Derniers ouvrages parus: Le Partage du sensible, Le Destin des images, Malaise dans l'esthétique, La Haine de la démocratie, Chronique des temps consensuels, Politique de la littérature, Le Spectateur émancipé, Et tant pis pour les gens fatigués — Entretiens et Moments politiques — Interventions 1977-2009
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Extrait
[...] La politique ou le pasteur perdu
Il faut alors comprendre que le mal vient de plus loin. Le crime démocratique contre l'ordre de la filiation humaine est d'abord le crime politique, c'est-à-dire simplement l'organisation d'une communauté humaine sans lien avec le Dieu père. Sous le nom de démocratie, ce qui est impliqué et dénoncé, c'est la politique elle-même. Or celle-ci n'est pas née de l'incroyance moderne. Avant les modernes qui coupent les têtes des rois pour pouvoir emplir à l'aise leurs caddies dans les supermarchés, il y a les Anciens, et d'abord ces Grecs qui ont tranché le lien avec le pasteur divin et inscrit, sous le double nom de philosophie et de politique, les procès-verbaux de cet adieu.
[...] Mais Platon [1], contemporain malgré lui de ces hommes qui prétendent que le pouvoir appartient au peuple, et n'ayant à leur opposer qu'un "souci de soi" incapable de franchir la distance des uns au tous, aurait contresigné l'adieu, en reléguant le règne de Cronos [2] et le pasteur divin dans l'âge des fables, au prix de pallier son absence par une autre fable, celle d'une "république" fondée sur le "beau mensonge" selon lequel le dieu, pour assurer le bon ordre de la communauté, aurait mis de l'or dans l'âme des gouvernants, de l'argent dans celles des guerriers et du fer dans celles des artisans.
[...] A la démocratie, Platon fait deux reproches qui semblent d'abord s'opposer, mais s'articulent au contraire strictement l'un à l'autre. D'un côté la démocratie est le règne de la loi abstraite, opposée à la sollicitude du médecin ou du pasteur. La vertu du pasteur ou du médecin s'exprime de deux façons: leur science s'oppose d'abord à l'appétit du tyran car elle s'exerce au seul profit de ceux qu'ils soignent. Mais elle s'oppose aussi aux lois de la cité démocratique parce qu'elle s'adapte au cas présenté par chaque brebis ou chaque patient. Les lois de la démocratie prétendent au contraire valoir pour tous les cas. Elles sont ainsi semblables à des ordonnances qu'un médecin parti en voyage aurait laissées une fois pour toutes, quelque soit la maladie à soigner. Mais cette universalité de la loi est une apparence trompeuse. Dans l'immutabilité de la loi, ce n'est pas l'universel de l'idée qu'honore l'homme démocratique, mais l'instrument de son bon plaisir. En langage moderne, on dira que sous le citoyen universel de la constitution démocratique, il nous faut reconnaître l'homme réel, c'est-à-dire l'individu égoïste de la société démocratique.
C'est là le point essentiel. Platon est le premier à inventer ce mode de lecture sociologique que nous déclarons propre à l'âge moderne, cette interprétation qui traque sous les apparences de la démocratie politique une réalité inverse: la réalité d'un état de société où c'est l'homme privé, égoïste, qui gouverne. La loi démocratique n'est ainsi que pour lui que le bon plaisir du peuple, l'expression de la liberté d'individus qui ont pour seule loi les variations de leur humeur et de leur plaisir, indifférentes à tout ordre collectif. Le mot de démocratie alors ne signifie pas simplement une mauvaise forme de gouvernement et de vie politique. Il signifie proprement un style de vie qui s'oppose à tout gouvernement ordonné de la communauté. La démocratie, nous dit Platon au livre VIII de La République, est un régime politique qui n'en est pas un. Elle n'a pas une constitution, car elle les a toutes. Elle est un bazar aux constitutions, un habit d'arlequin [3] tel que l'aiment des hommes dont la consommation des plaisirs et des droits est la grande affaire.
[...] On peut s'en amuser, mais plus encore s'en étonner. Ne nous rappelle-t-on pas sans cesse que nous vivons à l'heure de la technique, des États modernes, des villes tentaculaires et du marché mondial, qui n'ont plus rien à voir avec ces petites bourgades grecques qui furent jadis les lieux d'invention de la démocratie? La conclusion qu'on nous invite à en tirer est que la démocratie est une forme politique d'un autre âge qui ne peut convenir au nôtre, sinon au prix de sérieux remaniements et, en particulier, d'en rabattre sérieusement sur l'utopie du pouvoir du peuple. Mais si la démocratie est cette chose du passé, comment comprendre que la description du village démocratique élaborée il y a deux mille cinq cents ans par un ennemi de la démocratie puisse valoir pour l'exact portrait de l'homme démocratique au temps de la consommation de masse et du réseau planétaire? La démocratie grecque, nous dit-on, était appropriée à une forme de société qui n'a plus rien à voir avec la nôtre. Mais c'est pour nous montrer aussitôt après que la société à laquelle elle était appropriée a exactement les mêmes traits que la nôtre. Comment comprendre ce rapport paradoxal d'une différence radicale et d'une parfaite similitude?
[...] Pour le comprendre, reprenons la liste des bouleversements qui manifestent la démesure démocratique: les gouvernants sont comme les gouvernés, les jeunes comme les vieux, les esclaves comme les maîtres, les élèves comme les professeurs, les animaux comme les maîtres. Tout est à l'envers, certes. Mais ce désordre est rassurant. Si toutes les relations sont renversées en même temps, il apparaît que toutes sont de même nature, que tous ces renversements traduisent un même bouleversement de l'ordre naturel, donc que cet ordre existe et que la relation politique aussi appartient à cette nature. Le portrait amusant du désordre de l'homme et de la société démocratiques est une manière de remettre les choses en ordre: si la démocratie inverse la relation du gouvernant et du gouverné comme elle inverse toutes les autres relations, elle assure à contrario que cette relation est bien homogène aux autres, et qu'il y a entre le gouvernant et le gouverné un principe de distinction aussi certain que le rapport entre celui qui engendre et celui qui est engendré, celui qui vient avant et celui qui vient après: un principe qui assure la continuité entre l'ordre de la société et l'ordre du gouvernement, parce qu'il assure d'abord la continuité entre l'ordre de la convention humaine et celui de la nature.
Appelons ce principe arkhè. Hannah Arendt l'a rappelé, ce mot, en grec, veut dire à la fois commencement et commandement. Elle en conclue logiquement qu'il signifiait pour les Grecs l'unité des deux. L'arkhè est le commandement de ce qui commence, de ce qui vient en premier. Elle est l'anticipation du doit à commander dans l'acte du commencement et la vérification du pouvoir de commencer dans l'exercice du commandement.
[...] C'est là que la démocratie crée le trouble, ou plutôt c'est là qu'elle le révèle. C'est ce que manifeste, au troisième livre des Lois [4] une liste qui fait écho à la liste des relations naturelles perturbées que présentait dans la République le portrait de l'homme démocratique. Étant admis qu'il y a dans toute cité des gouvernants et des gouvernés, des hommes qui exercent l'arkhè et des hommes qui obéissent à son pouvoir, l'Athénien se livre à un recensement des titres à occuper l'une ou l'autre position, dans les cités comme dans les maisons. Ces titres sont au nombre de sept. Quatre d'entre eux se présentent comme des différences qui touchent à la naissance: commandement naturel de ceux qui sont nés avant ou mieux nés. Tel est le pouvoir des parents sur les enfants, des vieux sur les jeunes, des maîtres sur les esclaves, ou des gens bien nés sur les hommes de rien. Suivent deux autres principes qui se réclament encore de la nature sinon de la naissance: C'est d'abord la "loi de nature" célébrée par Pindare, le pouvoir des plus forts sur les moins forts. Ce titre prête assurément à controverse: Le Gorgias [5], qui montrait toute l'indétermination du terme, concluait qu'on ne pouvait bien entendre ce pouvoir qu'en l'identifiant à la vertu de ceux qui savent. C'est précisément le sixième titre recensé ici: le pouvoir qui accomplit la loi de nature bien entendue, l'autorité des savants sur les ignorants. Tous ces titres remplissent les deux conditions requises: premièrement, ils définissent une hiérarchie des positions. Deuxièmement ils la définissent en continuité avec la nature: continuité par l'intermédiaire des relations familiales et sociales pour les premiers, continuité directe pour les deux derniers. Les premiers fondent l'ordre de la cité sur la loi de filiation. Les seconds demandent pour cet ordre un principe supérieur: que gouverne non point celui qui est né avant ou mieux né, mais simplement celui qui est meilleur. C'est là, effectivement, que la politique commence, quand le principe du gouvernement se sépare de la filiation tout en se réclamant encore de la nature, quand il invoque une nature qui ne se confond pas avec la simple relation au père de la tribu ou au père divin.
C'est là que la politique commence. Mais c'est là aussi qu'elle rencontre, sur la route qui veut séparer son excellence propre du seul droit de naissance, un étrange objet, un septième titre à occuper les places de supérieur et d'inférieur, un titre qui n'en est pas un et que pourtant, dit l'Athénien, nous considérons comme le plus juste: le titre d'autorité "aimé des dieux": le choix du dieu hasard, le tirage au sort, qui est la procédure démocratique par laquelle un peuple d'égaux décide de la distribution des places.
A suivre...
Notes
[1] Né à Athènes en -428/-427 et mort en -348/-347, id. Philosophe antique de la Grèce classique, contemporain de la démocratie athénienne et des sophistes, qu'il critiqua vigoureusement. Il reprit le travail philosophique de certains de ses prédécesseurs, notamment Socrate dont il fut l'élève, ainsi que celui de Parménide, Héraclite et Pythagore, afin d’élaborer sa propre pensée, laquelle explore la plupart des champs importants, notamment la métaphysique, l’éthique, la philosophie de l’art et la politique.
[2] Dans la mythologie grecque, Cronos ou Kronos, fils d'Ouranos (le Ciel et la Vie) et Gaïa (la Terre), est le roi des Titans, l'époux de sa sœur Rhéa et le père de Zeus, Poséidon, Hadès, Héra, Déméter et Hestia.
[3] Arlequin, Arlecchino en italien, est un personnage type de la commedia dell'arte. Il est apparu au XVIe siècle en Italie. Le costume est fait de losanges multicolores. Ceux-ci représentent les multiples facettes d'Arlequin, ainsi que sa pauvreté.
[4] Les Lois est le titre du dernier des dialogues de Platon, après le Philèbe. C’est aussi le plus long des dialogues platoniciens et le seul où Socrate n’apparaît pas.
[5] Gorgias est un dialogue écrit par Platon. Il a pour sous-titre De la rhétorique. Mais il ne s'agit pas d'un traité sur l'art d'écrire, parler ou composer un discours : il s'agit d'examiner la valeur politique et morale de la rhétorique. Deux thèses s'affrontent donc : celle de Gorgias, sophiste qui enseigne la rhétorique et considère que « l'art de bien parler » est le meilleur de tous les arts exercés par l'homme, contre celle de Socrate, qui dénonce la rhétorique comme un art du mensonge.
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