La pensée de Castoriadis est à la fois critique du marxisme tout en affirmant sans ambiguïté la nécessité de dépasser le capitalisme. Le projet d'autonomie qui définit sa conception de la véritable démocratie en suppose en effet l'abolition. La philosophie de Castoriadis se présente donc comme une philosophie révolutionnaire ayant tiré leçon des échecs du XX° siècle et en particulier du stalinisme.
La vie de Castoriadis
Cornelius Castoriadis est né à Constantinople le 11 mars 1922 de parents grecs qui s'installent dès juillet à Athènes. Il fait ses études en Grèce où il se montre précoce. C'est à l'époque de la dictature de Métaxas qu'il entre, dès le lycée (il a quinze ans) aux jeunesses communistes. Il est rapidement gagné par le trotskisme contre le stalinisme chauvin du PC grec. Il est cofondateur en 1941 du groupe clandestin et de la revue Nea Epochi qui visait à réformer de l'intérieur le PC grec mais rejoint dès 1942 l'organisation trotskiste animée par Spiros Stinas. Après des études de droit, d'économie et de philosophie, à l'Université d'Athènes, une bourse d'étude lui permet, fin 1945, d'émigrer en France pour finir sa thèse de philosophie. Il adhère alors au Parti Communiste Internationaliste sous le pseudonyme de Chaulieu. Très vite, il est en désaccord avec les principes du trotskisme et considère que l'URSS est un « capitalisme d'État ». Il développe un communisme personnel, hypercritique du système bolchevique. Il crée avec Claude Lefort un groupe qui scissionnera de la IV° Internationale et qui deviendra « Socialisme ou Barbarie ». C'est aussi le nom d'une revue que Castoriadis anime de 1948 à 1965. Son statut de fonctionnaire international en tant qu'économiste à l'OCDE (1948-1970) le protège (il a en effet été condamné par contumace en Grèce) mais il est contraint à l'anonymat jusqu'en 1971. Marié à Piera Aulagnier (psychanalyste), il participe à la création du « quatrième groupe » en 1969. Il s'agit d'un groupe de psychanalystes issu d'une scission d'avec l'Ecole freudienne (celle de Lacan).
À partir des années 1970 il rompt définitivement avec le marxisme. Il est à la fois psychanalyste (à partir de 1973), philosophe mais aussi épistémologue, historien. En 1977, toujours avec Claude Lefort mais aussi Pierre Clastres, Marcel Gauchet et Miguel Abensour il fonde une nouvelle revue, Libre, qui ne connaîtra que six numéros.
C'est en 1975 que sort son livre pivot L'institution imaginaire de la société. À partir de 1978 paraissent Les carrefours du labyrinthe, qui compteront six tomes (le dernier publié à titre posthume en 1999)
Il est aussi directeur d'étude à l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales de 1980 à 1995.
Cornelius Castoriadis meurt le 26 décembre 1997 à l'âge de 75 ans, d'une crise cardiaque.
Qu'est-ce qu'une société ?
L'homme est un être social et qui ne peut survivre hors de la société. Toute société est un assemblage d'institutions qui font que nous parlons une langue et pas une autre, que nous nous nourrissons d'une certaine manière etc. Qu'est-ce qui tient tout cela ensemble et en constitue l'unité (car toute société a une unité même si elle est en crise, même lorsque deux classes luttent l'une contre l'autre car pour lutter il faut un terrain commun) ? Castoriadis répond que l'unité sociale découle de « significations imaginaires sociales », incarnées dans les institutions particulières et les animant. Prenons par exemple une société où on croit à l'existence des esprits, dans cette société ces esprits constituent une signification imaginaire sociale. Il en est de même, selon les sociétés, de la polis, de Dieu, de la Nation etc. L'État, le Parti, le capital, l'argent, la vertu, le pêché, sont des significations imaginaires sociales. La distinction sociale des rôles relève de cet imaginaire. Castoriadis fait remarquer qu'un enfant polynésien ou un enfant français sont des êtres différents, non pas par différence de code génétique mais parce que l'imaginaire social leur assigne un rôle, une position très différente.
Ces significations sont « imaginaires » car elles ne sont ni rationnelles, ni réelles (elles ne dérivent pas des choses). Elles ont affaire avec la création. Elles sont « sociales » car elles ne sont rien si elles ne sont pas partagées par ce collectif impersonnel qu'est la société. Chaque individu incorpore l'imaginaire de la société à laquelle il appartient. La société établit donc son propre monde dans lequel est incluse une représentation d'elle-même. Elle définit ce qui est considéré comme étant réel ou non. Par exemple à Salem, la sorcellerie était réelle il y a trois siècles. Elle ne l'est plus aujourd'hui. « L'Apollon de Delphes était en Grèce une force aussi réelle que n'importe quelle autre » écrit Marx.
Chaque société est un système d'interprétation du monde, création du monde. Attaquer ce système d'interprétation, c'est attaquer mortellement cette société qui se défendra d'autant plus sauvagement. Chaque société n'a d'autre finalité que la conservation de sa propre institution corrélative à des significations imaginaires arbitraires.
Le problème du sociologue est qu'il appartient lui-même à une société. Il peut se poser la question "comment verrait le monde un homme qui n'appartiendrait pas à notre société, ni à aucune autre ?" "Qu'en est-il de la réalité « en dehors » de notre institution du monde ?" Cette question est bien sûr insoluble. Une société crée des entités sans corrélat physique (esprits, dieux, normes, lois, droits de l'homme etc.)
Il n'existe pas de société sans mythe et il n'y a pas de mythe sans arithmétique. Tout mythe fait appel aux nombres (Dieu est Un en trois personnes, il y a douze dieux etc.) et il n'y a pas d'arithmétique sans mythe (il existe toujours une représentation imaginaire de la quantité)
L'institution de la société se déploie selon deux dimensions : une dimension proprement imaginaire et une dimension ensembliste-identitaire Dans cette seconde dimension, l'institution de la société opère selon les même schèmes actifs de la théorie logico-mathématique des ensembles : éléments, classes, propriétés, relations. Dans le domaine ensembliste-identitaire le schème opérateur est celui de la déterminité (pour que quelque chose existe, il faut qu'il soit défini ou déterminé). Dans la dimension imaginaire l'existence est la signification. Les significations sont indéfiniment reliées les une aux autres : par exemple la signification « prêtre » renvoie à la signification « religion » qui renvoie à « Dieu » etc. Les significations ne sont pas ici reliées entre elles de manière logique (il s'agit ici d'une critique qu'opère Castoriadis du structuralisme et notamment de l'interprétation analytique des mythes chez Lévi-Strauss)
Castoriadis dénie la possibilité de dériver les formes de la société à partir de caractéristiques permanentes de l'être humain (par exemple le désir freudien ou autre). Il n'existe pas une « unique équation de l'univers »
Il insiste aussi sur l'impossibilité de la prévision économique car l'économie non seulement a des conditions sociales et politiques mais aussi (et beaucoup plus) baigne dans le magma des significations imaginaires sociales.
Chaque société voit les sociétés anciennes au filtre de ses propres significations. Ainsi on n'attribue pas les mêmes idées aux Grecs Anciens au XVII° siècle qu'au XVIII° ou qu'aujourd'hui. Le nouveau se fabrique une vue de l'ancien.
Comment alors passe-t-on d'une société à une autre ? Il n'y a pas à proprement parler de « désordre » dans la société. Lorsque lors de la Révolution la foule affamée marche sur Versailles, ce n'est pas du désordre. C'est un ordre négativement valorisé du point de vue de l'institution existante. De même les premières villes libres au XI°, XII° et XIII° siècle ne sont pas du désordre mais un nouvel ordre, de nouvelles significations imaginaires sociales. La bourgeoisie, dans les premières villes qu'elle fonde, crée déjà une autre organisation que l'organisation féodale.
Dans les sociétés primitives ou religieuses traditionnelles, règles et lois sont posées comme données, intangibles, non questionnées et non questionnables. Si Dieu a donné la loi à Moïse, personne ne peut, dans le peuple hébreu, dire « la loi est mauvaise et injuste ». La religion exclut la contestation.
Or, dans la Grèce Ancienne a eu lieu une création extraordinaire (reprise ensuite en Europe moderne). A émergé une nouvelle forme de l'être social-historique : ces sociétés mettent elles-mêmes en question leur institution, la loi de leur existence. Le changement des lois pour la première fois se fait consciemment et sont ouvertement posées ces questions : est-ce que nos lois sont justes ? Est-ce que nos dieux sont vrais ? Est-ce que notre représentation du monde est exacte ? Des questions politiques et philosophiques radicales sont posées. Alors que pour un primitif la réalité et la vérité de sa représentation ne font pas question, la rupture qui se fait en Grèce consiste en ce que les idées mêmes de vérité et de réalité sont questionnées. D'abord est-ce que ce qu'on nous dit sur les mythes est vrai (Thalès) ? Puis qu'est-ce que la vérité et la réalité ? C'est donc une mise en question des représentations de la société, de la loi et le surgissement de la question de la justice. La philosophie et la démocratie naissent en même temps. Une société autonome apparaît c'est-à-dire une société explicitement auto-instituée (il est important de préciser « explicitement » car pour Castoriadis toute société est auto-instituée mais toutes ne le savent pas). En même temps (cela va de paire) se crée des individus capables d'une certaine autonomie c'est-à-dire capables de questionner la loi sociale mais aussi de se questionner eux-mêmes et de questionner leurs propres normes.
L'émergence de sociétés nouvelles est création et donc, à moins de se contredire, ne saurait être totalement explicable (ce qui exclut non la notion de lois de l'histoire mais l'idée que les lois de l'histoire seraient déterminées comme des lois physiques). La société occidentale a pour originalité d'avoir créé la première universalisation effective de l'histoire. Auparavant certains peuples étendaient plus ou moins leur empire, mais aucun n'exerçait une emprise mondiale. Pourquoi ce changement ? Un premier élément de réponse est dans un déploiement inouï de la dimension ensembliste-identitaire c'est-à-dire la logique, les mathématiques, la science et l'application de ce savoir à la technique. Deuxièmement l'Europe moderne est chrétienne. Les Grecs pensent l'être humain mortel en un sens profond. Il 'y a rien à attendre d'une autre vie qui, si elle existe, est pire que celle-ci, et les dieux eux-mêmes sont soumis à des lois impersonnelles (c'est, nous y reviendrons, une des raisons de l'émergence de la démocratie grecque car s'il n' y a rien à attendre d'un au-delà, l'homme retrouve son autonomie et il lui appartient de créer ici-bas ses propres lois). Le Dieu chrétien, lui, dans l'imaginaire social, est tout puissant et créateur et il est rationnel. Ce Dieu reste inactif pendant dix siècles mais est réactivé avec l'émergence du capitalisme qui crée un nouvel imaginaire social : l'expansion illimitée de la maîtrise « rationnelle ». D'abord expansion illimitée des forces productives, il s'agit bientôt de rationaliser toute la vie sociale (famille, éducation, communication etc.) et c'est cette Europe là qui s'empare de la planète. Il y a depuis longtemps des conquérants mais avec le capitalisme, et pour la première fois, cette tendance à l'extension illimitée de la puissance ou de la maîtrise trouve ses instruments adéquats : des instruments rationnels. Le capitalisme hérite de l'idée grecque de la raison rationnelle et du fantasme chrétien de sujet tout puissant et d'un mode rationnel car fabriqué par un sujet rationnel tout puissant. Il fait subir à ces significations des torsions (il s'agit d'un nouvel imaginaire social, d'une création)
La pensée technique exerce une fascination sur tous les peuples même après la décolonisation. Le capitalisme n'exerce pas qu'une violence directe mais aussi une violence exercée par la fascination d'un modèle qui se présente comme universel : les pauvres dans la misère se mettent à singer le mode de vie capitaliste.
Les hommes ne se mobiliseront pas pour transformer la société uniquement dans le but d'avoir une société autonome. Ils voudront l'autonomie si elle leur apparaît comme porteuse de ce qu'ils veulent réaliser. Bref, il faut de nouvelles valeurs, un nouvel imaginaire social. Le problème du mouvement ouvrier est qu'il reste prisonnier des anciennes valeurs : se battre pour consommer suffisamment, avoir des salaires plus élevés etc. Il s'agit là de la signification imaginaire centrale du capitalisme selon laquelle le Bien c'est plus de production, plus d'objets, plus de maîtrise rationnelle etc. Marx reste prisonnier de l'idéologie capitaliste. Une nouvelle société ne peut naître que si, en même temps et du même mouvement, de nouvelles significations apparaissent, de nouvelles valeurs, de nouvelles normes, de nouvelles façons de donner sens aux choses, aux relations entre êtres humains, à notre vie en général.
Qu'est-ce que la démocratie : le projet d'autonomie.
1) Critique de la « démocratie » représentative
Notre société n'est pas une démocratie mais une oligarchie dominée par la bureaucratie des partis. « Rousseau le disait déjà : les Anglais croient qu'ils sont libres parce qu'ils élisent des représentants tous les cinq ans mais ils ne sont libres qu'un jour tous les cinq ans : le jour de l'élection » (Post-scriptum sur l'insignifiance) « Une fois tous les quatre, cinq ou sept ans, se produit cette mystérieuse alchimie, moyennant laquelle, pendant un dimanche, le pouvoir « se dissout » et, le soir, se réincarne, redevenant l'hypostase du peuple en la personne de ses représentants » (Une société à la dérive) Ainsi la structure actuelle du pouvoir est aliénante, atomisante. Qu'est-ce qui pêche donc dans nos sociétés pour les empêcher d'être de véritables démocraties ?
Les élections sont d'abord une illusion de choix. D'abord l'électeur choisit entre des candidats présélectionnés par des partis. Ensuite et surtout les votes portent sur des « courants politiques » et non sur des décisions précises. Mis à part le référendum, la volonté du peuple n'est jamais consultée sur les véritables décisions politiques. Certes nos représentants proposent lors des campagnes électorales des mesures mais sans obligation de tenir ensuite leurs promesses.
Nos représentants sont incontrôlables. Élire un député c'est au fond lui offrir une carte blanche. La population n'a que peu d'information sur l'action de ses représentants et, de fait, rien n'oblige un élu à rendre compte de son action. L'électeur de base ne connaît souvent au mieux que ce que les medias veulent bien dire sur l'action de leurs élus.
Le régime est oligarchique. Ainsi c'est l'exécutif qui domine largement, les assemblées législatives se transformant en simple chambre d'enregistrement de décisions prises ailleurs surtout d'ailleurs par le parti politique majoritaire. On assiste, notamment dans la V° République française, à une concentration des pouvoirs particulièrement accentuée. Le système représentatif tend à constituer une « caste politicienne », une « noblesse d'Etat » qui constitue une représentation d'une partie très restreinte socio-professionnellement de la société (les députés sont des cadres, des ingénieurs ou issus des professions libérales, ont souvent un bon niveau de diplôme et aussi un bon niveau de vie)
Tout ceci entraîne une dépolitisation de la population, ce que Castoriadis appelle la privatisation c'est-à-dire le refus de s'occuper des affaires publiques. La politique est vue comme lieu de démagogie, de corruption et devient, au mieux, une préoccupation secondaire, comme le montre le fort taux d'abstention aux élections, le peu de militants politiques ou syndicaux… La « démocratie » contemporaine est organisée de telle sorte que la participation des citoyens soit en fait impossible. « Pour que les gens participent, il faut qu'ils aient la certitude constamment vérifiée que leur participation ou leur abstention feront une différence »Il faut des lieux de participation : entreprises, communes, quartiers, lieux de socialisation, d'association que le capitalisme tend à détruire. Chacun s'imagine que la politique est affaire d'experts alors qu'on ne compte plus les décisions absurdes prises par les experts. Castoriadis remarque que l'expertise doit être au service de la démocratie et non la dominer. Le drame est que notre société est vouée au culte de la consommation et au zapping télévisuel. Les citoyens apathiques se recroquevillent sur leur petit monde privé (privatisation) laissant le pouvoir aux oligarchies politiques, économiques, culturelles, aux appareils des partis et aux medias.
2) Les conditions d'une démocratie authentique.
Castoriadis nomme projet d'autonomie la véritable démocratie, le processus d'auto-organisation du peuple. Ce processus est d'autant moins utopique qu'il a existé dans la Grèce antique et se réactive au cours de l'histoire du mouvement ouvrier : Castoriadis se réfère à la Commune de Paris, aux conseils ouvriers de Hongrie etc. À ceux qui objecteraient que la démocratie grecque est une démocratie retreinte aux citoyens mâles, libres (non esclaves) et est vraisemblablement impossible sans l'esclavage, on peut répondre que le peu de temps dont nous disposons pour nous consacrer à la politique provient peut-être du caractère absurde de nos finalités (notre imaginaire) sociales. Nous voulons toujours plus de biens matériels, toujours plus de production etc. Jamais une société n'a autant travaillé. Castoriadis rappelle que la durée de travail au paléolithique n'excédait sans doute pas deux ou trois heures par jour. Le reste du temps on jouait, palabrait, faisait l'amour etc. Pourtant l'écologie met aujourd'hui en question l'imaginaire capitaliste qui domine la planète. Il est clair aujourd'hui que notre planète ne résistera pas à une croissance illimitée. L'économie doit devenir le moyen de la vie humaine et non plus un but. Dans une société qui comprendrait que vivre mieux, ce n'est pas nécessairement accumuler toujours plus de biens matériels nous travaillerions beaucoup moins et nous aurions alors sans doute le temps nécessaire à consacrer à ce qui nous concerne le plus, à savoir la politique.
Castoriadis analyse dans ses séminaires les conditions qui rendent possible la démocratie dans le cadre de la Grèce antique. Les Grecs sont les premiers à faire l'expérience du « non-sens ». Parce qu'ils ne croient pas vraiment à l'immortalité de l'âme, parce qu'ils pensent que même les dieux sont soumis à des lois plus hautes, se manifestent alors la décision et la volonté d'affronter l'abîme. Dans un monde où rien n'est assuré d'avance, il y a à faire, à penser et à dire, c'est-à-dire aussi bien à philosopher qu'à créer ses propres lois (la naissance de la philosophie et de la démocratie ont les mêmes racines selon Castoriadis) C'est parce qu'ils perçoivent le monde comme chaos que les Grecs édifient la Raison. C'est parce qu'aucune loi n'est donnée (par exemple par Dieu) que nous avons à établir nos lois. La création de la démocratie est réponse à l'ordre a-sensé du monde. Elle contient la reconnaissance qu'aucune nature ou tradition (prescription divine) ne fournit la norme qui pourrait régler les affaires humaines. La loi est œuvre humaine, œuvre donc du démos (le peuple). Castoriadis situe l'échec du modèle athénien dans l'incapacité des Grecs à fixer les règles du droit international (ils ont instauré la démocratie à l'intérieur de la Cité mais non entre les Cités)
Quels sont les traits du projet d'autonomie de Castoriadis ? Quelle démocratie préconise-t-il ? Il faut que le peuple s'auto-organise. Le premier principe démocratique est que les meilleures décisions sont prises par le collectif de ceux qui auront à les exécuter ou à les subir. C'est donc à « l'assemblée générale du corps politique » que doivent appartenir les décisions. Nous sommes bien là dans le contexte d'une démocratie directe. Comme on ne peut évidemment obtenir à chaque fois le consensus, le vote majoritaire selon le principe du suffrage universel s'impose. Il faut bien sûr pour cela une information du peuple (d'où le rôle des experts non pour décider mais pour informer : les experts doivent être contrôlés démocratiquement, soumettre les différentes options possibles lors du débat démocratique). Les lois en démocratie sont en permanence modifiables. Cela suppose bien sûr une déprofessionnalisation de la politique.
Pour appliquer les décisions, gérer les affaires courantes, la démocratie même directe n'échappe pas à la question de la délégation. Castoriadis se réfère alors à la démocratie grecque qui reconnaissait deux systèmes :
Le tirage au sort est pratiqué pour toutes les fonctions politiques qui n'exigent aucune compétence particulière. C'est la seule manière d'éviter que les affaires publiques soient aux mains de spécialistes et cela conduit à faire en sorte que chacun sache gouverner et être gouverné. À Athènes, compte-tenu de tous les offices auxquels on pouvait être nommé par tirage au sort, les citoyens étaient assurés d'exercer des fonctions publiques plusieurs fois dans leur vie. Le pouvoir est démythifié, désacralisé. Les Grecs ne voyaient pas quel sens il y aurait à élire des représentants qui, élus, feraient n'importe quoi. Les élections n'y étaient pas considérées comme un processus démocratique. Au tirage au sort s'ajoute, pour éviter la spécialisation des délégués, le principe de rotation c'est-à-dire des mandats courts et l'impossibilité d'occuper plusieurs fois le même poste.
L'élection n'a lieu que pour les fonctions exigeant une expertise technique particulière (armée, architecture, agriculture etc.) Il faut en effet alors choisir les meilleurs pour remplir une mission exigeant un savoir ou un savoir-faire spécialisé. Ce n'est en effet pas aux experts de décider qui est expert. Le peuple voit les experts à l'œuvre. Athènes fut capable de reconnaître la grandeur de certains hommes. Comme le peuple couronne Eschyle ou Sophocle aux concours de tragédie, il reconnaît les talents de stratège de Périclès (Périclès qui, du reste, parle devant le peuple, lui donne des raisons de l'élire). Les délégués ainsi élus ont une mission rigoureusement définie à l'avance par l'assemblée générale et bien sûr sont révocables s'ils ne la respectent pas.
Bien sûr, tout ceci ne garantit pas une société parfaite. Personne ne peut prévoir ce que va faire le peuple de sa liberté. La seule chose que peut craindre un peuple libre réside dans ses propres erreurs et c'est pourquoi Castoriadis définit la démocratie comme un « régime tragique ». La folie collective est toujours possible mais les principes démocratiques protègent du « tyran fou » ou du contrôle de l'information par des groupes privés. Du reste, il n'y a nulle vérité en politique, sans quoi il faudrait défendre, non la démocratie, mais le despotisme éclairé, le pouvoir des savants ou des philosophes. Ce qui compte est la liberté du peuple.
Castoriadis insiste aussi sur l'autolimitation du projet d'autonomie : s'autogouverner c'est aussi gouverner. La liberté c'est savoir qu'on peut tout faire mais qu'on ne doit pas tout faire (le capitalisme, de ce point de vue, court à sa perte, faute de savoir s'autolimiter et serait sans doute déjà mort sans les mouvements sociaux, la hausse des salaires par exemple limitant la surproduction ou la diminution du temps de travail limitant le chômage).
La démocratie est impossible sans une rupture avec le capitalisme, ce que ne cesse de répéter Castoriadis. Une société autonome n'est pas une société capitaliste. Dans la société autonome il faut non pas une liberté mais une souveraineté du consommateur (non pas être libre de choisir entre les biens qu'on nous vend mais être libre de décider ce qu'il faut vendre et même produire). Une société autonome décide quelle est la part respective de la distribution du produit national entre consommation et investissement et quelle est la part que la société consacre à ce qui est public (éducation, transport, santé etc.) et quelle est la part que chaque individu aura de biens de consommation dont il fera ce qu'il veut. Une société autonome est donc planifiée. Ce n'est donc pas compatible avec le libéralisme économique, ce n'est pas non plus compatible avec le capitalisme. Castoriadis défend l'autonomie à tous les niveaux : politique et économique
Les principales œuvres.
L'institution imaginaire de la société (1975)
L'expérience du mouvement ouvrier (1974)
Les carrefours du labyrinthe, Tome 1 (1978)
Capitalisme moderne et révolution (1979)
Le contenu du socialisme (1979)
Les carrefours du labyrinthe, 2 – Domaines de l'homme (1986)
Les carrefours du labyrinthe, 3 – Le monde morcelé (1990)
Les carrefours du labyrinthe, 4 – La montée de l'insignifiance (1996)
Les carrefours du labyrinthe, 5 – Fait et à faire (1997)
Post-scriptum sur l'insignifiance, Entretien avec Daniel Mermet (1998, posthume)
Les carrefours du labyrinthe, 6 – Figures du pensable (1999, posthume)
Ce qui fait la Grèce : d'Homère à Héraclite (2004, posthume)
Une société à la dérive (2005, posthume)
Ce qui fait la Grèce, 2 : La cité et les lois (2008, posthume)
Cornelius Castoriadis est né à Constantinople le 11 mars 1922 de parents grecs qui s'installent dès juillet à Athènes. Il fait ses études en Grèce où il se montre précoce. C'est à l'époque de la dictature de Métaxas qu'il entre, dès le lycée (il a quinze ans) aux jeunesses communistes. Il est rapidement gagné par le trotskisme contre le stalinisme chauvin du PC grec. Il est cofondateur en 1941 du groupe clandestin et de la revue Nea Epochi qui visait à réformer de l'intérieur le PC grec mais rejoint dès 1942 l'organisation trotskiste animée par Spiros Stinas. Après des études de droit, d'économie et de philosophie, à l'Université d'Athènes, une bourse d'étude lui permet, fin 1945, d'émigrer en France pour finir sa thèse de philosophie. Il adhère alors au Parti Communiste Internationaliste sous le pseudonyme de Chaulieu. Très vite, il est en désaccord avec les principes du trotskisme et considère que l'URSS est un « capitalisme d'État ». Il développe un communisme personnel, hypercritique du système bolchevique. Il crée avec Claude Lefort un groupe qui scissionnera de la IV° Internationale et qui deviendra « Socialisme ou Barbarie ». C'est aussi le nom d'une revue que Castoriadis anime de 1948 à 1965. Son statut de fonctionnaire international en tant qu'économiste à l'OCDE (1948-1970) le protège (il a en effet été condamné par contumace en Grèce) mais il est contraint à l'anonymat jusqu'en 1971. Marié à Piera Aulagnier (psychanalyste), il participe à la création du « quatrième groupe » en 1969. Il s'agit d'un groupe de psychanalystes issu d'une scission d'avec l'Ecole freudienne (celle de Lacan).
À partir des années 1970 il rompt définitivement avec le marxisme. Il est à la fois psychanalyste (à partir de 1973), philosophe mais aussi épistémologue, historien. En 1977, toujours avec Claude Lefort mais aussi Pierre Clastres, Marcel Gauchet et Miguel Abensour il fonde une nouvelle revue, Libre, qui ne connaîtra que six numéros.
C'est en 1975 que sort son livre pivot L'institution imaginaire de la société. À partir de 1978 paraissent Les carrefours du labyrinthe, qui compteront six tomes (le dernier publié à titre posthume en 1999)
Il est aussi directeur d'étude à l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales de 1980 à 1995.
Cornelius Castoriadis meurt le 26 décembre 1997 à l'âge de 75 ans, d'une crise cardiaque.
Qu'est-ce qu'une société ?
L'homme est un être social et qui ne peut survivre hors de la société. Toute société est un assemblage d'institutions qui font que nous parlons une langue et pas une autre, que nous nous nourrissons d'une certaine manière etc. Qu'est-ce qui tient tout cela ensemble et en constitue l'unité (car toute société a une unité même si elle est en crise, même lorsque deux classes luttent l'une contre l'autre car pour lutter il faut un terrain commun) ? Castoriadis répond que l'unité sociale découle de « significations imaginaires sociales », incarnées dans les institutions particulières et les animant. Prenons par exemple une société où on croit à l'existence des esprits, dans cette société ces esprits constituent une signification imaginaire sociale. Il en est de même, selon les sociétés, de la polis, de Dieu, de la Nation etc. L'État, le Parti, le capital, l'argent, la vertu, le pêché, sont des significations imaginaires sociales. La distinction sociale des rôles relève de cet imaginaire. Castoriadis fait remarquer qu'un enfant polynésien ou un enfant français sont des êtres différents, non pas par différence de code génétique mais parce que l'imaginaire social leur assigne un rôle, une position très différente.
Ces significations sont « imaginaires » car elles ne sont ni rationnelles, ni réelles (elles ne dérivent pas des choses). Elles ont affaire avec la création. Elles sont « sociales » car elles ne sont rien si elles ne sont pas partagées par ce collectif impersonnel qu'est la société. Chaque individu incorpore l'imaginaire de la société à laquelle il appartient. La société établit donc son propre monde dans lequel est incluse une représentation d'elle-même. Elle définit ce qui est considéré comme étant réel ou non. Par exemple à Salem, la sorcellerie était réelle il y a trois siècles. Elle ne l'est plus aujourd'hui. « L'Apollon de Delphes était en Grèce une force aussi réelle que n'importe quelle autre » écrit Marx.
Chaque société est un système d'interprétation du monde, création du monde. Attaquer ce système d'interprétation, c'est attaquer mortellement cette société qui se défendra d'autant plus sauvagement. Chaque société n'a d'autre finalité que la conservation de sa propre institution corrélative à des significations imaginaires arbitraires.
Le problème du sociologue est qu'il appartient lui-même à une société. Il peut se poser la question "comment verrait le monde un homme qui n'appartiendrait pas à notre société, ni à aucune autre ?" "Qu'en est-il de la réalité « en dehors » de notre institution du monde ?" Cette question est bien sûr insoluble. Une société crée des entités sans corrélat physique (esprits, dieux, normes, lois, droits de l'homme etc.)
Il n'existe pas de société sans mythe et il n'y a pas de mythe sans arithmétique. Tout mythe fait appel aux nombres (Dieu est Un en trois personnes, il y a douze dieux etc.) et il n'y a pas d'arithmétique sans mythe (il existe toujours une représentation imaginaire de la quantité)
L'institution de la société se déploie selon deux dimensions : une dimension proprement imaginaire et une dimension ensembliste-identitaire Dans cette seconde dimension, l'institution de la société opère selon les même schèmes actifs de la théorie logico-mathématique des ensembles : éléments, classes, propriétés, relations. Dans le domaine ensembliste-identitaire le schème opérateur est celui de la déterminité (pour que quelque chose existe, il faut qu'il soit défini ou déterminé). Dans la dimension imaginaire l'existence est la signification. Les significations sont indéfiniment reliées les une aux autres : par exemple la signification « prêtre » renvoie à la signification « religion » qui renvoie à « Dieu » etc. Les significations ne sont pas ici reliées entre elles de manière logique (il s'agit ici d'une critique qu'opère Castoriadis du structuralisme et notamment de l'interprétation analytique des mythes chez Lévi-Strauss)
Castoriadis dénie la possibilité de dériver les formes de la société à partir de caractéristiques permanentes de l'être humain (par exemple le désir freudien ou autre). Il n'existe pas une « unique équation de l'univers »
Il insiste aussi sur l'impossibilité de la prévision économique car l'économie non seulement a des conditions sociales et politiques mais aussi (et beaucoup plus) baigne dans le magma des significations imaginaires sociales.
Chaque société voit les sociétés anciennes au filtre de ses propres significations. Ainsi on n'attribue pas les mêmes idées aux Grecs Anciens au XVII° siècle qu'au XVIII° ou qu'aujourd'hui. Le nouveau se fabrique une vue de l'ancien.
Comment alors passe-t-on d'une société à une autre ? Il n'y a pas à proprement parler de « désordre » dans la société. Lorsque lors de la Révolution la foule affamée marche sur Versailles, ce n'est pas du désordre. C'est un ordre négativement valorisé du point de vue de l'institution existante. De même les premières villes libres au XI°, XII° et XIII° siècle ne sont pas du désordre mais un nouvel ordre, de nouvelles significations imaginaires sociales. La bourgeoisie, dans les premières villes qu'elle fonde, crée déjà une autre organisation que l'organisation féodale.
Dans les sociétés primitives ou religieuses traditionnelles, règles et lois sont posées comme données, intangibles, non questionnées et non questionnables. Si Dieu a donné la loi à Moïse, personne ne peut, dans le peuple hébreu, dire « la loi est mauvaise et injuste ». La religion exclut la contestation.
Or, dans la Grèce Ancienne a eu lieu une création extraordinaire (reprise ensuite en Europe moderne). A émergé une nouvelle forme de l'être social-historique : ces sociétés mettent elles-mêmes en question leur institution, la loi de leur existence. Le changement des lois pour la première fois se fait consciemment et sont ouvertement posées ces questions : est-ce que nos lois sont justes ? Est-ce que nos dieux sont vrais ? Est-ce que notre représentation du monde est exacte ? Des questions politiques et philosophiques radicales sont posées. Alors que pour un primitif la réalité et la vérité de sa représentation ne font pas question, la rupture qui se fait en Grèce consiste en ce que les idées mêmes de vérité et de réalité sont questionnées. D'abord est-ce que ce qu'on nous dit sur les mythes est vrai (Thalès) ? Puis qu'est-ce que la vérité et la réalité ? C'est donc une mise en question des représentations de la société, de la loi et le surgissement de la question de la justice. La philosophie et la démocratie naissent en même temps. Une société autonome apparaît c'est-à-dire une société explicitement auto-instituée (il est important de préciser « explicitement » car pour Castoriadis toute société est auto-instituée mais toutes ne le savent pas). En même temps (cela va de paire) se crée des individus capables d'une certaine autonomie c'est-à-dire capables de questionner la loi sociale mais aussi de se questionner eux-mêmes et de questionner leurs propres normes.
L'émergence de sociétés nouvelles est création et donc, à moins de se contredire, ne saurait être totalement explicable (ce qui exclut non la notion de lois de l'histoire mais l'idée que les lois de l'histoire seraient déterminées comme des lois physiques). La société occidentale a pour originalité d'avoir créé la première universalisation effective de l'histoire. Auparavant certains peuples étendaient plus ou moins leur empire, mais aucun n'exerçait une emprise mondiale. Pourquoi ce changement ? Un premier élément de réponse est dans un déploiement inouï de la dimension ensembliste-identitaire c'est-à-dire la logique, les mathématiques, la science et l'application de ce savoir à la technique. Deuxièmement l'Europe moderne est chrétienne. Les Grecs pensent l'être humain mortel en un sens profond. Il 'y a rien à attendre d'une autre vie qui, si elle existe, est pire que celle-ci, et les dieux eux-mêmes sont soumis à des lois impersonnelles (c'est, nous y reviendrons, une des raisons de l'émergence de la démocratie grecque car s'il n' y a rien à attendre d'un au-delà, l'homme retrouve son autonomie et il lui appartient de créer ici-bas ses propres lois). Le Dieu chrétien, lui, dans l'imaginaire social, est tout puissant et créateur et il est rationnel. Ce Dieu reste inactif pendant dix siècles mais est réactivé avec l'émergence du capitalisme qui crée un nouvel imaginaire social : l'expansion illimitée de la maîtrise « rationnelle ». D'abord expansion illimitée des forces productives, il s'agit bientôt de rationaliser toute la vie sociale (famille, éducation, communication etc.) et c'est cette Europe là qui s'empare de la planète. Il y a depuis longtemps des conquérants mais avec le capitalisme, et pour la première fois, cette tendance à l'extension illimitée de la puissance ou de la maîtrise trouve ses instruments adéquats : des instruments rationnels. Le capitalisme hérite de l'idée grecque de la raison rationnelle et du fantasme chrétien de sujet tout puissant et d'un mode rationnel car fabriqué par un sujet rationnel tout puissant. Il fait subir à ces significations des torsions (il s'agit d'un nouvel imaginaire social, d'une création)
La pensée technique exerce une fascination sur tous les peuples même après la décolonisation. Le capitalisme n'exerce pas qu'une violence directe mais aussi une violence exercée par la fascination d'un modèle qui se présente comme universel : les pauvres dans la misère se mettent à singer le mode de vie capitaliste.
Les hommes ne se mobiliseront pas pour transformer la société uniquement dans le but d'avoir une société autonome. Ils voudront l'autonomie si elle leur apparaît comme porteuse de ce qu'ils veulent réaliser. Bref, il faut de nouvelles valeurs, un nouvel imaginaire social. Le problème du mouvement ouvrier est qu'il reste prisonnier des anciennes valeurs : se battre pour consommer suffisamment, avoir des salaires plus élevés etc. Il s'agit là de la signification imaginaire centrale du capitalisme selon laquelle le Bien c'est plus de production, plus d'objets, plus de maîtrise rationnelle etc. Marx reste prisonnier de l'idéologie capitaliste. Une nouvelle société ne peut naître que si, en même temps et du même mouvement, de nouvelles significations apparaissent, de nouvelles valeurs, de nouvelles normes, de nouvelles façons de donner sens aux choses, aux relations entre êtres humains, à notre vie en général.
Qu'est-ce que la démocratie : le projet d'autonomie.
1) Critique de la « démocratie » représentative
Notre société n'est pas une démocratie mais une oligarchie dominée par la bureaucratie des partis. « Rousseau le disait déjà : les Anglais croient qu'ils sont libres parce qu'ils élisent des représentants tous les cinq ans mais ils ne sont libres qu'un jour tous les cinq ans : le jour de l'élection » (Post-scriptum sur l'insignifiance) « Une fois tous les quatre, cinq ou sept ans, se produit cette mystérieuse alchimie, moyennant laquelle, pendant un dimanche, le pouvoir « se dissout » et, le soir, se réincarne, redevenant l'hypostase du peuple en la personne de ses représentants » (Une société à la dérive) Ainsi la structure actuelle du pouvoir est aliénante, atomisante. Qu'est-ce qui pêche donc dans nos sociétés pour les empêcher d'être de véritables démocraties ?
Les élections sont d'abord une illusion de choix. D'abord l'électeur choisit entre des candidats présélectionnés par des partis. Ensuite et surtout les votes portent sur des « courants politiques » et non sur des décisions précises. Mis à part le référendum, la volonté du peuple n'est jamais consultée sur les véritables décisions politiques. Certes nos représentants proposent lors des campagnes électorales des mesures mais sans obligation de tenir ensuite leurs promesses.
Nos représentants sont incontrôlables. Élire un député c'est au fond lui offrir une carte blanche. La population n'a que peu d'information sur l'action de ses représentants et, de fait, rien n'oblige un élu à rendre compte de son action. L'électeur de base ne connaît souvent au mieux que ce que les medias veulent bien dire sur l'action de leurs élus.
Le régime est oligarchique. Ainsi c'est l'exécutif qui domine largement, les assemblées législatives se transformant en simple chambre d'enregistrement de décisions prises ailleurs surtout d'ailleurs par le parti politique majoritaire. On assiste, notamment dans la V° République française, à une concentration des pouvoirs particulièrement accentuée. Le système représentatif tend à constituer une « caste politicienne », une « noblesse d'Etat » qui constitue une représentation d'une partie très restreinte socio-professionnellement de la société (les députés sont des cadres, des ingénieurs ou issus des professions libérales, ont souvent un bon niveau de diplôme et aussi un bon niveau de vie)
Tout ceci entraîne une dépolitisation de la population, ce que Castoriadis appelle la privatisation c'est-à-dire le refus de s'occuper des affaires publiques. La politique est vue comme lieu de démagogie, de corruption et devient, au mieux, une préoccupation secondaire, comme le montre le fort taux d'abstention aux élections, le peu de militants politiques ou syndicaux… La « démocratie » contemporaine est organisée de telle sorte que la participation des citoyens soit en fait impossible. « Pour que les gens participent, il faut qu'ils aient la certitude constamment vérifiée que leur participation ou leur abstention feront une différence »Il faut des lieux de participation : entreprises, communes, quartiers, lieux de socialisation, d'association que le capitalisme tend à détruire. Chacun s'imagine que la politique est affaire d'experts alors qu'on ne compte plus les décisions absurdes prises par les experts. Castoriadis remarque que l'expertise doit être au service de la démocratie et non la dominer. Le drame est que notre société est vouée au culte de la consommation et au zapping télévisuel. Les citoyens apathiques se recroquevillent sur leur petit monde privé (privatisation) laissant le pouvoir aux oligarchies politiques, économiques, culturelles, aux appareils des partis et aux medias.
2) Les conditions d'une démocratie authentique.
Castoriadis nomme projet d'autonomie la véritable démocratie, le processus d'auto-organisation du peuple. Ce processus est d'autant moins utopique qu'il a existé dans la Grèce antique et se réactive au cours de l'histoire du mouvement ouvrier : Castoriadis se réfère à la Commune de Paris, aux conseils ouvriers de Hongrie etc. À ceux qui objecteraient que la démocratie grecque est une démocratie retreinte aux citoyens mâles, libres (non esclaves) et est vraisemblablement impossible sans l'esclavage, on peut répondre que le peu de temps dont nous disposons pour nous consacrer à la politique provient peut-être du caractère absurde de nos finalités (notre imaginaire) sociales. Nous voulons toujours plus de biens matériels, toujours plus de production etc. Jamais une société n'a autant travaillé. Castoriadis rappelle que la durée de travail au paléolithique n'excédait sans doute pas deux ou trois heures par jour. Le reste du temps on jouait, palabrait, faisait l'amour etc. Pourtant l'écologie met aujourd'hui en question l'imaginaire capitaliste qui domine la planète. Il est clair aujourd'hui que notre planète ne résistera pas à une croissance illimitée. L'économie doit devenir le moyen de la vie humaine et non plus un but. Dans une société qui comprendrait que vivre mieux, ce n'est pas nécessairement accumuler toujours plus de biens matériels nous travaillerions beaucoup moins et nous aurions alors sans doute le temps nécessaire à consacrer à ce qui nous concerne le plus, à savoir la politique.
Castoriadis analyse dans ses séminaires les conditions qui rendent possible la démocratie dans le cadre de la Grèce antique. Les Grecs sont les premiers à faire l'expérience du « non-sens ». Parce qu'ils ne croient pas vraiment à l'immortalité de l'âme, parce qu'ils pensent que même les dieux sont soumis à des lois plus hautes, se manifestent alors la décision et la volonté d'affronter l'abîme. Dans un monde où rien n'est assuré d'avance, il y a à faire, à penser et à dire, c'est-à-dire aussi bien à philosopher qu'à créer ses propres lois (la naissance de la philosophie et de la démocratie ont les mêmes racines selon Castoriadis) C'est parce qu'ils perçoivent le monde comme chaos que les Grecs édifient la Raison. C'est parce qu'aucune loi n'est donnée (par exemple par Dieu) que nous avons à établir nos lois. La création de la démocratie est réponse à l'ordre a-sensé du monde. Elle contient la reconnaissance qu'aucune nature ou tradition (prescription divine) ne fournit la norme qui pourrait régler les affaires humaines. La loi est œuvre humaine, œuvre donc du démos (le peuple). Castoriadis situe l'échec du modèle athénien dans l'incapacité des Grecs à fixer les règles du droit international (ils ont instauré la démocratie à l'intérieur de la Cité mais non entre les Cités)
Quels sont les traits du projet d'autonomie de Castoriadis ? Quelle démocratie préconise-t-il ? Il faut que le peuple s'auto-organise. Le premier principe démocratique est que les meilleures décisions sont prises par le collectif de ceux qui auront à les exécuter ou à les subir. C'est donc à « l'assemblée générale du corps politique » que doivent appartenir les décisions. Nous sommes bien là dans le contexte d'une démocratie directe. Comme on ne peut évidemment obtenir à chaque fois le consensus, le vote majoritaire selon le principe du suffrage universel s'impose. Il faut bien sûr pour cela une information du peuple (d'où le rôle des experts non pour décider mais pour informer : les experts doivent être contrôlés démocratiquement, soumettre les différentes options possibles lors du débat démocratique). Les lois en démocratie sont en permanence modifiables. Cela suppose bien sûr une déprofessionnalisation de la politique.
Pour appliquer les décisions, gérer les affaires courantes, la démocratie même directe n'échappe pas à la question de la délégation. Castoriadis se réfère alors à la démocratie grecque qui reconnaissait deux systèmes :
Le tirage au sort est pratiqué pour toutes les fonctions politiques qui n'exigent aucune compétence particulière. C'est la seule manière d'éviter que les affaires publiques soient aux mains de spécialistes et cela conduit à faire en sorte que chacun sache gouverner et être gouverné. À Athènes, compte-tenu de tous les offices auxquels on pouvait être nommé par tirage au sort, les citoyens étaient assurés d'exercer des fonctions publiques plusieurs fois dans leur vie. Le pouvoir est démythifié, désacralisé. Les Grecs ne voyaient pas quel sens il y aurait à élire des représentants qui, élus, feraient n'importe quoi. Les élections n'y étaient pas considérées comme un processus démocratique. Au tirage au sort s'ajoute, pour éviter la spécialisation des délégués, le principe de rotation c'est-à-dire des mandats courts et l'impossibilité d'occuper plusieurs fois le même poste.
L'élection n'a lieu que pour les fonctions exigeant une expertise technique particulière (armée, architecture, agriculture etc.) Il faut en effet alors choisir les meilleurs pour remplir une mission exigeant un savoir ou un savoir-faire spécialisé. Ce n'est en effet pas aux experts de décider qui est expert. Le peuple voit les experts à l'œuvre. Athènes fut capable de reconnaître la grandeur de certains hommes. Comme le peuple couronne Eschyle ou Sophocle aux concours de tragédie, il reconnaît les talents de stratège de Périclès (Périclès qui, du reste, parle devant le peuple, lui donne des raisons de l'élire). Les délégués ainsi élus ont une mission rigoureusement définie à l'avance par l'assemblée générale et bien sûr sont révocables s'ils ne la respectent pas.
Bien sûr, tout ceci ne garantit pas une société parfaite. Personne ne peut prévoir ce que va faire le peuple de sa liberté. La seule chose que peut craindre un peuple libre réside dans ses propres erreurs et c'est pourquoi Castoriadis définit la démocratie comme un « régime tragique ». La folie collective est toujours possible mais les principes démocratiques protègent du « tyran fou » ou du contrôle de l'information par des groupes privés. Du reste, il n'y a nulle vérité en politique, sans quoi il faudrait défendre, non la démocratie, mais le despotisme éclairé, le pouvoir des savants ou des philosophes. Ce qui compte est la liberté du peuple.
Castoriadis insiste aussi sur l'autolimitation du projet d'autonomie : s'autogouverner c'est aussi gouverner. La liberté c'est savoir qu'on peut tout faire mais qu'on ne doit pas tout faire (le capitalisme, de ce point de vue, court à sa perte, faute de savoir s'autolimiter et serait sans doute déjà mort sans les mouvements sociaux, la hausse des salaires par exemple limitant la surproduction ou la diminution du temps de travail limitant le chômage).
La démocratie est impossible sans une rupture avec le capitalisme, ce que ne cesse de répéter Castoriadis. Une société autonome n'est pas une société capitaliste. Dans la société autonome il faut non pas une liberté mais une souveraineté du consommateur (non pas être libre de choisir entre les biens qu'on nous vend mais être libre de décider ce qu'il faut vendre et même produire). Une société autonome décide quelle est la part respective de la distribution du produit national entre consommation et investissement et quelle est la part que la société consacre à ce qui est public (éducation, transport, santé etc.) et quelle est la part que chaque individu aura de biens de consommation dont il fera ce qu'il veut. Une société autonome est donc planifiée. Ce n'est donc pas compatible avec le libéralisme économique, ce n'est pas non plus compatible avec le capitalisme. Castoriadis défend l'autonomie à tous les niveaux : politique et économique
Les principales œuvres.
L'institution imaginaire de la société (1975)
L'expérience du mouvement ouvrier (1974)
Les carrefours du labyrinthe, Tome 1 (1978)
Capitalisme moderne et révolution (1979)
Le contenu du socialisme (1979)
Les carrefours du labyrinthe, 2 – Domaines de l'homme (1986)
Les carrefours du labyrinthe, 3 – Le monde morcelé (1990)
Les carrefours du labyrinthe, 4 – La montée de l'insignifiance (1996)
Les carrefours du labyrinthe, 5 – Fait et à faire (1997)
Post-scriptum sur l'insignifiance, Entretien avec Daniel Mermet (1998, posthume)
Les carrefours du labyrinthe, 6 – Figures du pensable (1999, posthume)
Ce qui fait la Grèce : d'Homère à Héraclite (2004, posthume)
Une société à la dérive (2005, posthume)
Ce qui fait la Grèce, 2 : La cité et les lois (2008, posthume)
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