(Un nouvel extrait du chapitre 3 de ma Fin du tout-voiture/ Actes Sud)
C’est l’histoire d’un gogo à qui l’on demande depuis des années de soutenir l’industrie automobile nationale en subventionnant par ses impôts l’achat de véhicules qui lui coûtent beaucoup à l’usage. C’est l’histoire d’un gogo qui finance par ses impôts les soins médicaux délivrés aux dizaines de milliers de personnes qui, chaque année, voient leur état de santé s’aggraver à cause de la pollution de l’air. C’est l’histoire d’un gogo à qui demain l’on demandera de subventionner le remplacement de son propre véhicule par un nouveau modèle encore plus cher à l’usage. C’est l’histoire d’un gogo qui, dans son véhicule encore plus vert, ne pourra plus se rendre dans les centres-villes bientôt fermés à la voiture. C’est l’histoire d’un gogo dont une partie des impôts sera dépensée pour repêcher les dizaines de milliers de salariés de l’industrie automobile nationale mis au chômage par la faillite d’une élite incapable de faire demi-tour dans la voie de garage qu’elle s’est choisie avec suffisance, et que le gogo aura contribué à rétrécir. C’est l’histoire du diesel en France. Qui éclaire sur le futur de la voiture et le devenir du tout-voiture.
Le diesel, un aveuglement collectif, la bêtise d’une élite
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Pays d’innovations, la France est avant tout une terre d’ingénieurs élevés en batteries. Ils bâtissent de fort belles choses, se font beaucoup plaisir en concevant ce qu’il y a de mieux, et ils n’imaginent pas que cela ne puisse plaire car c’est là des aboutissements de l’état de l’art. L’ingénieur de grande école ne conçoit pas, il offre à l’humanité l’apogée de ses connaissances. Et si le succès n’est pas au rendez-vous, il s’obstine. Autrement serait déchoir. Il faut dire qu’il a le temps devant lui et le pouvoir avec lui : issue des mêmes grandes écoles, l’aristocratie française peuple les mêmes « corps d’état » (prébende, en langage commun), elle se partage les postes, dans le privé et le public, elle se fréquente, se coopte, se conforte, elle se protège de la concurrence en ne recrutant que ses semblables. Tout cela tourne en rond comme la fumée des cigares dans un club de lords britanniques, comme la chevalerie à Poitiers barbotant sous la pluie et les flèches anglaises.
Voilà pourquoi on a tant tardé, en France, trop tard, à mettre un terme au règne de la mine, de la sidérurgie, du textile, dans des régions que l’on avait rendues mono-industrielles. Voilà pourquoi… le paquebot France, l Concorde, la fibre optique, le plan « informatique pour tous ». La France n’est bien entendu pas seule dans le club des créateurs d’échecs industriels, loin s’en faut, l’échec industriel est d’ailleurs inhérent à la prise de risque, et trouve rarement pour origine un défaut technologique, plutôt une inadéquation à la demande sociale et un manque de marketing. La France accumule, tout de même. La prochaine victime de son obstination est déjà connue, c’est le diesel.
Encore un miracle français, un apport gaulois au bien-être des peuples. Comme pour l’amiante, l’élite cocorico a fait mine de s’apercevoir, début 2013, une bonne trentaine d’années après tout le monde (les premiers rapports sanitaires datent du début des années 1980), que ce carburant est toxique. Tellement que, à lire les réglementations présentes et à venir, on peut affirmer que l’éponyme de Rudolf Diesel sera interdit en Europe avant cinq ans. L’élite française s’est pris par la même occasion l’élastique fiscal dans la figure, et cela lui a fait un peu mal. Il faut dire que durant trente ans de politiques de soutien, le sandow avait eu tout le temps de se tendre.
La Cour des Comptes a fait son métier, et c’est huit milliards en moins chaque année dans les caisses de l’État français qu’elle a dénombré à cause des taxes plus faibles sur le carburant et de subventions professionnelles généreuses (les professionnels peuvent déduire de leurs impôts 80 % de la TVA sur le diesel, par exemple), auxquels la Cour n’a pas omis d’additionner 9 milliards par an de déficit commercial entre l’essence que la France exporte en masse et le diesel qu’elle importe en majorité pour alimenter son parc automobile. Le tableau n’est complet qu’avec, en 2014, les 11 millions à venir d’amendes infligées par la Commission européenne, qui pourraient être multipliées par dix pour cause d’irrespect des normes de la qualité de l’air dans les grandes villes françaises, imputables en partie au diesel (240 000 € d’amendes par jour de constatation de dépassement des normes…). Cela fait beaucoup, en période de crise ! Or, les constructeurs français ont tout misé sur le diesel.
Et le diesel sauvera Peugeot !
Le problème du diesel, c’est son principal avantage. Le carburant est introduit dans les cylindres au moment où la pression qui y règne est suffisante pour provoquer son inflammation. Dans un volume fermé, les règles de la physique sont têtues : le carburant, liquide, passe à l’état de vapeur de façon progressive (d’où la détonation, particulière au diesel) et hétérogène, sa combustion est donc incomplète, et des suies apparaissent. Composées de carbone pur, elles sont pour l’essentiel oxydées en CO2, mais il en reste, qui s’échappent, et font de la fumée. Elles forment avec les gouttelettes de carburant miraculeusement épargnées par la combustion les fameuses microparticules dont on a prétendu redécouvrir l’existence en 2013, ainsi que les dioxydes d’azote. Le monde savait cette toxicité, pas la France, cet étrange pays où un ingénieur était parvenu à transformer le diesel en eau de régime au début des années 1980. Une star.Ex-élève de l’ENA, la principale usine à crânes d’œuf française, Jacques Calvet reçut en 1982 le SOS de la famille Peugeot. La firme au lion était au plus mal. Regroupée dans la holding PSA, après qu’elle eut racheté Citroën en 1976, elle voyait ses ventes baisser parce que ses modèles vieillissaient tandis que ses coûts de production s’accroissaient. Le succès planétaire de la 504 n’avait pas été renouvelé. De 1983 à 1997, Maître Calvet entreprit donc de purger le malade. Il négocia avec les syndicats qui bloquaient les usines de façon chroniques, restructura le groupe, mit en place une banque de pièces communes pour en finir avec les coûteux doublons, lança deux modèles fameux, la 205 chez Peugeot, la BX chez Citroën, licencia ou ne remplaça pas 50 000 personnes. Surtout, celui qui prononçait « woature » quand il pensait « voiture », fixa un objectif incroyable à PSA: Devenir le leader mondial du diesel, moteur qui n’intéressait pas grand monde parce que c’était compliqué et polluant.
PSA investit massivement en recherche et développement. Pour que cela pût être amorti, il fallait cependant que de l’argent rentrât. Donc que les voitures, plus chères à l’achat, se vendissent nombreuses. Consultant son carnet d’adresses, le médiatique patron n’eut pas grand mal à convaincre ses copains de promo de divers gouvernements de la République de prolonger et d’améliorer encore la détaxation du carburant. Une autre histoire bien française.
Et le gazole devint bon marché…
Bien que peu taxé — dans toute l’Europe — depuis la fin de la seconde guerre mondiale, dans le but louable de relancer l’agriculture et le transport de marchandises, le diesel, moins cher à la pompe, l’était beaucoup plus chez le concessionnaire. La reconstruction achevée, la relance économique largement atteinte, nombre de pays revinrent sur la détaxation qui n’avait plus lieu d’être. En France, par contre, les gouvernements renforcèrent le dispositif, pour une raison surprenante: Le lancement du programme électronucléaire au début des années 1970, allant priver les raffineries du débouché du chauffage au fioul condamné à être remplacé par des radiateurs électriques, l’État leur ouvrit les réservoirs des automobiles en accentuant la détaxation du diesel, lequel n’est jamais qu’un fioul un peu moins riche en souffre.Revenons-en à Cavet. Avec son projet, les conducteurs s’y retrouveraient: Le prix plus bas à la pompe équilibrerait le prix plus haut en magasin. Pour que le soutien fût complet et l’amortissement plus prompt, Jacques Calvet obtint aussi que l’État vînt directement en aide au consommateur en lui versant des primes pour l’acquisition d’un véhicule neuf. Le gouvernement d’Édouard Balladur, copain de classe à l’ENA, décréta donc les « Balladurettes » entre février 1994 et juin 1995. Puis celui d’Alain Juppé les « Jupettes » d’octobre 1995 à 1996. Des sous versés au consommateur pour l’achat d’un modèle neuf, contre la mise à la casse de son auto âgée de plus de dix ans, pour les Balladurettes, et de plus de huit ans pour les Jupettes. Bingo pour les marques françaises, pour les diesels de PSA en particulier. Plus de 1,5 million d’automobiles neuves furent vendues grâce à ces aides qui auront coûté à l’État autour d’1,5 milliards de francs de l’époque.
Les primes à la casse se sont succédé pour la raison simple qu’après les Balladurettes, le marché s’était logiquement effondré: La prime avait créé un effet d’aubaine, qui disparut avec elle. L’on rhabilla donc les Balladurettes en Jupettes, pour assister à nouveau au spectacle identique: Augmentation des ventes dans les derniers mois de la prime, effondrement dans le semestre suivant, marasme ensuite. La « prime à la casse », sorte de Sarkozette, décidée en 2008 sous la présidence de Nicolas Sarkozy, en finança une énième représentation. En deux ans, plus de 400 000 véhicules ont été immatriculés grâce à son appui. Mais dès le début de l’année 2011, les ventes se sont à nouveau effondrées, et n’ont pas cessé de descendre depuis. Cela a coûté plus de 2 milliards à l’État, pour un bénéfice de la taille d’une micro particule.
Et l’on reparle vaguement d’une nouvelle prime à la casse, cette fois-ci… pour inciter le consommateur à passer à l’essence, en menant sans doute à la destruction son diesel acheté avec la prime précédente. Le génie français, c’est ça, aussi.
Un milliard de prime à la casse, plus un milliard de bonus/malus. Deux milliards de dépenses publiques englouties par l’industrie automobile afin qu’elle survive en pondant du diesel: Près de 60 % de l’entièreté du parc automobile français roule au fioul, c’est 77 % pour les voitures les plus récentes. En 1979, ce taux était d’à peine 4 % pour l’ensemble du parc. En Europe, il n’y a guère que le Luxembourg, la Norvège et l’Irlande qui ont fait mieux. Pourquoi ce succès français ? Outre le régime de taxe très favorable, il y a un double coup de génie marketing… que j’ai abordé dans l’infolettre précédente.
(et là vous relisez l’infolettre précédente)
Commentaire: À suivre...
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