La grande peste de Langres au XVIIe siècle, épisode VI

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Une fumée copieuse s'en échappait et remplissait l'air chargé d'odorants effluves. Une note inédite (55) que j'ai trouvée dans les dossiers du Greffe Civil donne, à ce propos, des détails assez inattendus. C'est un certificat, en date du 4 mars 1680, signé du Maire, Pierre Maignien, et de ses échevins, attestant que les Registres des Paroisses, les Dépôts des greffes et des notaires ont été employés à désinfecter la ville de Langres, lors de la peste de 1636, en les brûlant sur les places et dans les rues. C'est une nouvelle utilisation des Archives un peu imprévue, à laquelle n'avaient certainement pas pensé les érudits de tous les temps!
  Voilà, en très raccourci, les principales mesures publiques que commandaient les Règlements royaux et qui étaient appliquées avec la minutie et le zèle caractéristiques des Administrations d'alors.
  Nous avons vu que les médecins des contagieux ne devaient pas faire de la clientèle en dehors de ceux-ci. En conséquence, les habitants aisés s'organisaient entre eux pour s'assurer soins et remèdes, et par groupe se réunissaient pour s'attacher un médecin à leur exclusif usage. On lui donnait des honoraires rémunérateurs. Grâce à l'obligeance de mon excellent et érudit confrère M. le Médecin-Principal Durand, j'ai pu avoir connaissance d'un contrat de soins (56) signé entre le sieur François Demongeot, le chirurgien déjà nommé, et quatre-vingts personnes des plus huppées de la ville : chanoines, magistrats, nobles et marchands. Cet acte passé par devant Me Billard, notaire royal, le 21 août 1636, établit que ledit Demongeot toucherait 150 livres par mois et "payées d'avance, pour venir visiter les familles des contractants, leur porter des médicaments ainsi qu'à leurs domestiques, soigneusement et diligemment du mieux qu'il lui sera possible, lorsqu'ils soupçonneroient et jugeroient être atteints dudit mal et qu'il en seroit requis." Il lui sera payé en plus "20 livres pour chaque pestiféré qu'il aura à traiter, mourant ou guérissant." Chaque intervention sera également taxée à part, à la somme de deux sols : "Saigner, ventouser, donner lavements, tondre, raser et faire le poil." Tout était prévu dans cet acte : outre son loyer payé, il était permis même - ce même est délicieux - audit chirurgien de " soigner ses parents proches jusqu'aux beaux-frères et belles-sœurs, inclusivement!" S'il venait à décéder, on paierait à sa veuve un trimestre de ses honoraires.
  Cette pièce est intéressante parce qu'elle nous révèle un essai d'organisation de Secours Mutuels dès cette époque, et cet essai mérite d'être signalé.
  Nous voici arrivés, maintenant, à la thérapeutique proprement dite de la Peste, c'est-à-dire qu'il me reste à vous énoncer les remèdes généraux et spéciaux que l' Art de nos vieux médecins opposait à la terrible et déconcertante infection.
  Parmi le flot de Traités en toute langue parus en ce temps, nous trouvons, s'il vous plaît, l'ensemble des prescriptions ordonnées dans un attachant et rarissime petit livre, d'autant plus curieux pour nous qu'il est écrit par un compatriote, le Dr François de Monginot, d'une ancienne famille du pays (57), lequel sur le frontispice se glorifie d'être "lengrois, conseiller et médecin ordinaire de Mgr le Prince de Condé." Cet ouvrage a pour titre : Secrets Polydédales contre la Peste. C'est un petit in-16 de 96 pages, édité à Paris, chez " Georges Lombard, rue St-Jean de Latran, à l'enseigne de l' Arbre sec, 1606 (58)." Il est dédié à Messire Gillot, conseiller du Roy en sa cour du Parlement de Paris, doyen de l' Eglise Cathédrale de Langres, chanoine de la Sainte-Chapelle. Ce Messire Gillot, vous le reconnaissez, j'en suis sûr, est ce Jacques Gillot, encore un langrois! l'un des auteurs de la célèbre Sattire Ménippée dont la portée fut politiquement si profonde. Nous sommes donc en pleine ambiance de notre rocher!





Pamphlet politique collectif en prose et en vers contre les États généraux que la Ligue convoqua en 1593 afin de pourvoir à l'élection d'un roi de France catholique. - Dû à Pierre Leroy, Jacques Gillot, Florent Chrestien, Pierre Pithou, Nicolas Rapin et Jean Passerat. - Publ. sous le titre : "La vertu du Catholicon d'Espagne". Le titre courant de "Satire ménippée" n'a été ajouté qu'à la 2e ou 3e éd.. @https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb120785246


   Donc, dans ce Traité, le médecin de Son Altesse Royale passe en revue, d'abord les remèdes préservatifs, puis les remèdes curatifs de la Peste.
  Comme préservatifs, il en est un très général, déjà enseigné par le prophète Ézéchiel [vécu dans les premières décennies du VIe siècle av. J.-C. Son nom veut dire « Que le Seigneur le fortifie ». On lui attribue le livre d'Ézéchiel, le troisième dans l'ordre canonique des grands prophètes : Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, Daniel.Pour les Judéo-chrétiens, il est le prêtre du temple de Jérusalem], VII, v.2, et dont on ne peut guère contester l'efficacité. Écoutez plutôt :
Trois mots contre la peste ont plus d'effet que l' Art :
S'enfuir vite, aller loin et revenir très tard!
, p. 35.
  C'est le parti au moins prudent, sinon très courageux, que prit, certain jour, certain Sieur de Montaigne, lors de l'épidémie fameuse qui décima Bordeaux au XVIe siècle, parti qui permit à l'écrivain de racheter par un chef-d’œuvre immortel le geste peu élégant du magistrat municipal. Mais tout le monde n'est pas Montaigne.
  Pour ceux qui restent à leur poste, il y avait toute une série de précautions des mieux entendues : aérer largement ses appartements, sortir après le lever du soleil, fuir le serein, vivre de bonnes viandes sans excès et pourtant - excusez la rudesse du terme - " estre plus pleins que vuides", éviter les exercices
violents , p.42. Voilà pour le physique, et voici pour le moral :
" Qu'on soit surtout sans peur ni frayeur", p. 42.
  Il était encore recommandé de porter sur la peau des préservatifs externes que l'on appelaient pentacules, périaptes, amulettes, huiles et emplâtres magnétiques. C'étaient de grandes médailles contenant une poudre composée de chair de vipères, d'araignées, de scorpions et de crapauds soigneusement pilés. Cette poudre était enfermée entre deux lames de cristal entourées d'un cercle d'or ou d'argent, ou plus simplement, chez les gens modestes, dans des sachets d'étoffe rattachés par des cordons noués autour du cou. Cette mixture innommable devait agir par une influence mystérieuse, en vertu de laquelle elle attirait en dehors du corps les venins de la contagion (59). Monginot recommande particulièrement le port " d'une amulette pleine de vif argent ou d'arsenic", p. 41.
  À l'intérieur, le médicament par excellence était la gelée angélique. Si vous le permettez, je vais vous en donner la recette. À moi, Ragueneau ! [Cyprien Ragueneau avait grandi dans une famille de restaurateurs. Né en 1608, mort en 1654, ce pâtissier-rôtisseur-traiteur était non seulement un orfèvre de la cuisine mais aussi un passionné de théâtre et de poésie qui écrivait lui-même pour le plaisir ] "Prenez un coq vieil esventré, un chapon peut servir ou une poule, mais le coq est meilleur", d'autre part, "en enlevez la peau, coupez-le en petites pièces", d'autre part, "prenez un bol fin d' Arménie, espèce d'argile ferreux, du sel de bétoine, du charbon bénit, du macis, de la girofle, de l' angélique, évidemment!, de la cannelle fine, du sucre fin, de la pimprenelle et des fleurs de borrage, bourrache. Pulvérisez le tout grossièrement. Mettez en un vaisseau de verre sans eau, luttez ou fermez le vaisseau et faites bouillir 12 heures au bain-marie. Coulez et passez le tout." Alors, ajoutez, s'il vous plait, "un dragme [environ 3,8 g] de sel de corail rouge et 2 scrupules [très petites quantités] de sel de perles non perforées, bien entendu, que vous ferez fondre sur le feu doucement en y joignant un peu de safran et d'huile de soufre, ce qu'il en faut pour la rendre aigrelette et plaisante au goût.", p. 46. Vous le voyez, rien n'est plus simple.


Bétoine : plante herbacée vivace appartenant à la famille des labiées


  Cette gelée pourra servir pour 12 ou 16 prises au plus. On en prendra 4 ou 5 cuillerées le matin à jeun ; les enfants un peu moins ; mais il va sans dire que la plus grande dose produit le plus d'effet, p. 46.
  Ce rare produit est réputé par Monginot comme extraordinaire "parce que, dit-il, il nourrit, demeure peu en l'estomac, passe légèrement par les veines, dessèche les superfluitez, diaphanise et vivifie les esprits, réjouit les mélancoliques, fait bon teint, donne bonne haleine, est bonne contre les vents et console la mémoire", p. 46.
  Je vous ai livré son secret gratis ; à vous de vous rendre compte si le bon praticien langrois n'a pas exagéré.
  Lorsque, malgré tout, la Peste se déclarait, alors entrait en scène toute une médication spéciale. Au premier signe, on faisait transpirer le malade pendant une heure. Ensuite, il devait ingurgiter un bouillon de veau ou de volaille avec pimprenelle, bourrache, souci, mélisse et quelques gouttes d'huile de soufre et de jus d'orange. On lui appliquait sur le coeur, sur le foie, sur les tempes, aux poignets, dans les aisselles, un onguent à base " de suc de scabieuse, de camphre, de safran et d'huile de scorpion." Il va de soi qu'on reprenait à pleins bois la gelée angélique!, p. 49.



Scabieuse : Plante herbacée, annuelle ou vivace, des régions méditerranéennes, de l'Europe moyenne et de l'Asie, à fleurs bleu mauve, parfois roses, blanches, pourpres, groupées en capitules, dont il existe de
nombreuses espèces sauvages ou cultivées.

  Puis c'est le traitement de chaque symptôme au fur et à mesure de l' apparition.
  Les bubons, que nous avons dit survenir de bonne heure, attirent tout de suite l'attention du médecin qui les guette. Dès que la tumeur soulève la peau, on applique des ventouses sèches à la surface et à l'entour, toutes les 6 heures, jusqu'à ce qu'elle soit "grossette",- je cite notre auteur - ou bien on la recouvre "d'un emplâtre formé d'un oignon creux et rempli de galbanum [ encore appelé férule gommeuse, Ferula gummosa, est une plante herbacée vivace de la famille des Apiacées, originaire d'Asie centrale et occidentale], avec une purée de mauves et d'oseille cuite, sans oublier un peu de farine de blé et de thériaque", cette panacée universelle, base et fondement de toute la thérapeutique de ces temps lointains, p. 59.
  La supputation s'annonçait-elle? On remplaçait ce cataplasme un peu bien... culinaire par un cautère dont l'action mortifiante ne tardait pas à déterminer l'ouverture de l' abcès. Les charbons étaient pansés de la même manière, p. 62.
  Aux mots de tête si violents, triste apanage de la montée fébrile et de la poussée congestive, on opposait la saignée, et cette dérivation abondante et réitérée, comme on le devine, était pratiquée selon des règles fixes sur l'une ou l'autre veine du bras, de la jambe ou du pied, suivant la localisation de la névralgie, p. 37.
  Contre ces mêmes douleurs à forme migraineuse, "causées, dit Monginot, plutôt par le venin que par la tension des membranes", voici un remède souverain que je vous recommande tout spécialement : "Faire raser la tête complétement et appliquer dessus des pigeons ou des poulets ou des petits chiens coupés en deux tout vifs et les changer souvent", p. 82. Ne souriez pas, Mesdames! J'ai mémoire, il y a une quinzaine d'années [vers 1910?], d'avoir été appelé par une pauvre mère dont l'enfant se mourait de méningite tuberculeuse et, devant les rapides progrès du mal réfractaire à tout, elle me supplia de mettre un pigeon vivant et coupé en deux sur la tête de son petit malade, et je ne suis pas bien sûr qu'après mon départ elle n'ait pas tenté d'employer ce suprême remède! Vous voyez que les traditions ont la vie dure!
  Et je ne parle ni des vomitifs ni des purgatifs administrés à tour de bras, p. 86.
  En cas de syncopes, enfin, entraient en jeu

À suivre...

Docteur Michel Brocard, La grande peste de Langres au XVIIe siècle, conférence prononcée le 20 avril 1926, pp.26-32. Langres. AU MUSÉE, 1926.

55. Elle est copiée au 1er folio d'un registre du Greffe Civil de couleur saumon et intitulé : Inventaire des Registres de l'Etat Civil de la Juridiction de Langres dont la remise a été faite au greffier du Tribunal Civil de l' arrondissement de Langres, le 15 avril 1818, en exécution d'une circulaire du 6 août 1817.

56. Provenant de l' étude de Me Ricklin. Voir l' Appendice.

57. Fils de Jean Monginot et de Colette ou Claude Le Tondeur, il naquit à Langres le 15 mars 1569. Seigneur de Percey-le-Pautel, il fit ses études de médicales à Montpellier. Il devint en 1635 médecin ordinaire du Roi. Il mourut à Paris et fut inhumé le 18 décembre 1637 au cimetière des Saints Pères, affecté aux protestants, dont il embrassa la religion en 1611. Il est l'auteur également d'un Traité de la conservation de la santé, Paris, chez Bourdin, 1635, in-12 de 140 pp.., dédié au cardinal de Richelieu, et d'un livre de polémique religieuse : Résolutions des doutes et sommaire décision des controverses entre l'église réformée et l'église romaine, Charenton, chez Melchior Mondin, 1611, in 8 de 63 p., "dédié à Messieurs de l' église romaine de la ville de Lengres." Armes des Monginot : "d'or, semé de trèfles de sable, au lion de sable, armé et lampassé de gueules, au chef d'azur, chargé d'une cloche, accostée de deux roses, le tout d'or.", La Chesnaye des Bois.

58. Figure sous ce titre à la Bibliothèque Nationale sous la cote Te30 92. Le manuscrit n°41de la Bib. municipale de Langres : Bibliothèque langroise par ordre des Mathières, signale une édition de cet ouvrage paru à Rouen chez Claude Le Villain la même année, et une autre à Paris en 1624. - Nous en devons la communication à notre excellent confrère et ami M. le Baron de l' Horme, que nous remercions vivement ici.

59. Dr Cabanès, op. cit., p. 112.

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