Jacques Rancière: la haine de la démocratie / 2


Jacques Rancière est une des grandes figures actuelles de la philosophie française.
Derniers ouvrages parus: Le Partage du sensible, Le Destin des images, Malaise dans l'esthétique, La Haine de la démocratie, Chronique des temps consensuels, Politique de la littérature, Le Spectateur émancipé, Et tant pis pour les gens fatigués — Entretiens et Moments politiques — Interventions 1977-2009
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Extrait

[...] Selon cette perspective, la Révolution française a été terroriste non pour avoir méconnu les droits des individus mais au contraire pour les avoir consacrés. Initiés par les théoriciens de la contre-révolution au lendemain de la Révolution française, relayée par les socialistes utopiques dans la première moitié du XIXe siècle, consacrée à la fin du même siècle par la jeune science sociologique, cette lecture prédominante s'énonce ainsi: la révolution est la conséquence de la pensée des Lumières et de son principe premier, la doctrine "protestante" élevant le jugement des individus isolés à la place des structures et des croyances collectives.

[...]Parce que toute la dramaturgie révolutionnaire était fondée sur l'ignorance des réalités historiques profondes qui la rendaient possible. Elle ignorait que la vraie révolution, celle des institutions et des mœurs, était faite déjà dans les profondeurs de la société et les rouages de la machine monarchique. La Révolution, dès lors, ne pouvait être que l'illusion de commencer à neuf, sur le mode de la volonté consciente, une révolution déjà accomplie. Elle ne pouvait être que l’artifice de la Terreur, s'efforçant de donner un corps imaginaire à une société défaite.

[...] Ce double ressort de la critique de la révolution permet de comprendre la formation de l'antidémocratisme contemporain. Il permet de comprendre l'inversion du discours sur la démocratie consécutive à l’effondrement de l'empire soviétique. D'un côté la chute cet empire fut, pour un temps assez bref, saluée comme la victoire de la démocratie sur le totalitarisme, la victoire des libertés individuelles sur l'oppression étatique, symbolisée par ces droits de l'homme dont s'étaient réclamés les dissidents soviétiques ou les ouvriers polonais. 

[...] Mais derrière le salut obligé aux droits de l'homme victorieux et à la démocratie retrouvée, c'était l'inverse qui se produisait. Dès lors que le concept de totalitarisme n'avait plus d'usage, l'opposition d'une bonne démocratie des droits de l'homme et des libertés individuelles à la mauvaise démocratie égalitaire et collectiviste tombait, elle aussi, en désuétude. Elle pouvait se décliner à la manière d’Hannah Arendt [1] : les droits de l'homme sont une illusion car ils sont les droits de cet homme nu qui est sans droits. Ils sont les droits illusoires des hommes que des régimes tyranniques ont chassés de leurs maisons, de leur pays et de toute citoyenneté. 

[...] Mais la critique pouvait aussi se décliner à la manière de ce marxisme que la chute de l'empire soviétique et l'affaiblissement des mouvements d'émancipation en Occident rendait à nouveau disponible pour tous usages: les droits de l'homme sont les droits des individus égoïstes de la société bourgeoise.
Le tout est de savoir qui sont ces individus égoïstes. Marx entendait par là les détenteurs des moyens de production, soit par la classe dominante dont l’État des droits de l'homme était pour lui l'instrument. La sagesse contemporaine entend les choses autrement. Et de fait il suffit d'une série d'infimes glissements pour donner aux individus égoïstes un tout autre visage. Remplaçons d'abord, ce qu'on nous accordera volontiers, "individus égoïstes" par "consommateurs avides". Identifions ces consommateurs avides à une espèce sociale historique, l"'homme démocratique". Souvenons-nous enfin que la démocratie est le régime de l'égalité et nous pourrons conclure: les individus égoïstes sont les hommes démocratiques. Et la généralisation des rapports marchands, dont les droits de l'homme sont l'emblème, n'est rien d'autre que la réalisation de l'exigence fiévreuse d'égalité qui travaille les individus démocratiques et ruine la recherche du bien commun incarné par l’État.

[...]Mais réhabiliter  ainsi l'"individualisme démocratique" contre les critères venues d'Amérique, c'était faire en réalité une double opération. D'une part, c'était enterrer une critique antérieure de la société de consommation, celle qui se menait dans les années 1960-1970 quand les analyses pessimistes ou critiques de l'"ère de l'opulence" menées par Franck Galbraith [2] ou David Riesman [3] étaient radicalisées sur un mode marxiste par Jean Baudrillard [4]. ce dernier dénonçaient les illusions d'une "personnalisation" entièrement soumise aux exigences marchandes et voyait dans les promesses de la consommation la fausse égalité qui masquait "la démocratie absente et l'égalité introuvable [5]. La nouvelle sociologie du consommateur narcissique supprimait, elle, cette opposition de l'égalité représentée à l'égalité absente. Elle affirmait la positivité de ce "procès de personnalisation" que Baudrillard avait analysé comme un leurre. En transformant le consommateur aliéné d'hier en narcisse jouant librement avec les objets et les signes de l'univers marchand, elle identifiait positivement démocratie et consommation. Du même coup, elle offrait complaisamment cette démocratie "réhabilitée" à une critique plus radicale. Réfuter la discordance entre individualisme de masse et gouvernement démocratique, c'était démontrer un mal plus profond. C'était établir positivement que la démocratie n'était rien d'autre que le règne du consommateur narcissique variant ses choix électoraux comme ses plaisirs intimes.

[...] Ainsi s'est opérée, en un premier temps, la réduction de la démocratie à un état de société. Reste à comprendre le deuxième moment du processus, celui qui fait de la démocratie ainsi définie, non plus seulement un état social empiétant indûment sur la sphère politique mais une catastrophe anthropologique, une autodestruction de l'humanité. [...] Le théâtre en fut la querelle sur l'école. le contexte initial de cette querelle portait sur la question de l'échec scolaire, c'est-à-dire de l'échec de l'institution scolaire à donner des chances égales aux enfants issus des classes les plus modestes. Il s'agissait de savoir comment l'on devait entendre l'égalité à l’École ou par l’École.  La thèse dite sociologique s'appuyait sur les travaux de Bourdieu [6] et Passeron [7], c'est-à-dire sur la mise en évidence des inégalités sociales cachées dans les formes apparemment neutres de la transmission scolaire du savoir. Elle proposait donc de rendre l’École plus égale en la sortant de la forteresse où elle s'était retranchée à l'abri de la société: en changeant les formes de la société scolaire, et en adaptant les contenus des enseignements aux élèves les plus dépourvus d'héritage culturel. La thèse dite républicaine en prit l'exact contre-pied: rendre l’École plus proche de la société, c'était la rendre plus homogène à l’inégalité sociale.

A suivre...

Notes
1.Hannah Arendt, née Johanna Arendt le 14 octobre 1906 à Hanovre et morte le 4 décembre 1975 à New York. Politologue, philosophe et journaliste allemande naturalisée américaine, connue pour ses travaux sur l’activité politique, le totalitarisme, la modernité et la philosophie de l'histoire.
2.John Kenneth Galbraith, né le 15 octobre 1908 à Iona Station Ontario (Canada) et mort le 29 avril 2006 à Cambridge (États-Unis). Economiste américano-canadien. Il a été le conseiller économique de différents présidents des États-Unis, de Franklin Delano Roosevelt à John Fitzgerald Kennedy et Lyndon B. Johnson.
3. Né le 22 septembre 1909 à Philadelphie et mort le 10 mai 2002 à Binghamton (État de New York). Avocat et sociologue.
4. Né le 27 juillet 1929 à Reims et mort le 6 mars 2007 à Paris.Philosophe et théoricien de la société contemporaine, connu surtout pour ses analyses des modes de médiation et de communication de la postmodernité.
5.Jean Baudrillard, La société de consommation. Ses mythes, ses structures, Paris, S.G.P.P, 1970, p.88.
6. Pierre Bourdieu, né le 1er août 1930 à Denguin (Pyrénées-Atlantiques) et mort le 23 janvier 2002 à Paris. Il est considéré comme l'un des sociologues les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle.
7. Jean-Claude Passeron, né le 26 novembre 1930 à Nice. Sociologue et épistémologue.

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