La culture contre la culture

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Jean-Phillipe Domecq

On dit beaucoup ces temps-ci, et un livre vient de le rappeler[1], qu’il n’y a plus personne face aux ténors « réactionnaires » ou assignés comme tels. C’est faux sur le fond, mais juste sur l’écran. Les auteurs, dossiers de revue et débats prospectifs ne manquent pas, mais sont occultés par les mêmes journaux et médias qui, déplorant qu’il n’y ait plus personne en face, donnent place et parole à ceux qui l’ont déjà. Le résultat est là, que la revue Esprit a d’ailleurs repéré et nommé, Marc-Olivier Padis diagnostiquant un phénomène de « trivialisation » de la vie culturelle française[2].

Un résumé historique permettra de comprendre comment on en est arrivé à ce constat totalement inédit: Aujourd’hui, la culture s’est retournée contre la culture. On peut en être surpris, comme on le fut lorsque la modernité devint réactionnaire de 1914 à 1945. L’écrivain qui exprima ce broyage dans les usines et la Grande Guerre fut Louis-Ferdinand Céline, génialement, mais il s’avéra idéologiquement glauque. La tragédie faisant farce conclut aujourd’hui que le glauque est forcément ceci ou forcément cela. Ainsi fit-on de Michel Houellebecq, par exemple, une autorité et un écrivain révélateur des symptômes de notre temps, quand il ne fallait pas être grand clerc pour voir d’emblée que c’était ses symptômes qu’il refilait, stratégiquement. Le glauque et le narcissisme qui passent pour significatifs de nos jours ne sont pas autre chose que le lâcher-tout pulsionnel où Freud voyait venir le pire. Eh bien, cette fois, c’est la culture qui nous le sert.

La France était exposée à créer ce retournement qui n’a rien de bénin. D’abord, parce que c’est elle qui a créé le magistère d’opinion intellectuelle, depuis les Philosophes des Lumières, relayés ensuite par la figure du grand écrivain à la Hugo ou Chateaubriand, puis par l’intellectuel engagé façon Sartre ou Aragon. Dans ce fauteuil glorieusement constitué prit place, au bout de deux siècles, l’intellectuel médiatique. Et, là encore, une spécificité française fit son effet à coefficient multiplicateur: Aucun pays comme la France n’a autant médiatisé la culture. Ce qui en soi est une bonne chose pour l’affinement de l’opinion démocratique, qui n’est pas nécessairement vouée, comme le craignait Tocqueville, au nivellement par effet de masse. Mais – troisième facteur – l’irruption de l’intellectuel médiatique fut concomitante de la victoire de l’idéologie libérale-ultra, qui promut l’ego gagneur, au détriment de l’individu ouvert et pivot des droits de l’homme. En conséquence, qui n’avait rien d’obligatoire si ces auteurs avaient été plus intimement cultivés, l’ego d’auteur fut amplifié, et plébiscité par la foule télévisuelle des « ego-grégaires », formule de Dany-Robert Dufour diagnostiquant l’avènement de la Cité Perverse[3]. Le civisme devenu narcissisme consommateur ne pouvait que se reconnaître dans les acteurs-auteurs du Spectacle culturel. À la fin, quand tout n’est plus que buzz, clash et tacle, un livre aussi terriblement inculte que celui de Michel Onfray sur Freud, entre autres de ses livres, fait ses effets et dégâts[4]. Il était logique que les plus braillards, les plus provocateurs et les plus schématiques se fassent entendre au détriment de cette réflexion ajustée qu’est la pensée qui discerne: Celle-ci est par définition fine comme l’acupuncture.

Il faut donc admettre qu’il y a les rhéteurs-tendance, et les autres. Exemple en ce moment: Au lieu de penser aux migrants et aux accueillants en même temps, il est plus saillant de clamer qu’il faut accueillir, accueillir, ou chasser. La rhétorique en coup de talon singularise l’intelligentsia française fascinée par la rupture, de Sartre à Maurras. Les anglo-saxons dans la veine d’Orwell, penseurs pragmatiques, furent peu démentis par l’histoire. La spécificité littéraire de la tradition intellectuelle française fait préférer l’alternative tranchée et les grandes causes moulinets à l’audace nuancée par sa vérification dans la pratique. Pendant qu’on dispute d’être plus à gauche et des gouvernants qui déçoivent, ceux-ci seraient moins arcboutés sur la gestion et moins à court si on les fournissait en concepts.

Le 14 septembre 1999, à propos du plan de licenciement prévu par la direction de l’entreprise Michelin, Lionel Jospin provoqua un tollé « de gauche » lorsqu’il fit observer que « l’État ne peut pas tout », par quoi il ne faisait pourtant qu’entériner les faillites du dirigisme économique[5]. Où est l’intelligence de ceux qui n’ont pas compris que dire qu’on ne peut tout, n’était pas dire qu’on ne fait rien ?

Les mutations dont a besoin notre société gisent certainement plus dans la croissante injustice socio-économique qui opprime les peuples, que dans les inéluctables flux migratoires mondiaux qui, pour le bien de tous, doivent être maîtrisés. Mais, dans la bouche des rhéteurs, pas un mot d’économie politique depuis la chute du Mur, pourtant anticipée par des penseurs comme Claude Lefort ou Cornélius Castoriadis, pour ne citer qu’eux. Ainsi la droite a-t-elle pu occuper le terrain de ses thèmes, qui toujours occultent la grande question de la justice économique derrière les questions sociétales. Aux États-Unis, ce tour de passe-passe conservateur prit des proportions que chiffrent les suppressions et baisses d’impôts budgétivores au profit des plus fortunés, dont certains s’inquiètent même des conséquences de payer si peu pour les infrastructures et la cohésion du pays. Que dire au regard du crime antinational dont sont fauteurs ceux qui ne paient pas l’impôt qu’ils doivent et le dissimulent dans les « paradis » fiscaux, autrement dit les enfers des peuples, tout en s’affolant, avec de grands airs responsables, des dépenses sociales qui creusent le budget moins que leur vol fiscal.

Pareilles questions seraient trop « techniques » pour les intellectuels ? Pendant un demi-siècle pourtant, les intellectuels de gauche n’ont juré que par ou contre le Capital. Et ouvrez les ouvrages de Keynes, Smith, Hayek: Ils ne parlent que valeurs, ressorts moraux, désirs humains, toutes choses qui ont toujours fait la matière première des penseurs. Les auteurs stratèges ont beau jeu d’incriminer les gouvernants, qui reculent plutôt moins qu’eux devant la philosophie économique à ouvrir et toujours possiblement plurielle. Quel « intellectuel » connu a rappelé ce qu’est la philosophie de l’impôt lorsque François Hollande n’a pas eu la continuité d’affronter le populaire refus de l’impôt par quoi nous signons tous le contrat social ? La redistribution incitative est pourtant une longue tendance de gauche et n’est pas un petit sujet quand on sait que les régimes basculent toujours pour cause de faillite budgétaire, de Rome à l’URSS en passant par l’Ancien Régime.

L’ambiance est devenue dangereuse, car non seulement un peuple sans perspective se voue inéluctablement aux lames de fond, mais, en outre, les cultivés désormais fournissent l’obscurité.



[1] Schlomo Sand, La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, La Découverte, 2016.

[2] Voir son introduction au dossier « La passion du complot », Esprit, novembre 2015.

[3] Dany-Robert Dufour, La Cité perverse. Libéralisme et pornographie, Gallimard, 2009.

[4] Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne, Grasset, 2010.


[5] Pour récapituler les erreurs d’interprétation entretenues et prolongées à ce propos, cf. « “L’État ne peut pas tout” : quinze ans de malédiction Jospin », dans L’Obs/Rue 89 du 30 avril 2014.


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