Haute-Marne : émigrés bassignots et comtois aux Etats-Unis de 1830 à 1870, épisode I

  Quelque soit la destination choisie pour émigrer, il n'est pas inutile de rappeler quelques généralités couramment admises quant aux raisons qui poussent l'être humain à se déraciner (1).
  Une migration humaine est le changement de lieu de vie d'individus. C'est un phénomène aussi ancien que l' humanité.
  Les relations privilégiées qu'entretenaient la France avec ses anciennes colonies ont entrainé des flux migratoires qui sont restés modérés.
  Les migrations sont souvent qualifiés d'économiques ou de politiques.
  Quand on a énoncé ces principes, et en tant que Haut-Marnais, le pays de destination qui nous vient tout de suite à l'esprit, c'est la Nouvelle France, c'est-à-dire le Canada, l' Acadie et la Louisiane, de 1534 à 1763, avec pour personnage principal la langroise Jeanne Mance [co-fondatrice de Montréal, fondatrice et administratrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal] . Puis, au XIXe siècle, le Mexique avec nos voisins chanitois [habitants de Champlitte, Haute-Saône] partis fonder Jicaltepec, dans la région de Vera Cruz, et s'implanter à San Rafael, de 1833 à 1862.

Mexique, Jicaltepec. Source : @ancacos.over-blog.org/album-1076318.html

  Si des Français se sont installés en Cochinchine en 1862-1863, il semble y avoir eu très peu de résidents d'origine haut-marnaise, mis à part quelques religieux. Le principal pays d'émigration qui a concerné nos compatriotes du XIXe siècle, c'est l' Algérie. En 1830, Charles X conquiert Alger, mais l'émigration haut-marnaise ne commence que vers 1845 avant d'être organisée en 1848 pour coloniser la Mitidja (2). C'est de l'émigration choisie et organisée. Elle attirera au moins 12 284 Haut-Marnais. Cette donnée quasi-officielle résulte des secours financiers et des avances effectués par les communes ou les villes aux émigrants à destination de l' Algérie. Sur ces 12 284 personnes aidées financièrement, 5 736, soit plus de 45%, concernent le secteur de Langres, donc le sud haut-Marnais.




Plaine de la Mitidja vue depuis le Mausolée royal de Maurétanie Yelles, CC BY-SA 3.0

  À la lecture de ces quelques statistiques, on voit qu'il n'est pas inutile de limiter la portée des généralités énoncées en préambule, ce qui se vérifie également lors de l' étude des raisons qui poussent nos compatriotes à partir parce que les migrations peuvent être à la fois économiques et politiques, comme nous le verrons un peu plus loin. Concernant les Etats-Unis, ce n'est pas de l' émigration organisée. Dès lors, il y a très peu de documents aux Archives départementales. Ceci n'a rien de surprenant puisqu'il est couramment admis que ce sont des Allemands et des Alsaciens-Lorrains qui sont massivement partis s'y installer au XIXe siècle. D'autre part, aucun livre sur l' histoire de la Haute-Marne ne parle de départ groupé vers les Etats-Unis si ce n'est Jean Carnandet [bibliothécaire de la ville de Chaumont], en 1860, dans sa Géographie historique de la Haute-Marne (3), qui écrit qu'à Serqueux, 40 personnes ont quitté le pays en 1853 pour aller en Californie, au moment de la ruée vers l'or.
  En étudiant les passeports conservés aux Archives départementales de Haute-Marne, on s'aperçoit que quelques-uns sont délivrés à des marchands ou à des notables, pour des voyages d'affaires ou des voyages d'agrément. Sur les 35 passeports délivrés en moyenne chaque année, on voit bien que les villages du sud haut-marnais sont surreprésentés, notamment vers 1830-1835 et vers 1850-1855. Les passeports n'incitent pas à croire qu'il y ait pu avoir une réelle émigration dans le but de s'établir aux Etats-Unis, et encore moins une émigration de nécessité.
  Essayons donc, à partir d'extraits biographiques et plus généralement de tranches de vie, de comprendre les différentes raisons qui poussèrent nos compatriotes à franchir l' Atlantique.

I - Une immigration de nécessité

a) Les colons

  Définissons tout d'abord ce que sont une colonie et un colon. À la définition du mot "Colonie" correspondent deux sens :
- Territoire occupé par une nation en dehors de ses propres frontières. Elle l'administre et le maintient dans un état de dépendance ; en anglais : colony.
- Ensemble d'individus d'une même nation et qui vivent à l'étranger dans une même région, une même
ville ; en anglais : community.
   Notons que si les Américains emploient des termes différents pour chaque sens du mot colonie, la première définition ne peut pas être envisagée puisque la France n'a jamais occupé les Etats-Unis au XIXe siècle (4). Le second sens est non seulement en adéquation avec le sujet traité, mais il est en parfaite corrélation avec la définition d'un colon qui est " une personne qui a quitté son pays pour aller exploiter une terre, faire du commerce, etc., dans une colonie", ou un " descendant de ces émigrés installé à demeure dans ce pays et cohabitant avec les autochtones".
  Pour utiliser le terme américain, étudions quelques communautés haut-marnaises et haut-saônoises installées aux Etats-Unis.

Frenchville
  Les navires débarquaient généralement leurs passagers à New York. Les Alsaciens-Lorrains s'établissaient dans cet état, ainsi que dans celui voisin de Pennsylvanie, c'est donc évidemment dans cette région que nous y avons trouvé des colons originaires de nos contrées. Margaret Mignot, une généalogiste américaine, avait effectué tout un travail de recherches portant sur ses ancêtres possiblement originaires de Paris, de Picardie, de Lorraine et de l' est de la France. Or, ceux-ci avaient des noms à consonance haut-marnaise ou franc-comtoise ; d'ailleurs, son nom de jeune fille était Billotte. Or, c'est en Haute-Saône que le nom est le plus répandu, variante Billiotte. Plubel, c'est un nom de Fayl-Billot et de sa région, et Hugny, Lieigey, Picard, Roussey, Fauconnier, Nodier, Denis, Voinchet, Rougeux, rien que des patronymes locaux. Nos supputations se vérifièrent rapidement puisque nous trouvâmes les actes correspondants aux ancêtres de la généalogiste dans les registres paroissiaux et d'état civil des départements de Haute-Marne et de Haute-Saône. Des membres de ces familles sont donc partis en 1834 rejoindre d'autres de leurs compatriotes émigrés dès 1830-1831 qui s'appelaient Roussey, Plubel, Coudriet et Renaud. Tous se sont installés à Frenchville en Pennsylvanie. Frenchville, un écart de la commune de Covington dans le comté de Clearfield, à peu près au centre de l' état de Pennsylvanie qui se trouve dans l'est américain, juste en dessous de New York.

Frenchville est unique en Amérique du Nord. Elle est le résultat d'une installation d'immigrants du XIXe siècle directement de l'est de la France plutôt que d'une réinstallation de francophones du Canada. Aujourd'hui, seuls quelques locuteurs sont à l'aise en français, tous les autres sont passés à l'anglais. http://www.personal.psu.edu/beb2/Frenchville%20.htm



Un aperçu de l'ancienne Frenchville où je suis né se trouve dans un court article intitulé "American Gallic - The Mystery of Frenchville" qui a paru en 1974 dans le Today Magazine du Philadelphia Inquirer. La Frenchville d'aujourd'hui est assez différente. Voir : http://engr.case.edu/merat_francis/flm/Frenchville/Frenchville_Today.pdf



Une vue de Frenchville aujourd'hui, 2015. Georgie lennon8705 CC BY-SA 4.0

 
  Vers 1830, dans la région où allaient s'implanter les premiers colons, c'est-à-dire le comté de Clearfield, il y avait 4 800 habitants sur une surface d'environ 3 000km2. Si on rapproche ceci avec la Haute-Marne qui a 6 200km2, cela ferait 9 900 habitants. Le plus gros contingent de colons est arrivé en 1834. Il y avait plus d'une centaine de personnes dont le plus âgé avait 82 ans. Tous venaient du sud haut-marnais et du nord de la Haute-Saône. Ils ont tous été regroupés à Frenchville, appelé ainsi parce qu'ils étaient tous français.
  Pourquoi partaient-ils? En 1832, les enfants étaient nombreux et nos campagnes étaient surpeuplées.  Un courant d'émigration entrainait vers l' Amérique le surcroît de population. Ces colons avaient acheté des terres à un financier américain qui leur donnait ainsi la possibilité de vivre comme ils l'avaient toujours fait dans le pays de leurs ancêtres. Un parent resté en Haute-Marne écrit (5) :
  "les débuts furent excessivement pénibles. Tout leur manquait, jusqu'aux vivres qu'il fallait se procurer au loin. Ont eu faim bien des fois lorsque les rivières débordées interceptaient les communications."
  Petit à petit, les pionniers achetèrent du bétail et construisirent des fermes qui devinrent rapidement prospères.
  "Les pépins, les noyaux et les greffes, emportés ou envoyés de France, devinrent bientôt des arbres de plein rapport."
  Mais le territoire n'était pas favorable à la culture de la vigne dont le rendement était faible, contrairement au sud haut-marnais, cantons de Laferté, Varennes, Fayl-Billot, ou nord saônois, Amance, Vitrey-sur-Mance...,.
  Margaret Mignot, qui avait parfois mal interprété les lieux d'origine de ses ancêtres, se heurtait à une deuxième difficulté : l'américanisation des patronymes outre-atlantique.

- Billiotte est devenu Billott
- Bronoël est transformé en Brunwell
- Coudriet/Condret
- Denis/Dennis
- Gormont/Gormount
- Grossaint/Grossein, Grosurt
- Lecomte/Lecont
- Plubel/Plubell
- Rousselot/Russlow
- Viard/Veard
- Liegey/Leiga ou Leigey
- Rollée/Rolley ou Rollet, Roliet, Roby
- Hugueney/Hugini, Hugnot, Hugury
- Fauconnier/Vallimont

  La lecture de ces noms n'apporte aucun commentaire particulier, si ce n'est le dernier. Fauconnier devient Vallimont. L'américanisation logique aurait dû être Falconer. Les descendants actuels avancent deux versions, relativement peu crédibles. La première proviendrait du fait que quelques locaux auraient, en raison de la prononciation, vulgarisé le nom de Fauconnier en "Fucking ay" à son arrivée à Frenchville. Ce qui une fois traduit relève plus de l'insulte que d'un patronyme facile à porter. La seconde hypothèse remonterait à une époque au cours de laquelle un membre de la famille Fauconnier aurait travaillé pour le roi de France. Il aurait formé des faucons à la chasse. Ainsi lui serait venu son patronyme Fauconnier. Au moment de la Révolution française, son nom aurait alors été changé pour éviter toute analogie avec le roi auquel on venait de couper la tête. C'est d'autant moins vraisemblable que les Fauconnier étaient implantés dans le sud de la Haute-Marne depuis plusieurs générations et qu'ils faisaient partie des basses classes de la société. De plus, le nom de Vallimont est apparu pour la première fois au départ du Havre puisque Fauconnier figure sous ce patronyme sur la liste des passagers du bateau Attica.  Ce nom est-il un pseudonyme, et Fauconnier avait-il quelque chose à cacher? Le mystère demeure.
  Le premier colon qui décède à Frenchville est Irénée Plubell, en 1833, à l'âge de 55 ans. Comme il n'y avait pas d'église, la messe d' enterrement fut dite dans sa maison, selon le rituel du diocèse de Langres, car les pionniers avaient emporté dans leurs bagages quelques ouvrages religieux. Quant au cimetière, il fut créé sur une parcelle de terre, de deux acres, donnée à la collectivité par un colon nommé François Lamotte. En 1840, une église en bois rond fut construite non loin du cimetière. Elle fut frappée par la foudre en 1863. Un lieu de culte en pierre fut alors bâti par les habitants du lieu en 1870 et consacré trois ans plus tard.

Cimetières à Frenchville, Clearfield County, Pennsylvania, USA
- Gillingham cemetery



Photo : Jamie Price

- Saint Mary of the Assumption Cemetery ; également appelé Frenchville Cemetery. "Il est situé sur le côté nord de la route de Frenchville (route de canton 638) à environ 0,1 miles à l'ouest de son intersection avec Dales Drive. "


 

Ici, vous trouverez la liste des noms des personnes enterrées. Sa réalisation a été achevée au cours de l'été 1978. Elle est conservée par la Clearfield Historical Society. L'auteur ou les auteurs en sont inconnus. Avec l'aimable autorisation de Sue et Tom Moore.
Photo : Eillen


St. Mary of the Assumption Parish
64 St. Mary's Lane , Frenchville , PA 16836




   Il permettait d'accueillir près de 200 personnes. Quand l'église fut achevée, une fête paroissiale fut organisée sous la forme d'un pique-nique rassemblant toute la communauté "frenchvilloise". Les années passant, les habitants ont continué à se réunir, et à collecter des fonds. Ceci leur a permis d'obtenir assez d' argent pour construire le clocher de l' église en 1890. Ce qui est extraordinaire, c'est qu' aujourd'hui encore, le Picnic a toujours lieu chaque troisième week-end de juillet.

 

 Chaque troisième week-end de juillet, le Picnic annuel de Frenchville


À suivre...

Didier Desnouveaux, Émigrés bassignots et comtois aux Etats-Unis de 1830 à 1870, les Cahiers haut-marnais, n° 293, 2019/02, pp. 15-20.

1. Cette communication, prononcée lors du colloque "Étrangers en Haute-Marne, Haut-Marnais à l'étranger" organisé par les Cahiers haut-marnais le 9 décembre 2012, emprunte de larges extraits à l'ouvrage Keskidees, émigrés bassignots et comtois aux Etats-Unis, 1830-1870, co-écrit par Didier Desnouveaux et Lionel Fontaine et publié par le Club Mémoires 52 en 2011.



2. Arrière-pays d' Alger.

3. P. 456.

4. À l'exception de la Louisiane, et seulement jusqu'en1803. Même dans la Louisiane du XVIIIe siècle, qui représentait un tiers des Etats-Unis actuels, le nombre de colons français, et volontaires, est resté très limité.

5. A. Mulson, Histoire de Pierrefaite, avec Ouge, ancienne succursale, Montesson, annexe, Langres, Rallet-Bideaud, 1898. 

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