David Harvey
3 mai 2017
Auteur de nombreux autres ouvrages, le géographe britannique David Harvey – dont plusieurs articles ont été publiés sur notre site – a publié en 2005 le livre A Brief History of Neoliberalism[1], qui a fait date dans le décryptage de ce nouveau mode de domination capitaliste. L’interview que nous reproduisons ici a été réalisée pour Jacobin, et traduite par la revue mensuelle L’Anticapitaliste.
Un extrait de sa Brève histoire du néolibéralisme, portant sur l’État néolibéral, peut être lu sur Contretemps. On pourra également consulter cet article de Razmig Keucheyan qui rappelle la trajectoire et l’originalité intellectuelles du géographe marxiste états-unien.
Néolibéralisme est un terme utilisé massivement de nos jours. Mais ce que les gens mettent derrière est plutôt flou. Dans son usage le plus systématique, il se réfère à une théorie, une palette d’idées, une stratégie politique ou une période historique. Pouvez-vous commencer par donner votre interprétation du néolibéralisme ?
J’ai toujours dit que le néolibéralisme était un projet politique lancé par la classe capitaliste alors qu’elle se sentait très menacée politiquement et économiquement, de la fin des années 1960 jusqu’aux années 1970. Ils voulaient désespérément mettre en avant un projet politique qui jugulerait la force de la classe ouvrière […]
La classe capitaliste a alors vraiment pris peur et s’est demandée quoi faire. Elle n’était pas omnisciente, mais savait qu’il y avait un certain nombre de fronts sur lesquels elle devait lutter : le front idéologique, le front politique et par-dessus tout, la nécessité de réduire par tous les moyens possibles le pouvoir de la classe ouvrière. C’est à partir de là qu’a émergé le projet politique que j’appellerais néolibéralisme.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus à propos des fronts politique et idéologique, ainsi que sur les attaques contre le monde du travail ?
Sur le front idéologique, cela consista à suivre l’avis d’un type dénommé Lewis Powell, qui avait écrit un mémorandum disant que les choses avaient été trop loin et que le capital avait besoin d’un projet collectif. Cette note aida à mobiliser la Chambre de commerce et la Table ronde des affaires. Les idées avaient alors leur importance. Ces gens pensaient qu’il était impossible d’organiser les universités parce qu’elles étaient trop progressistes, et le mouvement étudiant trop fort. Du coup, ils ont mis en place tous ces groupes de réflexion, ces think tanks comme l’Institut de Manhattan, les fondations Ohlin ou Heritage. Ces groupes mettaient en avant les idées de Friedrich Hayek, de Milton Friedman et de l’économie de l’offre.
Le plan était que ces think tanks fassent des recherches sérieuses […] qui seraient alors publiées de façon indépendante, influenceraient la presse et feraient peu à peu le siège des universités. Ce processus a pris du temps. Je pense qu’ils en sont maintenant à un point où ils n’ont plus besoin de choses telles que la fondation Heritage. Les universités ont été largement pénétrées des projets néolibéraux qui les environnent.
En ce qui concerne le travail, le défi consistait à rendre le coût du travail local compétitif par rapport au coût du travail globalisé. Une solution aurait été a été de faire appel à de la main-d’œuvre immigrée. Dans les années 1960, par exemple, les Allemands ont fait appel aux Turcs, les Français aux Maghrébins et les Anglais à des travailleurs issus de leurs anciennes colonies. Mais cela avait créé beaucoup de mécontentement et d’agitation sociale.
Les capitalistes ont cette fois choisi l’autre voie : exporter le capital là où il y avait une force de travail peu chère. Mais pour que la globalisation fonctionne, il fallait réduire les tarifs et renforcer le capital financier, car ce dernier est la forme de capital la plus mobile. Le capital financier et le fait de rendre les monnaies flottantes devinrent essentiels pour juguler la classe ouvrière. En même temps, les projets de privatisation et de dérégulation créèrent du chômage. Donc, chômage à l’intérieur du pays et délocalisations à l’extérieur, ainsi qu’une troisième composante, le changement technologique, la désindustrialisation à travers l’automatisation et la robotisation. Telle a été la stratégie pour écraser la classe ouvrière […]
Depuis la publication en 2005 de Brève histoire du néolibéralisme, beaucoup a été écrit sur ce concept. Il semble y avoir principalement deux camps : des chercheurs qui sont plus intéressés par l’histoire intellectuelle du néolibéralisme et des gens qui sont surtout concernés par le « néolibéralisme réellement existant ». Où vous situez-vous ?
Il existe une tendance dans les sciences sociales, à laquelle je tente de résister, qui consiste à rechercher une formule magique pour expliquer un phénomène. Il y a ainsi une série de gens qui disent que le néolibéralisme est une idéologie et qui en écrivent une histoire idéalisée. Un exemple en est le concept de Foucault de « gouvernementalité » [désignant une présumée rationalité propre à la fonction de gouverner, NdTr] qui voit des tendances néolibérales déjà présentes au 18e siècle. Mais si vous appréhendez le néolibéralisme uniquement comme une idée ou un ensemble de pratiques limitées de « gouvernementalité », vous trouverez de nombreux précurseurs.
Ce qui manque ici, c’est la manière dont la classe capitaliste a déployé ses efforts durant les années 1970 et le début des années 1980. Je pense qu’il est juste de dire qu’à cette époque, pour le moins dans le monde anglo-saxon, elle s’est passablement unifiée. Les capitalistes se sont mis d’accord sur beaucoup de choses, comme la nécessité de forces politiques qui les représentent réellement […]
Cette période s’est caractérisée par une grande offensive sur plusieurs fronts, idéologique et politique, et la seule façon de l’expliquer est de reconnaître le haut niveau de solidarité de la classe capitaliste. Le capital a réorganisé son pouvoir dans une tentative désespérée de retrouver sa prospérité économique et son influence, qui avaient été sérieusement entamées de la fin des années 1960 jusqu’aux années 1970.
Il y a eu de nombreuses crises depuis 2007. Comment le concept et l’histoire du néolibéralisme peuvent-ils nous aider à les comprendre ?
Il y a eu très peu de crises économiques entre 1945 et 1973. Dans cette période, on a traversé des problèmes sérieux mais pas de crises majeures. Le tournant vers les politiques néolibérales s’est opéré au cours des années 1970 dans le cadre d’une crise sévère, et l’ensemble du système a subi depuis une série d’autres crises. Bien entendu, celles-ci produisent à chaque fois toutes les conditions des crises à venir.
En 1982-1985, il y a ainsi eu la crise de la dette au Mexique, au Brésil, en Équateur et, sur le fond, de tous les pays en développement, y compris la Pologne. En 1987-1988, on a vu aux États-Unis une grande crise des sociétés d’épargne et de prêt ; puis une énorme crise en 1990 en Suède, où toutes les banques ont dû être nationalisées ; et bien sûr, l’Indonésie et le Sud-est asiatique en 1997-1998, avant que la crise n’atteigne la Russie, puis le Brésil et l’Argentine en 2001-2002. Il y a enfin eu des problèmes aux États-Unis en 2001, dont ces derniers se sont sortis en prenant de l’argent à la Bourse pour l’injecter dans le marché du logement. En 2007-2008, le marché du logement a implosé, et cela a été la grande crise. Vous pouvez regarder une carte du monde et visualiser les crises parcourant la planète.
Le concept de néolibéralisme est utile afin de comprendre ces phénomènes. Un des grands changements du néolibéralisme a été, en 1982, de débarrasser la Banque mondiale et le FMI de tous leurs keynésiens. Ils ont été remplacés par des théoriciens néoclassiques de l’offre et la première chose que ceux-ci ont décidé est que dorénavant, le FMI suivrait face à toute crise une politique d’ajustement structurel.
En 1982, le Mexique a connu une crise de la dette. Le FMI a dit « nous allons vous sauver ». En fait, ils ont sauvé les banques d’investissement new-yorkaises et imposé des politiques d’austérité. Comme résultat des politiques d’ajustement structurel du FMI, la population mexicaine a subi une perte de pouvoir d’achat de l’ordre de 25 % dans les quatre années qui ont suivi 1982. Depuis, le Mexique a subi quatre autres ajustements structurels. De nombreux pays en ont connu plus d’un. Cette pratique est devenue un classique.
Que font-ils aujourd’hui à la Grèce ? C’est presque une copie conforme de ce qu’ils ont fait au Mexique en 1982. Et c’est aussi ce qui s’est passé aux États-Unis en 2007-2008. Ils ont renfloué les banques et fait payer l’addition à la population à travers des politiques d’austérité.
Y a-t-il quelque chose, dans les crises récentes et la façon dont elles ont été gérées par les classes dirigeantes, qui vous ferait revoir aujourd’hui votre théorie du néolibéralisme ?
Eh bien, je ne crois pas que la solidarité de la classe capitaliste soit aujourd’hui ce qu’elle était alors. Au niveau géopolitique, les États-Unis ne sont plus en position de mener la danse comme ils le faisaient dans les années 1970.
Je pense que nous assistons à une régionalisation des structures globales de pouvoir au sein du système des États, avec des hégémonies régionales comme celles de l’Allemagne en Europe, du Brésil en Amérique latine ou de la Chine en Asie de l’Est. Évidemment, les États-Unis conservent une position dominante, mais les temps ont changé. Obama peut se rendre au G20 et dire « nous devons faire ceci », et Angela Merkel lui répondre « nous ne le ferons pas », ce qui était inimaginable dans les années 1970. La situation géopolitique s’est donc régionalisée, il y a davantage d’autonomie. Je pense que c’est en partie un résultat de la fin de la guerre froide. Des pays comme l’Allemagne ne dépendent plus de la protection des États-Unis.
Par ailleurs, ce que l’on a appelé « la nouvelle classe capitaliste » des Bill Gates, d’Amazon et de la Silicon Valley, a une politique qui diffère de celle des géants traditionnels du pétrole et de l’énergie. Le résultat est que chacun essaie de suivre sa propre voie, ce qui entraîne des conflits entre par exemple l’énergie et la finance, l’énergie et la Silicon Valley, etc. Il existe de sérieuses divergences sur des sujets tels que le changement climatique, par exemple.
Un autre aspect qui me paraît crucial est que la poussée néolibérale des années 1970 ne s’est pas imposée sans de fortes résistances. Il y a eu d’importantes réactions de la classe ouvrière, des partis communistes en Europe, etc. Mais je dirais qu’à la fin des années 1980, la bataille avait été perdue. Et comme la classe ouvrière n’a plus le pouvoir dont elle disposait à cette époque, la solidarité au sein de la classe dirigeante n’est plus aussi nécessaire. Il n’y a plus de menace sérieuse venue d’en bas. La classe dirigeante se débrouille très bien et n’a pas à changer grand-chose.
Si la classe capitaliste se débrouille bien, en revanche, le capitalisme va plutôt mal. Les taux de profit se sont rétablis mais les taux de réinvestissement sont extrêmement bas, de sorte que beaucoup d’argent ne retourne pas dans la production mais est consacré à l’accaparement de terres ou à des rachats d’actifs.
Parlons un peu plus des résistances. Dans vos travaux, vous insistez sur le fait, apparemment paradoxal, que l’offensive néolibérale se soit déroulée parallèlement à un déclin dans la lutte de classe, au moins dans le Nord, en faveur de « nouveaux mouvements sociaux » pour la liberté individuelle. Pourriez-vous expliquer comment le néolibéralisme donne naissance à certaines formes de résistance ?
Voici une question à méditer : qu’est ce qui fait que chaque mode de production dominant, avec sa configuration politique particulière, crée un mode d’opposition qui en constitue le reflet ? A l’époque de l’organisation fordiste de la production, le reflet était un mouvement syndical centralisé et des partis politiques s’appuyant sur le centralisme démocratique. A l’époque néolibérale, la réorganisation de la production vers une accumulation flexible a produit une gauche qui est aussi, à bien des titres, son reflet : travail en réseaux décentralisés, non hiérarchisés. Je trouve que c’est très intéressant. Et que jusqu’à un certain point, le reflet du miroir valide ce qu’il essaie de détruire. Le mouvement syndical a ainsi soutenu le fordisme.
Je crois qu’en ce moment beaucoup de gens à gauche, en étant très autonomes et anarchisants, renforcent en fait le néolibéralisme dans sa fin de partie. Beaucoup de gens à gauche n’aiment pas entendre de tels propos. Mais la question qui se pose est évidemment : y a-t-il un moyen de s’organiser qui ne soit pas en miroir du néolibéralisme ? Pouvons-nous briser ce miroir et organiser quelque chose d’autre, qui ne joue pas le jeu du néolibéralisme ?
La résistance au néolibéralisme peut prendre de nombreuses formes. Dans mes travaux, je mets l’accent sur le fait que le lieu de réalisation de la valeur est aussi un point de tension. La valeur est produite dans le processus du travail, et c’est un aspect très important de la lutte de classe. Mais la valeur se réalise sur le marché à travers la vente, et une bonne partie de la politique y est liée. Une grande part de la résistance à l’accumulation du capital s’exprime non seulement sur le lieu de production, mais aussi à travers la consommation, dans la sphère de la réalisation de la valeur.
Prenez une usine automobile : quand de grandes usines pouvaient employer auparavant près de 25 000 personnes, elles en emploient aujourd’hui 5000 parce que la technologie a réduit le besoin en travailleurs. Le travail se trouve ainsi de plus en plus déplacé de la sphère de la production vers celle de la vie dans la cité. Le principal centre de mécontentement dans le cadre des dynamiques capitalistes se déplace vers la sphère de réalisation de la valeur, vers les politiques qui impactent la vie quotidienne dans la ville. Les ouvriers se préoccupent évidemment de nombreuses choses. Si nous sommes à Shenzhen en Chine, les luttes dans le cadre du processus de travail sont dominantes. Et aux Etats Unis, nous aurions soutenu par exemple la grève de Vérizon[2].
Mais dans de nombreux endroits, ce qui domine sont les luttes autour de la qualité de la vie quotidienne. Regardez les grandes luttes des dix à quinze dernières années. Un conflit comme celui du Parc Gezi à Istanbul n’était pas une lutte ouvrière, le mécontentement portait sur la politique quotidienne, le manque de démocratie et le mode de prise des décisions. Dans les émeutes des villes brésiliennes, en 2013, ce sont encore des problèmes de vie quotidienne qui ont été le déclencheur : les transports et les dépenses somptuaires pour la construction de grands stades au détriment des écoles, des hôpitaux et de logements abordables. Les émeutes que nous avons vues à Londres, à Paris ou à Stockholm ne concernaient pas le processus de travail, mais la vie quotidienne.
Dans ce domaine, la politique est très différente de celle qui est mise en œuvre sur le lieu de production. Dans la production, le conflit se situe clairement entre capital et travail. Les luttes pour la qualité de vie sont moins claires en terme de configuration de classe. Des politiques clairement de classe, qui procèdent habituellement d’une compréhension du processus de production, deviennent théoriquement plus vagues à mesure qu’elles deviennent plus concrètes. Elles relèvent d’un problème de classe, mais pas dans son acception classique.
Pensez vous que l’on parle trop de néolibéralisme et pas assez de capitalisme ? Quand est-il plus approprié d’utiliser l’un ou l’autre de ces termes, et quels sont les risques à les confondre ?
De nombreux libéraux disent que le néolibéralisme est allé trop loin en terme d’inégalités de revenus, que toutes ces privatisations sont allées trop loin et qu’il y a de nombreux biens communs à protéger, comme l’environnement. Il y a aussi bien des façons de parler du capitalisme, comme lorsque l’on parle d’une économie de partage, qui s’avère en fait être hautement capitalistique et exploiteuse.
Il y a la notion de capitalisme éthique, qui signifie seulement être raisonnablement honnête au lieu de voler. Des gens pensent qu’une réforme de l’ordre néolibéral vers une autre forme de capitalisme est possible. Je pense qu’il serait possible d’avoir une forme de capitalisme meilleure que celle existant aujourd’hui – mais pas tellement meilleure. Les problèmes fondamentaux sont à présent si profonds que sans un vaste mouvement anticapitaliste, il sera en fait impossible d’aller où que ce soit. Je voudrais donc poser les questions actuelles en termes d’anticapitalisme plutôt que d’anti-néolibéralisme. Et lorsque j’entends des gens parler de néolibéralisme, il me semble que le danger est de croire que ce n’est pas le capitalisme lui-même, sous une forme ou une autre, qui serait en cause […].
Propos recueillis par Bjarke Skærlund Risager. Traduit par Régine Vinon
Notes
[1] Chez Oxford University Press. Publié en français en 2014 aux éditions Prairies ordinaires.
[2] Sept semaines de grève chez ce géant des télécommunications ont notamment permis d’obtenir 10,5 % d’augmentation des salaires sur trois ans pour 36 000 salariés et l’embauche de 1400 personnes d’ici à 2019.
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