Jacques Rancière: la haine de la démocratie / 4

Jacques Rancière est une des grandes figures actuelles de la philosophie française.
Derniers ouvrages parus: Le Partage du sensible, Le Destin des images, Malaise dans l'esthétique, La Haine de la démocratie, Chronique des temps consensuels, Politique de la littérature, Le Spectateur émancipé, Et tant pis pour les gens fatigués — Entretiens et Moments politiques — Interventions 1977-2009
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Extrait

[...] Le scandale est là: un scandale pour les gens de bien qui ne peuvent admettre que leur naissance, leur ancienneté ou leur science ait à s'incliner devant la loi du sort; un scandale aussi pour les hommes de Dieu qui veulent bien qu'on soyons démocrates, à condition que nous reconnaissions avoir dû pour cela tuer un père ou un pasteur, et être donc infiniment coupables, en dette inexpiable à l'égard de ce père.Or le "septième titre" nous montre qu'il n'est besoin, pour rompre avec le pouvoir de filiation, d'aucun sacrifice ou sacrilège. Il y suffit d'un coup de dés. Le scandale est simplement celui-ci: parmi les titres à gouverner, il y en a un qui brise la chaîne, un titre qui se réfute lui-même: le septième titre est l'absence de titre.

[...] Démocratie veut dire d'abord cela: un "gouvernement" anarchique, fondé sur rien d'autre que l'absence de tout titre à gouverner. Mais il y a plusieurs manières de traiter ce paradoxe. On peut exclure simplement le titre démocratique puisqu'il est la contradiction de tout titre à gouverner. On peut aussi refuser que le hasard soit le principe de la démocratie, disjoindre démocratie et tirage au sort. Ainsi font nos modernes, experts, nous l'avons vu, à jouer alternativement de la différence ou de la similitude des temps. Le tirage au sort, nous disent-ils, convenait à ces temps anciens et à ces petites bourgades économiquement peu développées. Comment nos sociétés modernes faites de tant de rouages délicatement imbriqués pourraient-elles être gouvernées par des hommes choisis par le sort, ignorant la science de ces équilibres fragiles? Nous avons trouvé pour la démocratie des principes et des moyens plus appropriés: la représentation du peuple souverain par ses élus, la symbiose entre l'élite des élus du peuple et l'élite de ceux que nos écoles ont formés à la connaissance du fonctionnement des sociétés.


[...] C'est que le tirage au sort était le remède à un mal à la fois bien plus grave et bien plus probable que le gouvernement des incompétents: le gouvernement d'une certaine compétence, celle des hommes habiles à prendre le pouvoir par la brigue. le tirage au sort a fait depuis lors l'objet d'un formidable travail d'oubli (1). Nous opposons tout naturellement la justice de la représentation et la compétence des gouvernants à son arbitraire et aux risques mortels de l'incompétence. Mais le tirage au sort n' a jamais favorisé les incompétents plus que les compétents. S'il est devenu impensable pour nous, c'est que nous sommes habitués à considérer comme tout naturelle une idée qui ne l'était certainement pas pour Platon et qui ne l'était pas davantage pour les constituants français ou américains d'il y a deux siècles: que le premier titre sélectionnant ceux qui sont dignes d'occuper le pouvoir soit le fait de désirer l'exercer.

[...] Pas de gouvernement juste sans part du hasard, c'est-à-dire sans part de ce qui contredit l'identification de l'exercice du gouvernement à celui d'un pouvoir désiré et conquis. Tel est le principe paradoxal qui se pose là où le principe de gouvernement est disjoint de celui des différences naturelles et sociales, c'est-à-dire là où il y a de la politique. Et tel est l'enjeu de la discussion platonicienne sur le "gouvernement du plus fort". Comment penser la politique si elle ne peut être ni la continuation des différences, c'est-à-dire des inégalités naturelles et sociales, ni la place à prendre pour les professionnels de la brigue? Mais quand le philosophe se pose la question, pour qu'il se la pose, il faut que la démocratie, sans avoir à tuer aucun roi ni aucun pasteur, ait déjà proposé la plus logique et la plus intolérable des réponses: la condition pour qu'un gouvernement soit politique, c'est qu'il soit fondé sur l'absence de titre à gouverner.

[...] Mais Platon sait parfaitement ce qu'Aristote énoncera dans la Politique: ceux qu'on appelle les "meilleurs" dans les cités sont simplement les plus riches, et l'aristocratie n'est jamais qu'une oligarchie, soit un gouvernement de la richesse. La politique, de fait, commence là où l'on touche à la naissance, où la puissance des bien nés qui se réclamait de quelque dieu fondateur de tribu est déclarée pour ce qu'elle est: la puissance des propriétaires. Et c'est bien ce qu'a mis en lumière la réforme de Clisthène (2) institutrice de la démocratie athénienne. Clisthène a recomposé les tribus d'Athènes en assemblant artificiellement, par un procédé contre-nature, des dèmes-c'est-à-dire des circonscriptions territoriales-géographiquement séparés. Ce faisant, il a détruit le pouvoir indistinct des aristocrates-propriétaires-héritiers du dieu du lieu. C'est très exactement cette dissociation que le mot démocratie signifie. Le critique des "penchants criminels" de la démocratie a donc raison sur un point: la démocratie signifie une rupture dans l'ordre de la filiation.

[...] Le pouvoir des aînés sur les plus jeunes règne certes dans les familles et l'on peut imaginer un gouvernement de la cité sur son modèle. On le qualifiera exactement en l'appelant gérontocratie. Le pouvoir des savants sur les ignorants règne à bon endroit dans les écoles et l'on peut instituer, à son image, un pouvoir qu'on appellera technocratie ou épistémocratie. On établira ainsi une liste des gouvernements fondés sur un titre à gouverner. Mais un seul gouvernement manquera à la liste, précisément le gouvernement politique. Si politique veut dire quelque chose, cela veut dire quelque chose qui s'ajoute à tous ces gouvernements de la paternité, de l'âge, de la richesse, de la force ou de la science qui ont cours dans les familles, les tribus, les ateliers ou les écoles et proposent leurs modèles pour l'édification des formes plus larges et plus complexes de communautés humaines. Il y faut quelque chose de plus, un pouvoir qui vienne du ciel, dit Platon. Mais du ciel ne sont jamais venues que deux sortes de gouvernements: le gouvernement des temps mythiques, le règne direct du pasteur divin paissant le troupeau humain, ou des daimones commis par Cronos à la direction des tribus; et le gouvernement du hasard divin, le tirage au sort des gouvernants, soit la démocratie. Le philosophe veut supprimer le désordre démocratique pour fonder la vraie politique, mais il ne le peut que sur la base de ce désordre lui-même, qui a tranché le lien entre les chefs de tribus de la cité et les daimones serviteurs de Cronos.
Tel est le fond du problème. Il y a un ordre naturel des choses selon lequel les hommes assemblés sont gouvernés par ceux qui possèdent les titres à gouverner.

[...] Mais si les anciens doivent gouverner non seulement les jeunes mais aussi les savants et les ignorants, si les savants doivent gouverner non seulement les ignorants mais les riches et les pauvres, s'ils doivent se faire obéir des détenteurs de la force et comprendre des ignorants, il y faut quelque chose de plus, un titre supplémentaire, commun à ceux qui possèdent tous ces titres mais aussi commun à ceux qui les possèdent et à ceux qui ne les possèdent pas. Or le seul qui reste, c'est le titre anarchique, le titre propre à ceux qui n'ont pas plus de titre à gouverner qu'à être gouvernés. C'est cela d'abord que démocratie veut dire. La démocratie n'est ni un type de constitution, ni une forme de société. Le pouvoir du peuple n'est pas celui de la population réunie, de sa majorité ou des classes laborieuses. Il est simplement le pouvoir propre à ceux qui n'ont pas plus de titre à gouverner qu'à être gouvernés. De ce pouvoir-là on ne peut pas se débarrasser en dénonçant la tyrannie des majorités.

[...] Mais si le pouvoir des anciens doit être plus qu'une gérontocratie, le pouvoir des riches plus qu'une ploutocratie, si les ignorants doivent comprendre qu'il leur faut obéir aux ordres des savants, leur pouvoir doit reposer sur un titre supplémentaire, le pouvoir de ceux qui n'ont aucune propriété qui les prédispose plus à gouverner qu'à être gouvernés. Il doit devenir un pouvoir politique. Et un pouvoir politique signifie en dernier ressort le pouvoir de ceux qui n'ont pas de raison naturelle de gouverner sur ceux qui n'ont pas de raison naturelle d'être gouvernés. Le pouvoir des meilleurs ne peut en définitive se légitimer que par le pouvoir des égaux.
C'est le paradoxe que Platon rencontre avec le gouvernement du hasard et que, dans sa récusation  furieuse ou plaisante de la démocratie, il doit néanmoins prendre en compte en faisant du gouvernement un homme sans propriété que seul un heureux hasard a appelé à cette place.C'est celui que Hobbes (3), Rousseau et tous les penseurs modernes du contrat et de la souveraineté rencontrent à leur tour à travers les questions du consentement et de la légitimité. L'égalité n'est pas une fiction. Tout supérieur l'éprouve, au contraire, comme la plus banale des réalités. pas de maître qui ne s'endorme et ne risque ainsi de laisser filer son esclave, pas d'homme qui ne soit capable d'en tuer un autre, pas de force qui s'impose s'en avoir à se légitimer, à reconnaître donc, pour que l'inégalité puisse fonctionner, une égalité irréductible. Dès que l'obéissance doit passer par un principe de légitimité, qu'il doit y avoir des lois qui s'imposent en tant que lois et des institutions qui incarnent le commun de la communauté, le commandement doit supposer une égalité entre celui qui commande et celui qui est commandé. Ceux qui se croient malins et réalistes peuvent toujours dire que l'égalité n'est que le doux rêve angélique des imbéciles et des âmes tendres. Malheureusement pour eux, elle est une réalité sans cesse et partout attestée. Pas de service qui s’exécute, pas de savoir qui se transmette, pas d'autorité qui s'établisse sans que le maître ait, si peu que ce soit, à parler "d'égal à égal" avec celui qu'il commande ou instruit. La société inégalitaire ne peut fonctionner que grâce à une multitude de relations égalitaires.

[...] C'est ce que la politique requiert et c'est ce que la démocratie lui apporte. Pour qu'il y ait politique, il faut un titre d'exception, un titre qui s'ajoute à ceux par lesquels les sociétés petites et grandes sont "normalement" régies et qui se ramènent en dernière analyse à la naissance et à la richesse. La richesse vise à son accroissement indéfini, mais elle n'a pas le pouvoir de s’excéder elle-même. La naissance y prétend, mais elle ne le peut qu'au prix de sauter de la filiation humaine à la filiation divine. Elle fonde alors le gouvernement des pasteurs, qui résout le problème, mais au prix de supprimer la politique. Reste l'exception ordinaire, le pouvoir du peuple, qui n'est pas celui de la population ou de sa majorité mais le pouvoir de n'importe qui, l'indifférence des capacités à occuper les positions de gouvernant et de gouverné. Le gouvernement politique a alors un fondement. Mais ce fondement en fait aussi bien une contradiction: la politique, c'est le fondement du pouvoir de gouverner en son absence de fondement. Le gouvernement des États n'est légitime qu'à être politique. Il n'est politique qu'à reposer sur sa propre absence de fondement. C'est ce que la démocratie exactement entendue comme "loi du sort" veut dire. Les plaintes ordinaires sur la démocratie ingouvernable renvoient en dernière instance à ceci: la démocratie n'est ni une société à gouverner, ni un gouvernement de la société, elle est proprement cet ingouvernable sur quoi tout gouvernement doit en définitive se découvrir fondé.

A suivre...

Notes
1. La démonstration en fut fournie quand, sous l'un des gouvernements socialistes, on eut l'idée de tirer au sort les membres des commissions universitaires chargées des concours de recrutements. Aucun argument pratique ne s'opposait à cette mesure. On avait là en effet une population limitée et composée par définition d'individus d'égale capacité scientifique. Une seule compétence était mise à mal: la compétence inégalitaire, l'habilité manœuvrière au service des groupes de pression. Autant dire que la tentative fut sans lendemain.
2. Homme d'État athénien, né vers 570 av. J.-C., mort vers 508. Considéré comme le père de la démocratie.
3. Thomas Hobbes, né le 5 avril 1588 à Westport (Angleterre), mort le 4 décembre 1679 à Hardwick Hall. Philosophe, son œuvre majeure, le Léviathan, eut une influence considérable sur la philosophie politique moderne, par sa conceptualisation de l'état de nature et du contrat social, conceptualisation qui fonde les bases de la souveraineté.

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