VIe siècle avant notre ère et dont Thucydide [
vers 465 av. J.-C - entre 400 et 395 av. J.-C ; historien grec] a donné le palpitant récit ; telle aussi celle qualifiée Antonine observée par Galien [vers 131 et mort vers 201 ; plus grand médecin de l'Antiquité après Hippocrate, il a laissé une œuvre considérable qui fit autorité jusqu'à la Renaissance], en 165 après Jésus-Christ. Mais ces épidémies n'avaient rien de commun avec celle qui nous occupe : la Peste bubonique, et c'est à cette dernière qu'il faut rattacher celle du VIe siècle relatée par Grégoire de Tours [vers 538-vers 594 ; Prélat et historien français], celle a laquelle succomba Saint Louis [Louis XI, dit ;  1226-1270] en 1270, et la plus terrible de toutes, la Grande Peste noire du XIVe siècle qui, après avoir fauché des multitudes en passant de Chine à Constantinople, envahit la France par Marseille en 1347, et fit périr en Europe 25 millions d'êtres humains (3).
  Depuis lors, le fléau reparait fréquemment, plus localisé mais non moins meurtrier. Au XVIIe siècle, l' Italie est ravagée. Milan, en 1629, Nimègue, en Allemagne, à peu près à la même date, sont les foyers qui vont essaimer dans notre infortuné pays.
  Sans vouloir entrer dans trop de détails, il importe cependant de vous donner un rapide tableau des principales manifestations de ce mal redoutable et redouté (4).
  La période d'invasion est très courte : un individu en pleine santé jusque-là est pris brusquement de fièvre intense, de douleurs de tête, de somnolence, de vomissements. Il lui semble qu'il va perdre connaissance. La figure est grippée, le corps inondé de sueurs est le siège d'exhalaisons fétides. Il faut lire cette description dans le roman si expressif de Manzoni [
1785-1873 ; écrivain italien ; nommé sénateur en 1860] intitulé : Les fiancés, où l'auteur a buriné à la façon d'une eau-forte le récit de cette peste de Milan de 1629 (5) et en a gravé les épisodes dramatiques dans un saisissant relief.
  La maladie est instantanée, l'évolution va se faire rapide. Dès le second jour, apparaissent des "signes fascheux", selon le mot des historiens contemporains. La peau se recouvre de taches d'un rouge livide : c'est le pourpre. Derrière le cou et les oreilles, dans les aisselles, aux aines surtout, dans les groupes ganglionnaires lymphatiques, en un mot, voici que se dessinent des tumeurs grossissant presque à vue d’œil comme des œufs de pigeon, extrêmement douloureuses et qui vont suppurer. Ce sont les fameux bubons, signataires de l'affection. Bien plus, sur d'autres points du corps surgissent des élevures rougeâtres, chaudes, faisant songer à la pustule maligne. Ce sont les charbons qu'accompagnent aussi d'intolérables souffrances.
  L'évolution de la maladie se poursuit très vite, la période d'invasion et la période d'état se faisant généralement en 7 ou 8 jours ; mais dans une proportion qui peut atteindre jusqu'à 65 pour cent des malades atteints, la mort survient en 48 heures, 24 heures, 12 heures et preque sans agonie. On se rappelle la boutade de Boccace [ 1313-1375 ; écrivain.
Il est, avec Dante et Pétrarque, le fondateur à la fois de la plus illustre tradition littéraire italienne et de la culture humaniste, qui inspirera toute la Renaissance européenne], à propos de la Peste de Florence en 1348 : "Il n'était pas rare que des gens ayant dîné avec leurs parents, le matin, soupent, le soir, avec leurs ancêtres dans l'autre monde!" Dans les cas moins extrêmes, la régression pouvait s'éterniser, entretenue par des suppurations interminables, des hydropisies, des paralysies, des mutilations de membres souvent irrémédiables.
  Cette rapidité d'évolution, on le comprend, engendrait, surtout au début, des paniques folles, lesquelles faisaient presque autant de victimes que l'épidémie elle-même. C'est bien "le Mal qui répand la terreur" dont parle La Fontaine dans une de ses plus savoureuses Fables que nous avons tous apprise. N'y sent-on pas monter, derrière la narration, comme des souvenirs et presque des impressions personnelles du génial Bonhomme, lequel publia cette fable quelques années après cette Peste de Londres de 1665, où périrent 100 000 personnes, évènement dont les échos ne laissèrent pas que de se répercuter de ce côté-ci de la Manche (6).

Les animaux malades de la Peste
Second recueil dédié à Madame de Montespan, Livre VII, Fable 1 

  Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n'en voyait point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul mets n'excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le Berger. Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
- Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d'honneur.
Et quant au Berger l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L' Ane vint à son tour et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de Moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots on cria haro sur le baudet. Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir
.

Jean de La Fontaine (1621-1695), Fables, 1678-1679.
> Texte intégral : Paris, Aubert, 1842

 https://gallica.bnf.fr/essentiels/sites/default/files/styles/image_commentee_grande_vignette/public/images/2016/03/ess_446.jpg?itok=DvEbjSJi

 Source : https://gallica.bnf.fr/essentiels/fontaine/fables/animaux-malades-peste


  Les bubons, nous l'avons vu, ont une importante toute particulière et suffisent pour donner au mal son caractère pestilentiel. Ils ont été notés avec soin par tous les historiens, et j'ajouterai, relevés avec la même exactitude par de nombreux artistes.

À suivre...

Docteur Michel Brocard, La grande peste de Langres au XVIIe siècle, conférence prononcée le 20 avril 1926, pp.3-7. Langres. AU MUSÉE, 1926.

1. LES CONFERENCES DE LANGRES, VII. F.Boissard : André Theuriet et la Montagne langroise. Langres. AU MUSÉE, 1926. Conférence prononcée le 28 janvier 1926.

2.
LES CONFERENCES DE LANGRES, I. Dr Brocard : Un aperçu de l'histoire générale de Langres. Langres. AU MUSSÉE, 1922. Conférence prononcée le 10 novembre 1922, p.2.

3. J.-P.Papon : De la peste ou les époques mémorables de ce fléau. Paris, Lavillette, s.d., I, p. 53-102.

4. Epitome rerum digestarum a pontificibus coenomasibus ; De l'essence, des causes, des signes de la Peste et de la Préservation d'icelle, 1er mai 1607, par Jean Bondonnet, moine de l' abbaye de Saint-Vincent au Mans. Mss. n°98 de la Bibliothèque publique du Mans. Transcription Rouquette in La France Médicale, n° 9 et 10 ; et H. Cavanioi : Chaumont au XVIIe siècle. La Peste de 1636, s.l.n.d., 1907.

5. A. Manzoni : I Promessi Sposi, Storia milanese del secolo XVII. Milano, 1827, traduction française de Rey Dusseuil, Paris, Charpentier, 1845.

6. La fable : Les animaux malades de la Peste, fait partie du second recueil, publié par l'auteur en 1678, treize ans après la Peste de Londres de 1665, dont Daniel de Foë, l'auteur de Robinson Crusoë, donna un curieux récit intitulé : Un journal de l'année de la Peste... de l'année 1665, Londres, 1722, traduit pour la première fois par le Dr Albert Nast et Andrée Nast, Paris, Crès, 1923.

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