Précédemment
https://augustinmassin.blogspot.com/2020/11/haute-marne-emigres-bassignots-et.html
Les festivités commencent par une messe le samedi à 16 h. Le pique-nique en lui même débute une heure plus tard sous la forme d'une soirée familiale, qui se clôture vers 22 h par un grand feu d'artifice. Les activités dominicales reprennent à midi, autour d'un barbecue géant dans lequel le poulet et le jambon côtoient d'autres viandes grillées, qui sont servies jusqu'aux environs de 17 h. Des jeux et des spectacles ont lieu tout l'après-midi, au milieu de stands de "bondieuserie", d'artisanat, de produits du terroir, et d'un marché aux puces. Le tout est géré par la paroisse qui organise une tombola afin que, grâce à la générosité, la fête puisse, à l’exception des repas, rester gratuite. À cette occasion, quelques anciens jouent au piquet, un jeu de cartes français quelque peu désuet. On se croirait presque en France sur un de ces vide-greniers brocantes qui foisonnent aux beaux jours. À Frenchville, la manifestation, qui attire chaque année un public de plus en plus nombreux, venu parfois de plusieurs milliers de kilomètres, a su concilier modernité et tradition française de la bonne bouffe, comme le rapporte la presse locale.
Le piquet : un jeu de cartes à jouer à deux, autrefois pratiqué par l’aristocratie qui en avait fait un jeu d’argent. Les règles, ici
Une première école a été créée à Frenchville peu après 1837, parce que les colons français ont toujours souhaité apprendre la langue anglaise, plutôt que leur langue maternelle. Malgré leur volonté de s'intégrer, le français était toujours parlé dans les familles, pour que la nouvelle génération née outre-Atlantique puisse comprendre l'ancienne originaire du vieux continent. La langue maternelle des migrants restera ainsi, pendant plusieurs générations, la seule langue parlée dans les foyers. En 2004, soit 170 ans après, des septuagénaires racontèrent que, dans leur famille, leurs parents refusaient qu'ils s'expriment autrement qu'en français. Comme ils ne l'apprenaient pas à l'école, leur langue était un mélange de français et de mots américains pour tout ce qui était automobile ou tout ce qui n'existaient pas à l'époque où leurs aïeux avaient quitté la France.
Cette particularité linguistique (6) n' a été découverte qu'en 1967 par Simon Belasco, un professeur de linguistique de Pennsylvanie. C'était un français classique prononcé sans une trace d'accent anglais. Et lorsque les vieux frenchvillois se mettaient à parler en anglais, parfois en plein milieu d'une phrase, ils le faisaient sans aucun effort, et les mots étaient prononcés sans le moindre accent français. Cependant, ils ne voulaient pas parler la langue de Molière devant des étrangers parce qu'ils étaient ridiculisés en raison des expressions qu'ils utilisaient (7). Belasco réussit quand même à obtenir quelques enregistrements. En contrepartie, il leur avait promis de venir en France enregistrer des habitants de l' Est pour leur faire entendre la langue du pays de leurs ancêtres. Mais Simon Belasco n'a jamais tenu parole et les derniers francophones refusèrent alors de converser en public. En 2004, il ne restait plus que deux frères qui ne parlaient français qu'entre eux... quand ils jouaient aux cartes... et si leurs femmes n'étaient pas là! Ils étaient alors septuagénaires, et semblent aujourd'hui être décédés.
Tous ces "Haut-Marno-Saônois" sont donc restés aux Etats-Unis. Y ont-ils mené la vie dont ils rêvaient? Probablement, pour la plupart d'entre eux. Un seul Frenchvillois, Coudriet, y a fait fortune en construisant plusieurs scieries et fabriques de portes. Il possédait quelques 4 000 hectares de terres et de forêts. Un autre semble avoir fait exception à l'idée d'une implantation définitive en Pennsylvanie : François Lamotte. S'il résidait à Tornay, il était né à Malvilliers, Haute-Saône. Venu de France en 1833, il avait acheté des terres sur lesquelles il construisit, en 1837, une scierie ayant pour force motrice l'eau de la rivière. Plus tard, et légèrement en aval, il bâtit un moulin à farine. Bien que le bois scié ait été de la meilleure qualité et d'une épaisseur uniforme, il n'avait pas suffisamment de travail pour toutes ses filles. Celles-ci se sont alors fait embaucher dans les usines des environs, mais quelques années plus tard, François Lamotte rentra en France et y maria ses enfants. Anne Mélanie, née à Tornay le 8 janvier 1831, épousa le 14 novembre 1852 à Fayl-Billot François Uzette. Quand à Pauline, née à Frenchville le 15 juin 1835, elle convola le 1er mai 1854 également à Fayl-Billot, avec Nicolas-Louis Delanne. Leurs parents, François Lamotte et Anne Garnier, étaient alors qualifiés de rentiers et étaient domiciliés à Fayl-Billot. Mais peut-on exclure qu'ils soient retournés finir leurs jours à Frenchville, sachant que nous n'avons pas retrouvé la trace de leurs décès?
Rosière
On voit bien avec le cas de Frenchville que nous sommes en présence d'une émigration de colonisation. C'est aussi le cas avec un village nommé Rosière au bord du lac Ontario et du fleuve Saint-Laurent, à la frontière américano-canadienne. Celui-ci a été fondé par des Haut-Saônois, tous venus du village de Rosières-sur-Mance [les habitants se nomment les Bèquerons] (8). En cet été 1832, Mgr Jean Dubois, évêque de l' état de New-York, est en visite. C'est un Français. Tout comme les personnes qui l'accueillent avec faste : des habitants de la région du Cape Vincent. Des agriculteurs qui, grâce à un gué, pouvaient venir proposer leurs produits au Marché de Kingston, dans le Canada voisin, et qui, grâce à la générosité d'un autre Français, Le Ray de Chaumont, ont entrepris la construction d'une église catholique. Et ce jour-là, Mgr Dubois, vient symboliquement poser la première pierre.
Rosières-sur-Mance, Franche-Comté, France - La fontaine Ronde- février 2018 - Photo Arnaud Dubois @https://rosieres-usa.monsite-orange.fr/
Rosière , Comté de Jefferson, Etat de New-York, Etats-Unis - Mai 2018 - Photo Rick Lawrence @ https://rosieres-usa.monsite-orange.fr/
C'est que sous la Restauration [période du 6 avril 1814 au 29 juillet 1830 où la souveraineté des Bourbons a été rétablie, hormis l'intermède des "Cent-jours", du 20 mars au 22 juin 1815] , des proches de Napoléon Ier, parmi lesquels son frère Joseph, ancien roi d'Espagne, se sont établis dans la région de Cape Vincent, ville ainsi baptisée en hommage à un fils de Le Ray de Chaumont et déjà fortement baignée d'influence française par sa proximité avec le Canada... Cette même famille Le Ray a encouragé, au XIXe siècle, l'installation de Français dans cette région, où sont donc arrivés des colons vers 1828-1830.
Cape Vincent
La maison de pierre a été construite par James Le Ray de Chaumont en 1815 pour son fils Vincent, dont il a donné le nom au village. La maison a été utilisée en 1838 pour héberger les soldats canadiens pendant la guerre patriotique. C'est la première maison de la région à avoir été construite en pierre, d'où le nom qui est resté jusqu'à aujourd'hui.@ https://www.1000islands.com/cape-vincent/
Ce sont ceux-là mêmes qui ont donc entrepris la construction d'une église qui sera dédiée à Saint-Vincent-de-Paul, et qui, dans un document imprimé en février 1832, réclament que les environs de l'édifice où ils ont souhaité résider prennent le nom de Rosière. Pour la simple et bonne raison que les signataires sont originaires du petit village haut-saônois de Rosières-sur-Mance.
Rosière, Cape Vincent, église Saint-Vincent-de-Paul. Photo Rick Lawrence. @https://rosieres-usa.monsite-orange.fr/page-5c764675efbad.htm
Rosières-sur-Mance, église Saint-Siméon-le-Stylite. @https://www.routedescommunes.com/haute-saone/jussey/rosieres-sur-mance
Trouvez des courants d'émigration à destination des Etats-Unis à cette époque est peu commun. En 1830-1831, que ce soit à Frenchville ou à Rosière, nous sommes quelques années avant le départ des Chanitois pour le Mexique, 1833. Quinze ou vingt ans après, émigrer sera plus courant, mais les raisons seront totalement différentes.
b) Emigrants malgré eux
En France, les années 1848-1850 furent terribles. De mauvaises récoltes et la hausse des prix ainsi qu'un terrible hiver 1846-1847 entrainèrent la famine et indirectement la Révolution de 1848. Les pauvres et les sans-travail étaient très nombreux. Au début de 1850, le préfet de police de Paris [Pierre Charles Joseph Carlier, dit Pierre Carlier ] propose au gouvernement de purger la capitale de ses indésirables, mais aussi des simples indigents. Les nouvelles autorités qui étaient particulièrement méfiantes des personnes sans ressources, ainsi que des révolutionnaires, des émeutiers et des socialistes, adhérèrent tout de suite à l'idée. Pour cela, le préfet avait mis au point un stratagème destiné à faire miroiter la possibilité de gagner un lingot d'or en participant à une loterie. Le but premier était en réalité de convoyer vers la Californie 5 000 ouvriers sans travail. Rien qu'au mot Californie, chacun pensait or. L'argent récupéré par la Loterie des lingots d'or permettait d'envoyer à San Francisco des chercheurs d'or français. Rêvant d'eldorado californien, les postulants devaient s'inscrire en préfecture.
La famille Boudin. Isidore, le gagnant, garçon boulanger, trapu des épaules autant que de la moustache, brandissant, tel un étendard, la pelle à enfourner les miches. Il fonda la boulangerie, du même nom, en... 1849, jusqu'à aujourd'hui. Photo de famille exposée au musée qui porte son nom, à San Francisco @ https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/07/23/ruee-vers-l-or-a-la-loterie-des-lingots-un-aller-simple-pour-san-francisco_6047024_3451060.html
Celle-ci effectuait alors arbitrairement le choix des émigrants. C'étaient en majorité des Parisiens, mais un dixième environ venait de province, notamment des personnes désargentées appuyées par des notables locaux. Arrivés à San Francisco, ceux qui avaient survécu au passage du Cap Horn et à la fièvre jaune déchantaient puisque la grande époque de la ruée vers l'or était terminée et que la vie y était hors de prix. Cette loterie qui fonctionna de 1851 à 1853 était doublée d'une escroquerie. Le lingot d'une valeur de 400 000F n'avait aucune chance d'être gagné. Victor Hugo accuse Louis-Napoléon Bonaparte d'avoir organisé cette affaire, et laisse entendre que la révélation de l' escroquerie a pu jouer un rôle dans le déclenchement du coup d’État du 2 décembre 1851.
Arrêtons-nous sur le cas d' Antoine Legros, 1808-après1860, de Serqueux qui a bénéficié de l'aide du gouvernement pour partir. Jardinier de son état, il achète des jardins potagers et des vergers en 1835. Mais, en 1840, un état des inscriptions aux hypothèques fait état d'une dette importante. En 1852, il est condamné contre un de ses débiteurs. Mis en faillite, il est devenu indésirable. La suite est connue puisqu'il embarque pour l' Amérique le 16 décembre 1852. La lettre qu'il écrit depuis le port d'embarquement, au moment du départ, nous le confirme :
Le Haves 16 décembre 1852 11 heures du matin,
Mes chers parents,
À l'arrivée de ma femme à Paris, voyant toutes les sottises que l'on nous a fait et principalement celles que l'on dit de moi, ma femme la première m'a conseillé de partir pour l' Amérique quoique j'eusse retenu nos places provisoires. C'est à dire que je nous avais tout fait enregistrer, mais libre à nous de partir ou de rester. Après m'avoir fait le récit de la conduite que l'on avait tenu à notre égard, nous n'avons pas balancé un seul instant à partir quoiqu'il faut encore de grande protection. Enfin nous sommes arrivés au Havre jeudi matin à sept heures par le chemin de fer. En arrivant nous avons été reçus dans des hôtels où nous sommes nourris, logés, aux frais du gouvernement. Nous devons partir à midi. On nous a donné des chapeaux. À bord du bâtiment nous aurons un paletot, un pantalon, des chaussettes, trois chemises de laine et une paire de grosses bottes. Tout le monde doit en avoir autant. Plusieurs messieurs de distinction passent également comme nous. Nous avons plusieurs dames qui passent aussi, dont leurs maris y sont depuis plusieurs années, et nous disent qu'il y a de biens grands avantages, attendu qu'ils sont tous établis bien honorablement. Ce qui nous encourage beaucoup...
Suit l'énumération d'objets et de biens divers qu'il destine à des parents ou à des voisins. Antoine Legros conserve seulement sa maison à Serqueux. Plus bas, il précise :
J'ai fait tout mon possible pour que ceux de Serqueux qui sont arrivés soient enregistrés pour partir avec nous, comme du même pays. Ce que j'ai eu bien de la peine à obtenir attendu qu'il y en a huit cent de reste et qu'il n'y aura plus qu'un convoi dans le mois de janvier. Enfin de tous ceux qui partent avec nous, qui sont au nombre de trois cent trente, c'est nous de Serqueux qui représentons le plus la pauvreté, car tous sont très bien habillés et paraissent dans l'aisance. À l'arrivée nous avons droit à quinze jours de logement et de nourriture en attendant que l'on soit placés ou établis. Après tout le monde emporte son matelas, sa couverte, les habillements qu'on a donnés, des pelles, des pioches, des marteaux et des outils nécessaires avec tous les effets qui nous appartiennent, c'est à dire ce qu'on a emporté de chez soi. Après on ne s'occupe plus de vous. C'est tout à fait faux qu'il y a des engagements. On est tout à fait libre de s'établir où bon nous semble. On nous presse, je n'ai pas le temps de vous en dire davantage, on nous attend...
Il ajoute en post-scriptum :
J'oubliais de vous dire que si dans tous les cas, vous nous écrivez en Amérique, ne mettez pas quelque chose de suspect. Toutes les lettres qui vont à l'étranger sont décachetées, comme celles qui en [r]eviennent le sont également.
Carnandet, qui nous dit que 40 personnes ont quitté Serqueux en 1853 pour la Californie, n'en indique ni les raisons, ni les noms. Mais la faillite, la pauvreté ou encore l'espoir d'une vie meilleure, aidés en cela voire instrumentalisés par la générosité intéressée de l' Etat, ont mis l' Atlantique entre ces pauvres diables et la terre de leurs aïeux. L'instituteur du village confirme bien que :
Près de quarante personnes se sont embarqués pour cette nouvelle terre promise où des malheurs et des déceptions de toutes sortes les attendaient. En effet, presque les trois quart y sont morts par suite des fièvres qui règnent dans ces contrées lointaines.
Effectivement, très peu de couples de Sarcophagiens, comme on appelle les gens de Serqueux, semblent avoir fait souche aux Etats-Unis.
c) Émigrés politiques et religieux
En 1848, les Etats-Unis sont les seuls à manifester de la sympathie pour les révolutions en Europe. Ils deviennent une terre d'exil idéale pour les personnes dont un gouvernement veut se débarrasser. Mais d'autres sont partis volontairement pour des raisons politiques. Au printemps 1853, François Noirot, agriculteur demeurant à Bonnecourt, s'installe à Findlay dans l' Ohio avec une partie de ses enfants. Sa femme, Françoise Raclot, ainsi que son deuxième fils, Nicolas, et la famille de ce dernier, ne le rejoindront qu'un an plus tard. On ne peut pas vraiment dire que François Noirot représente le "migrant standard", c'est-à-dire seul ou qui fait venir sa famille plus tard, mais surtout jeune. Noirot a alors 55 ans, ce qui n'est plus véritablement la force de l'âge, mais c'est aussi un notable puisqu'il a été brièvement maire de son village. Très brièvement même. Il était alors adjoint du maire-médecin Nicolas Dechanet (9), qui était un "socialiste dévoué et dangereux". Il pouvait alors faire un chef de parti assez redoutable et a fini par être suspendu de ses fonctions par son autorité de tutelle le 8 juillet 1851. Le 4 septembre de la même année, il est
À suivre...
Didier Desnouveaux, Émigrés bassignots et comtois aux Etats-Unis de 1830 à 1870, les Cahiers haut-marnais, pp. 20-25, n° 293, 2019/02.
6. Le français est encore parlé : en Louisiane, et à Vieille Mine dans le Missouri, isolat comme Frenchville.
7. Par exemple : apprendre à driver, apprendre à conduire, ôter le gaz, lever le pied de l'accélérateur, met' les brake, freiner, avoir un flat, une crevaison.
8. Canton de Vitrey-sur-Mance.
9. Dechanet est né à Bonnecourt le 4 mai 1815, il était marié et avait un enfant. Il était réputé pour être d'un caractère indomptable, ainsi que le chef des contestataires sur les cantons de Neuilly-l'Evêque et de Montigny-le-Roi. En 1853, il paraît alors calme même s'il professe toujours des idées socialistes. Quand l'alternance viendra, Dechanet sera élu conseiller général du canton de Neuilly, de 1869 à 1874.
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