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On peut imaginer aisément contre quels assauts avaient à lutter leur force d'âme et leur résistance morale et avec quelle intensité de vie ils vécurent alors! Le jour, c'étaient des alertes continuelles, des sorties incessantes pour disperser les raids de cavalerie des reîtres impériaux jusque dans nos faubourgs (42), ou encore, pour assurer ou escorter les charrois de ravitaillement. À la nuit tombée, à chaque coin de rue, ils se heurtaient à quelque funèbre convoi de ces véhicules chargés de cadavres et de moribonds, encadrés de l'indésirable troupe de saccards, sous la vacillante lueur des torches fuligineuses. Allaient-ils faire le guet sur les remparts couverts? À l'ouest, ils pouvaient voir, à travers les meurtrières, dans le vallon de Brevoines, flamber une ou plusieurs loges sanitaires et compter ainsi par le nombre de rougeoyants foyers le nombre des morts de la journée. À l'est et au nord, l'horizon s'empourprait encore, aux reflets des incendies allumés dans les villages voisins par les hordes ennemies, cependant que le bruit plus proche des couleuvrines et des mousquets accusait les progrès de la bataille et de l'invasion.
Il n'est pas, je pense, Mesdames et Messieurs, dans l'histoire de notre pays de Langres de page plus dramatique, d'heure où la situation ait été plus angoissante, et l'on comprend trop bien cette réflexion du bon Mâcheret : "Cette année 1637 est celle qui s'est trouvée à notre égard et humainement parlant la plus cruelle que les aient peut-être jamais vue (43)."
Mais le terme devait venir de ces souffrances, et plus rapide encore qu'on ait osé l'espérer. En janvier 1638, on n'eut plus à déplorer que la mort d'un honnête tailleur appelé Claude Parisot, qui fut enterré à St-Martin. Ce devait être la dernière victime.
Ainsi la Peste entrée à Langres par Longe-Porte prit sa sortie par les Moulins à vent. Elle avait duré 27 mois.Elle avait tuée 5 500 personnes tant dans l'enceinte de la ville que dans la banlieue immédiate, dans un rayon de deux lieux (44). Dans cette banlieue, elle se montre également terrible. Notons brièvement qu'à St-Ciergues, par exemple, entre le 13 août 1636 et le 23 juillet 1637, 107 personnes succombèrent. À Perrancey, il ne resta plus qu'un seul ménage, fait à peine croyable, mais noté avec soin dans les registres de cette paroisse. Les deux survivants, est-il écrit, leurs enfants, plus tard, et quelques individus venus des pays d'alentour repeuplèrent à la longue ce village presque anéanti (45).
Devant pareille catastrophe, on ne peut que souscrire - et vous y souscrivez certainement - à cette parole jaillie du coeur, par laquelle notre guide fidèle termine son récit : "Dieu veuille éloigner de nous la peste, s'il luy plait!"
J'ai dit que les RR. PP. Capucins avaient offert, dès le commencement de l'épidémie, leurs services désintéressés au Conseil de Ville pour assurer les secours spirituels nécessaires aux infortunés victimes. Dans le registre des Délibérations municipales on lit, à la date du 6 mars 1637 : " A été résolu qu'il sera délivré aux Révérends Pères Capucins deux cents harengs blancs pour leur Caresme, en considération des bons offices qu'ils ont rendus à la Ville." Vous me permettrez de ne point faire de commentaire.
Le souvenir de cette "Grande Peste" dite de 1636 s'est perpétué jusqu'à nos jours. On peut voir encore dans l'église de Brevoines une cinquante de pierres tombales qui en forment le pavage en partie. Elles viennent du cimetière de St-Sauveur d'où on les ramena après la destruction de la chapelle. On peut y
lire encore, assez bien conservées, des inscriptions du genre de celle-ci :
"Cy gisent Antoinette Le Tondeur et Catherine Bocquin cousines germaines et filles de Jean Le Tondeur, le maire, et de Pierre Bocquin conseiller à Langres, lesquelles moururent de contagion en juillet 1637. R.I.P." (46)
De pieuses coutumes subsistant toujours rappellent l'évènement : c'est la procession de St-Gond, le 26 mai (47) ; c'est la Messe dite "post obitum" (48) que chaque prêtre du diocèse doit célébrer à l'intention d'un confrère récemment décédé, usage inauguré le 8 juillet de la terrible année et jamais abrogé depuis ; c'est enfin la fondation dans nos murs d'un nouveau lazaret [établissement où l'on isole les sujets suspects de contact avec des malades contagieux et où ils subissent éventuellement la quarantaine] par Mgr Zamet en 1642 : l' hôpital de la Charité (49).
III
Tel est, à grands traits, car il faudrait un livre, le tableau et tout au moins la chronologie de l’épidémie langroise au XVIIe siècle. Pour le compléter il nous reste, maintenant, à la considérer sous un angle plus technique, c'est-à-dire vous exposer quelles précautions les médecins du vieux temps employaient pour en déjouer la propagation et quels remèdes ils appliquaient pour en conjurer les désastreux effets.
Voyons d'abord les moyens de protection d'ordre général ou pour parler une fois notre langue spéciale : la prophylaxie.
Ils étaient tous commandés, ces moyens, vous le savez déjà, par cette notion si profondément ancrée dans l'esprit des humains, celle de l'isolement. Nous avons déjà parlé de locaux affectés aux contagieux et bâtis loin des centres habités. Les règlements des rapports entre les pestiférés, leurs médecins, leurs infirmiers, leurs confesseurs, leurs notaires enfin, n'étaient point stricts et strictement observés.
Pour visiter leurs malades, les médecins devaient se munir de vêtements protecteurs d'allure singulière. Une grande tunique de cuir les enveloppait tout entiers, surmontée d'une sorte de capuche emprisonnant la tête et le visage ; deux trous garnis de plaque de cristal étaient découpés au niveau des yeux, le nez était enfermé dans un cornet fort long, rempli de parfum et oint, à l'extérieur, d'huiles balsamiques (50). C'était le temps de Cyrano [Savinien de Cyrano, dit de Bergerac, écrivain, 1619-1655], ne l'oublions pas! Cet attirail était complété par un chapeau rond et des gants également en cuir. À la main, ils devaient tenir une baguette pour avertir les passants d'avoir à se détourner de leur chemin. Vraiment, Mesdames et Messieurs, l'aspect de nos vieux confrères avec leur bec de perroquet ne devait pas laisser que d'être réjouissant.! Mais, avouez que ce costume était des mieux composés. Et après tout n'est-il pas, ce costume un peu carnavalesque, l'ancêtre direct des blouses, tabliers, masques, calottes et gants de caoutchouc que les chirurgiens actuels arborent à chaque opération et n'ont fait, en somme, que réinventer?
Mannequin exposé au musée de l'Hôpital Notre-Dame à la Rose de Lessines (Belgique). @https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:M%C3%A9decin_de_la_peste.jpg
Les confesseurs se protégeaient également au moyen de casaques en treillis. Il en est de même des infirmiers et de tous ceux qui devaient leurs soins aux hôtes des loges sanitaires.
Les notaires que leurs fonctions appelaient à recueillir les ultimes volontés des agonisants ne pénétraient pas sous leur toit. Depuis la rue, entourés des témoins requis, ils questionnaient le testateur que l'on avait trainé près de la fenêtre ouverte (51).
En revenant d'une maison infectée, on devait faire passer par le feu les souliers ayant foulé le sol peut-être souillé de crachats, et même, admirez ce raffinement, "passez la figure à la flamme." Eh! Mesdames et Messieurs, la science contemporaine n'a-t-elle pas établi que le feu était le plus parfait destructeur des germes morbides, et ne flambons-nous pas les instruments de chirurgie avant d'en faire usage? (52)
Mais ce n'est pas tout! Quand le malade avait quitté sa demeure pour aller aux loges ou au cimetière, on voyait arriver un dizainier, ou si vous aimez mieux un sous-officier de la police avec une équipe de saccards appelés aéreurs ou parfumeurs, chargés de désinfecter les locaux contaminés. Pour entrer dans les maisons, ils tenaient à la main un flambeau de cire destiné à brûler, au contact de la flamme, les exhalaisons empestées. Au milieu de chaque chambre, ils installaient une botte de foin de 3 ou 4 livres recouvertes d'une brassée de plantes résineuse : cyprès, lauriers, surtout genièvre. Chez les personnes aisées, on brûlait, du styrax, de l'encens, du benjoin [baume d'odeur vanillée, fourni par un arbre du Sud-Est asiatique, le styrax] et de la myrrhe. On se servait aussi de poix résine ou encore de sucre candi, voire de poudre à canon (53). Les meubles étaient lavés à l'eau de chaux "dans laquelle, dit une vieille pharmacopée, on a mis sauge, romarin, thym, lavande et aultres bonnes herbes (54)." Puis on fermait les fenêtres, et 24 heures après, on recommençait.
Ne vous semble-t-il pas que je vous lise une page du Traité d'hygiène le plus moderne, et n'employons-nous pas, en somme, sous des formes plus concentrées, des substances autrement présentées, je le veux bien, mais dont tous les produits énoncés ci-dessus possèdent une vertu analogue, sinon égale?
On ne parfumait pas seulement les chambres infectées. Les saccards avaient encore le devoir et la prétention de purifier les places, les carrefours et les rues. Sur la place de l' Hôtel de Ville, en Chambeau, sur la place de la Loge, Ziegler, à Sous-Mur surtout, on édifiait de grands bûchers : on y jetait des branches de sapin et genièvre que l'on arrosait de vinaigre et que l'on saupoudrait de soufre.
À suivre...
Docteur Michel Brocard, La grande peste de Langres au XVIIe siècle, conférence prononcée le 20 avril 1926, pp.21-26. Langres. AU MUSÉE, 1926.
42. Mâcheret, op. cit., I, p.84 : Le feu des Anges aux Moines de Lengres.
43. Ibid., I, p.84.
44. Messager de la Haute-Marne, 1852, n°735.
45. Communication de M. l'abbé Bouvier, curé de St-Ciergues et Perrancey, à qui nous exprimons notre vive gratitude. Les villages qui eurent le plus à souffrir de la peste furent encore : Varennes, Lecey, Montlandon, Lannes, Jorquenay, Vieux-Moulins, Châtenay-Macheron, Chalindrey, Thivet.
46. Abbé Daguin, op. cit., XXI, p. 217-224.
47. Mss. 63 de la Bib. de Langres, déjà cité, art.1er.
48. Mâcheret, op. cit., I, p.76.
49. Archives des Hospices de Langres. II, A. 1 : Mémoire servant de renseignement sur l'état de l' hôpital dans ses commencements. Cf. L. Aubert : Les hôpitaux de Langres, Dijon, Jobard, 1913, p.77.
50. Dr Cabanes : Mœurs intimes du passé : Les fléaux de l' humanité, 5e série, Paris, Albin Michel, p.103, 107, 111, où de très curieuses planches, souvent reproduites, entr'autres celles dessinées par I. Columbina et gravée par Paul Fürst.
51. Dr Cabanès, op cit., p.98.
52. Dr Cabanès, ibid., p.98, ap. Fr. Ranchin : Traité de la Peste, p.124-126.
53. Ibid., p.126.
54. Ibid., p.125, n. 3.
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