Jean-Pierre Tuquoi (Reporterre)
3 mai 2017
Les nouvelles technologies bouleversent l’agriculture. Dans son livre « L’Agriculture connectée. Arnaque ou remède ? », Vincent Tardieu a enquêté sur les conséquences de cette révolution numérique.
Depuis longtemps, le matériel agricole est banni du Salon de l’agriculture, à Paris. Il est exposé à la même période (tous les deux ans) à Villepinte, au nord de la capitale. Mais c’est un salon professionnel, et c’est fort dommage. Car de ce fait, le grand public ne peut pas prendre la mesure des changements technologiques qui bouleversent l’agriculture depuis une vingtaine d’années. Et ça n’est pas qu’une question de taille. Même si les tracteurs sont devenus des colosses colorés et flamboyants dont les cabines haut perchées ne sont plus accessibles que par une échelle. Les épandeurs déploient des bras aussi longs qu’une aile d’avion. Les moissonneuses-batteuses avalent les céréales à la façon d’un ogre.
Cette course au gigantisme est spectaculaire mais moins radicale que l’émergence depuis une quinzaine d’années d’une agriculture connectée. Guidage par GPS (les tracteurs dans les champs n’ont plus besoin d’un conducteur), drones, robots, puces, big data, capteurs dits intelligents… Toutes les innovations qui tissent nos vies quotidiennes ont investi l’agriculture au point de la bouleverser aussi sûrement que le remembrement dans les années 1960.
C’est ce changement et ses conséquences que Vincent Tardieu veut nous faire toucher du doigt. On ne pouvait espérer meilleur guide. Journaliste scientifique, bon connaisseur du monde agricole et de ses pratiques (auteur en 2014, chez le même éditeur, de Vive l’agroévolution française ! et de L’Étrange silence des abeilles, 2016), notre homme a enquêté consciencieusement. Pendant plus d’une année, il a sillonné la France agricole, rencontré des agriculteurs, ou plutôt des exploitants agricoles, qui ont fait du smartphone et de l’écran d’ordinateur l’outil de conduite privilégié de leur exploitation, et d’autres, des bergers par exemple, qui, tout décroissants qu’ils sont, détournent et bidouillent des applications pour retrouver leurs brebis égarées en montagne ; il a interrogé les concepteurs de logiciels d’aide à la décision (quand semer ? comment optimiser les apports d’engrais, de produits phytosanitaires… ?) et les vendeurs de robots de traite laitière ; il a discuté avec les syndicalistes agricoles et bataillé avec les ingénieurs des firmes de l’agrobusiness ; il a écouté des sociologues et des responsables de chambres d’agriculture ; il a questionné le ministre de l’Agriculture. Si ça avait été possible, il aurait fait parler les vaches laitières et les bœufs, les tracteurs et les drones.
Dans une dizaine d’années, les robots équiperont un élevage sur deux
Solide et fourmillant d’exemples, le livre (dont il faut souhaiter qu’il débouche sur un documentaire télé) est construit comme une dissertation de sciences politiques, en trois parties, thèse, antithèse, synthèse, d’importances inégales. Dans la première, la parole est aux usagers (et aux défenseurs) de l’agriculture connectée. Ils sont de plus en plus nombreux (le marché croit de 13 % par an dans le monde) mais avec de fortes disparités : les producteurs de céréales sont de gros consommateurs de nouvelles technologies, les viticulteurs commencent à peine à s’y intéresser ; les arboriculteurs n’ont pas encore mordu.
C’est dans les étables que l’« agriculture 2.0 » marque des points. Parce que les robots suppriment « l’astreinte des deux traites quotidiennes, 365 jours par an, en permettant aux vaches (…) d’aller se faire traire automatiquement [sans nécessiter une présence humaine] », ils se multiplient — y compris dans les fermes bio. En France, plusieurs milliers en sont équipées. Leur nombre a doublé depuis 2010. Dans une dizaine d’années, les robots équiperont près d’une ferme d’élevage sur deux,
pronostiquent les spécialistes.
Lors du Salon de l’agriculture, en mars 2017.
À écouter les agriculteurs interrogés par Vincent Tardieu, l’intérêt numéro 1 d’un robot de traite est de soulager les dos, les bras et les mains des éleveurs. « La nouvelle génération, assure l’un d’eux, n’acceptera plus de travailler comme nous l’avons fait, alors que les robots peuvent les soulager (…) C’est un sacré plus. »
Voilà pour le côté cour. Côté jardin se tiennent les sceptiques, les critiques et les adversaires résolus de cette agriculture connectée qui, venue des États-Unis et de l’Europe du Nord, progresse peu à peu dans les campagnes françaises. À l’auteur qui les confesse, ils disent leurs doutes, leurs réticences, ou leur franche opposition.
« Ah ! c’est vraiment préoccupant »
Et ils ne manquent pas d’arguments. Les uns mettent en avant le coût souvent faramineux des nouveaux outils high-tech (20.000 euros pour un système de géolocalisation embarqué sur un tracteur ; plus de 240.000 euros pour un robot de traite), leur rentabilité incertaine, le manque de fiabilité de certains matériels ; d’autres mettent en cause le modèle d’une agriculture industrielle que ces technologies véhiculent et la disparition programmée des fermes de taille « humaine » et des emplois qui vont avec ; d’autres encore, la perte du savoir-faire traditionnel qu’elles induisent chez les agriculteurs (la machine est censée porter un jugement plus rationnel, plus sûr qu’eux) ; ou la dépendance dans laquelle ils enferment les agriculteurs vis-à-vis des fabricants, comme si une sorte de dépendance aux intrants technologiques n’était pas en train de succéder à celle aux intrants chimiques…
Interrogé sur ce risque, le ministre de l’Agriculture se défend d’être un technophile béat. Il se veut l’avocat des agriculteurs. « Si on laisse à ceux qui produisent ces outils décider, d’une manière ou d’une autre, du projet des agriculteurs, on est foutus, prévient Stéphane Le Foll (…). Je ne veux pas que ces outils technologiques mettent nos agriculteurs sous la coupe de quelques industriels et de nouvelles contraintes financières. Au contraire, il faut que ces outils demeurent des aides pour eux et le moyen qu’ils gagnent en autonomie et en efficacité. » Vœux pieux ? À l’auteur qui lui fait observer que les sociologues et les économistes capables d’articuler innovation technologique et innovation sociale ont disparu des organismes publics de recherche, le ministre lâche : « Ah ! c’est vraiment préoccupant »…
Entre les inconditionnels de l’agriculture connectée et ceux qui ne veulent pas en entendre parler, le dialogue est-il possible ? C’est le thème de la troisième partie du livre (la plus brève) qui voit Agronumericus argumenter avec son adversaire Agroscepticus. Le lecteur pressé y trouvera résumés les arguments développés dans les chapitres précédents. À charge pour lui de se faire une opinion. Celle de l’auteur transparait entre les lignes : Vincent Tardieu est revenu peu convaincu de son voyage au long cours au pays des drones, des robots, du GPS et du big data appliqué à l’agriculture.
L’Agriculture connectée. Arnaque ou remède ? par Vincent Tardieu, éditions Belin, 2017, 443 p., 22 €.
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