Collectif du 9 août
22 septembre 2017
Commentaire : quand la classe ouvrière va au paradis... mais DEBOUT!
" une minorité n'a aucun pouvoir tant qu'elle s'accorde à la volonté de la majorité "
Henry David Thoreau (1817-1862)
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Quand ils ont fermé l’usine est un livre écrit à 18 mains par une équipe pluridisciplinaire (sociologie, science politique, histoire) à partir d’une enquête menée à Villemur-sur-Tarn, Toulouse, Paris et Chicago entre 2010 et 2015. L’usine Molex de Villemur, à une quarantaine de kilomètres de Toulouse, employait près de 300 salariés pour produire des connecteurs automobiles. En 2008, le groupe étasunien Molex annonce qu’il va fermer l’usine, 4 ans après en avoir fait l’acquisition. Convaincus de la valeur économique de leurs savoir-faire et des brevets qui sont sortis de l’usine, les salariés se mobilisent durant une année contre la fermeture, puis jusqu’à aujourd’hui pour faire reconnaître le caractère illégal de leur licenciement.
Le livre revient sur les ressorts de cette mobilisation, les raisons de sa forte médiatisation et le devenir collectif et individuel des salariés licenciés. La lutte de ceux qui sont devenus « les Molex » rassemble plusieurs traits caractéristiques des luttes contre les fermetures industrielles des années 2000 et de la première moitié des années 2010 : importance de la couverture médiatique, centralité des acteurs syndicaux, diversité des moyens d’action employés et permanence de contestations violentes articulées au recours à l’expertise et aux tribunaux.
Cet extrait analyse les ressources que les Molex ont pu mobiliser pour résister durant un an à la fermeture de l’usine, et sauver une unité de production, qui emploie aujourd’hui une cinquantaine de salariés.
Il faut souligner que l’« arme du droit » utilisée par les Molex a permis de faire reconnaître le caractère illégal de leur licenciement, mais sans que la responsabilité de la maison mère étasunienne ne soit engagée. De plus, les réformes du droit du travail opérées ces dernières années, tendent à amenuiser la portée de cette arme lorsqu’elle est brandie par les salariés, et font pencher encore un peu plus le rapport de force au profit de l’employeur.
En effet, en seulement quelques années, plusieurs textes – de la loi Macron de 2015 aux ordonnances en cours d’adoption en passant par l’ANI – ont ainsi limité la capacité des représentants du personnel à mobiliser les salariés en réduisant les délais des échanges entre représentants des salariés et des directions d’entreprise et dépénalisé l’entrave au bon fonctionnement du Comité d’Entreprise (alors que deux des dirigeants de l’usine ont été pénalement condamné pour ce motif à de la prison avec sursis et une amende).
Les récentes ordonnances visant à réformer le code du travail prévoient quant à elles le plafonnement des indemnités de licenciement, ce qui revient en pratique à en réduire le montant pour les salariés ayant une ancienneté importante. La lutte des Molex montre à quel point le cadre légal est déterminant pour le rapport de force entre employeurs et salariés, et peut fragiliser la position des seconds face à l’ordre patronal.
Une présentation du livre aura lieu au Lieu Dit, à Paris (20ème), le jeudi 28 septembre 2017, en présence de membres du Collectif du 9 août et de Guy Pavan et Jean Marzorati, anciens salariés de l’usine.
La bataille de la fermeture
Si la fermeture a fait l’objet d’une préparation minutieuse et discrète de la part de la direction, son annonce est brutale pour les salariés, pris au dépourvu. Ils débrayent aussitôt, mais reprennent rapidement le travail. Leur stratégie et leurs formes d’action s’organisent progressivement entre poursuite du travail, contestation latente et mobilisation ouverte. Les représentants syndicaux organisés en intersyndicale mettent en forme les revendications, définissent et choisissent des modes de protestation et de négociation, tout en ajustant leurs actions aux répliques de la direction. Le freinage, la grève, les manifestations, la retenue des dirigeants des uns répondent à la rétention d’informations, au lock-out, à la surveillance du site par des vigiles, à la menace du non-paiement des salaires des autres. Nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la fermeture de l’usine de Villemur met en présence des agents aux positions, dispositions et représentations très contrastées. Le choix des armes qui est fait par les uns et les autres, qui pour lutter contre la fermeture, qui pour s’en assurer et limiter son coût, dépend étroitement des représentations et des ressources que chacun est en capacité de mobiliser. La dynamique de la mobilisation, pendant près de onze mois, puis après la fermeture au fil des procédures judiciaires, est au cœur de ce chapitre sur les interactions stratégiques des individus et institutions.
Deux aspects restent encore dans l’angle mort de la sociologie des mobilisations, bien que leur absence ait été soulignée depuis quelques années : d’une part, la façon dont des agents sans appartenance syndicale utilisent des ressources tirées d’autres univers sociaux ; d’autre part, les réponses des autorités dirigeantes et la palette des ressources patronales pour prévenir et contourner les actions les plus contestataires1. Sur les mobilisations dans le travail, les études se focalisent le plus souvent sur les organisations syndicales, parfois également sur les salariés, mais elles prennent rarement en considération l’action des directions d’entreprise2. Pourtant, les choix des modes d’action des différents groupes en lutte sont avant tout déterminés et limités par les stratégies de répression et de démobilisation auxquelles ils sont confrontés20. Le parti pris d’étendre l’enquête de terrain au-delà de l’espace usinier pour saisir l’action de tous les agents engagés dans cette bataille de la fermeture, qu’ils soient aux États-Unis, à Paris ou à Toulouse, permet de voir que la mobilisation s’inscrit sur plusieurs théâtres d’opération et mobilise de nombreux groupes. Cette perspective rappelle que direction et salariés ne constituent pas deux entités homogènes et que les ressources des uns et des autres, leurs préférences, liées à leurs normes culturelles mais aussi à leurs habitudes, à leurs expériences accumulées, à tout ce que la sociologie rassemble dans la notion d’habitus, conditionnent leurs actions.
Une confrontation localisée
La direction a anticipé la fermeture bien avant de l’annoncer, mais les représentants du personnel, eux, ont besoin de temps et de réflexion pour élaborer des modes d’action et mobiliser les salariés. Bien que la participation aux élections professionnelles et le taux de syndicalisation soient relativement élevés dans l’usine, les manifestations, grèves et autres formes de conflictualité ouverte n’y sont pas routinières. En 2008, les derniers piquets de grève remontent à près de vingt ans et peu de militants maîtrisent les formes d’action protestataire susceptibles de mobiliser le plus grand nombre de personnes. Dans un premier temps, les syndicalistes utilisent les instruments classiques de la négociation collective, et notamment les réunions du CE. Ils convoquent également des assemblées générales pour informer le personnel et percevoir de quelle manière ils peuvent engager leur participation dans la dynamique de la mobilisation.
Il est a posteriori difficile de quantifier le nombre de salariés engagés dans chaque mode d’action. La surveillance de l’usine pendant les congés d’hiver n’implique pas plus d’une dizaine de personnes, alors que certaines manifestations toulousaines ont rassemblé plus de 150 salariés. Les principaux organisateurs parlent de 60 à 80 personnes très présentes sur le piquet de grève pendant l’été 2009. Ces chiffres masquent néanmoins les mobilisations plus épisodiques et discrètes qu’il ne faut pas négliger dans l’analyse de la dynamique du conflit. Par ailleurs, les moments de mobilisation les plus visibles révèlent les conditions matérielles qui permettent à certains de s’y engager plus qu’à d’autres. Pour les salariés ayant des charges familiales, la mobilisation devant l’usine, les déplacements à Toulouse ou Paris bouleversent l’organisation quotidienne. Habituellement, la division sexuelle du travail domestique se fait aux dépens des femmes. Ce n’est qu’en se dégageant d’une partie des tâches qui y sont associées qu’elles peuvent participer à ce type de mobilisation. Les ressources familiales et l’inscription dans la localité de plusieurs générations d’une même famille, en facilitant la tenue du ménage et la garde des enfants, sont alors des éléments permettant de s’investir durablement dans la lutte.
À défaut de retracer l’ensemble des engagements des salariés, il s’agit ici de se concentrer sur les différentes formes de mobilisation : des interventions individuelles et feutrées au sein de l’usine jusqu’aux actions collectives plus médiatisées.
Une lutte latente et silencieuse
Suite à l’annonce de fermeture du site et après un arrêt de travail de trois jours accordé par la direction, la production reprend son cours. Les leaders syndicaux les plus expérimentés anticipent une lutte sur le long terme et préparent l’affrontement, en évitant de risquer un épuisement précoce des salariés, comme s’en souvient l’un des ouvriers, syndiqué CGT âgé de 34 ans au moment de la fermeture : « Ozon m’a convaincu. Parce qu’ Ozon c’est quand même un mec qui a de la bouteille, il a 53 piges et… il a toujours milité syndicalement parlant. Il m’a dit : “Ça sert à rien de s’épuiser maintenant, gardons nos forces.” Pour le moment où il y en aura vraiment besoin. » (Entretien du 23 février 2010.)
Pour autant, des salariés ajustent leur activité professionnelle à la nouvelle situation. En accentuant des pratiques préexistantes telles que le freinage ou la perruque, ils expriment leur mécontentement, de manière plus ou moins collective, avec les outils à leur disposition. Le refus d’exécuter certaines tâches relève d’abord de pratiques de quant-à-soi, dans la continuité des pratiques usinières existantes. Pour l’historien allemand Alf Lüdtke, ces pratiques, qui participent de l’Eigensinn3, ne sont pas assimilables à des actes de résistance, mais elles rassemblent des modalités concrètes d’aménagement des relations de pouvoir par les assujettis, qui libèrent ainsi des moments et des espaces « pour soi ». Échappant à l’alternative simple entre opposition franche et acceptation zélée face au travail prescrit, leur logique relève d’une manière de s’approprier les structures de domination au quotidien. Sans qu’il y ait de rupture nette du côté de ces pratiques informelles avant et après l’annonce de la fermeture, les pratiques du hors travail au travail, de freinage, de ralentissement sont systématisées et changent peu à peu de signification. Une technicienne du laboratoire, engagée en 1988, décrit les mois qui suivent l’annonce de la fermeture dans les bureaux :
Qu’est-ce qui s’est passé [après l’annonce] ? Vous êtes retournés au travail le lendemain ? Qu’est-ce que vous faisiez ?
Je crois qu’on a dû revenir le lendemain, comme les autres jours, sur notre lieu de travail, mais on ne faisait rien [sur un ton ironique]. Et [le chef] nous disait tous les jours jusqu’au dernier jour : « Non mais quand même, il faut travailler… il y a des résultats à sortir ! — Oui, d’accord, mais on est virés ! » On faisait un minimum, pour pas quand même être pris… Voilà, parce qu’on était quand même payés par Molex, pour donner un minimum de choses, mais franchement, qu’est-ce qu’on s’est embêtés. […] On jouait. Sur les ordis, il y avait des jeux, genre le golf, ah oui, oh là là, on était très forts en géographie, on avait un jeu, on faisait des compètes. Il y avait une carte de France et puis on disait mettons : « Place Saint-Lô ! » Alors on plaçait Saint-Lô et selon si vous étiez mis sur Saint-Lô ou à tant de distance, vous aviez des pénalités. Au final, on avait tant de points, et on faisait à celui qui avait le plus de points. À la fin, on connaissait la géographie, on faisait des concours. Chacun avait son jeu, on s’ennuyait, mais un truc, c’était horrible. Horrible ! Et puis on se sentait inutiles, et on se disait : quand même, on ne peut pas continuer comme ça… (Entretien du 14 décembre 2012.)
Je crois qu’on a dû revenir le lendemain, comme les autres jours, sur notre lieu de travail, mais on ne faisait rien [sur un ton ironique]. Et [le chef] nous disait tous les jours jusqu’au dernier jour : « Non mais quand même, il faut travailler… il y a des résultats à sortir ! — Oui, d’accord, mais on est virés ! » On faisait un minimum, pour pas quand même être pris… Voilà, parce qu’on était quand même payés par Molex, pour donner un minimum de choses, mais franchement, qu’est-ce qu’on s’est embêtés. […] On jouait. Sur les ordis, il y avait des jeux, genre le golf, ah oui, oh là là, on était très forts en géographie, on avait un jeu, on faisait des compètes. Il y avait une carte de France et puis on disait mettons : « Place Saint-Lô ! » Alors on plaçait Saint-Lô et selon si vous étiez mis sur Saint-Lô ou à tant de distance, vous aviez des pénalités. Au final, on avait tant de points, et on faisait à celui qui avait le plus de points. À la fin, on connaissait la géographie, on faisait des concours. Chacun avait son jeu, on s’ennuyait, mais un truc, c’était horrible. Horrible ! Et puis on se sentait inutiles, et on se disait : quand même, on ne peut pas continuer comme ça… (Entretien du 14 décembre 2012.)
Quant aux techniciens de la maintenance, ils s’accommodent du faible
engagement au travail de leurs collègues dans les ateliers. S’ils
veillent à ce qu’il n’y ait pas de dégradation de l’outil de production,
ils ne participent plus à son amélioration technique, comme l’explique
l’un d’entre eux :
J’ai le souvenir de gens qui nous ont demandé de faire des modifications sur une machine, on les a un petit peu envoyés bouler. Les modifications ! On fait de la maintenance, point barre. Les modifications, c’est hors de question de remodifier les machines pour que dans six mois les Ricains [Américains] les fassent tourner. C’était un petit peu… pas dans le thème, quoi. Après, on sait ce qu’il y avait à faire, où il y a des opérateurs qui travaillaient. On leur laissait les machines en état quand même, on n’allait pas leur laisser les machines en mauvais état. Mais bon, de toute façon, personne n’avait le cœur à bosser, faut pas se faire d’illusions.
J’ai le souvenir de gens qui nous ont demandé de faire des modifications sur une machine, on les a un petit peu envoyés bouler. Les modifications ! On fait de la maintenance, point barre. Les modifications, c’est hors de question de remodifier les machines pour que dans six mois les Ricains [Américains] les fassent tourner. C’était un petit peu… pas dans le thème, quoi. Après, on sait ce qu’il y avait à faire, où il y a des opérateurs qui travaillaient. On leur laissait les machines en état quand même, on n’allait pas leur laisser les machines en mauvais état. Mais bon, de toute façon, personne n’avait le cœur à bosser, faut pas se faire d’illusions.
(Entretien du 12 décembre 2012.)
Ces pratiques dépassent alors l’ Eigensinn au sens strict et constituent autant de micro-résistances, jusque-là plus ou moins dissimulées aux membres de la hiérarchie4, voire négociées avec eux. Leur dimension oppositionnelle devient plus intensive, plus explicite et plus visible. Le plus souvent, la perruque est œuvre collective, créant et entretenant ainsi le lien social dans l’usine. Elle facilite la politisation informelle puis la mobilisation du collectif en associant volontiers plusieurs corps de métiers et niveaux hiérarchiques, comme par exemple lorsqu’un technicien, dessinateur industriel de métier, crée des modèles de porte-clés, confie le travail de programmation et de découpe aux ouvriers puis s’occupe de la soudure finale, de l’insertion de la pâte « Fimo » dans les interstices de l’objet et se rend au laboratoire pour le faire cuire dans le four5. Après l’annonce de la fermeture, il ne s’agit plus seulement de s’offrir des libertés vis-à-vis du travail salarié, mais de détourner collectivement l’outil de production contre les propriétaires du capital, comme le raconte un ouvrier âgé de 48 ans et qui travaille à l’usine depuis 26 ans au moment de l’annonce de la fermeture :
Et qu’est-ce que vous faisiez quand vous restiez dans les ateliers ?
Ben on discutait, on discutait de la grève. Ouais, on discutait. On s’occupait. Moi j’étais fraiseur, tout le monde venait me voir : « Fais-moi ça, fais-moi ça, fais-moi ça. »
Pour la maison ?
Eh bé bien sûr ! J’allais pas travailler moi, hein ! Moi du jour où on m’a dit : « T’es licencié », c’était en octobre, moi, ce jour-là, j’ai plus travaillé pour le patron.
Alors vous faisiez quoi ?
Ben, je travaillais pour les collègues.
Tu faisais quoi pour les collègues ?
N’importe, je leur faisais des pièces pour les tondeuses, pour n’importe quoi. N’importe quoi ils me demandaient.
Mais comment tu faisais, ils t’amenaient le modèle et tu le faisais ?
Ils m’amenaient le modèle cassé, moi je reprenais toutes les cotes et je le refaisais. C’est ça le métier de fraiseur.
Et les chefs ils…
Les chefs ? Je m’en foutais des chefs, je savais que j’étais viré.
Et qu’est-ce que vous faisiez quand vous restiez dans les ateliers ?
Ben on discutait, on discutait de la grève. Ouais, on discutait. On s’occupait. Moi j’étais fraiseur, tout le monde venait me voir : « Fais-moi ça, fais-moi ça, fais-moi ça. »
Pour la maison ?
Eh bé bien sûr ! J’allais pas travailler moi, hein ! Moi du jour où on m’a dit : « T’es licencié », c’était en octobre, moi, ce jour-là, j’ai plus travaillé pour le patron.
Alors vous faisiez quoi ?
Ben, je travaillais pour les collègues.
Tu faisais quoi pour les collègues ?
N’importe, je leur faisais des pièces pour les tondeuses, pour n’importe quoi. N’importe quoi ils me demandaient.
Mais comment tu faisais, ils t’amenaient le modèle et tu le faisais ?
Ils m’amenaient le modèle cassé, moi je reprenais toutes les cotes et je le refaisais. C’est ça le métier de fraiseur.
Et les chefs ils…
Les chefs ? Je m’en foutais des chefs, je savais que j’étais viré.
(Entretien du 13 décembre 2012.)
En parallèle à ces formes de résistances, les représentants syndicaux organisent régulièrement des assemblées générales, informent les salariés de l’avancée des négociations, proposent des modes d’action collective et s’ajustent aux ressources et aux capacités de mobilisation du groupe usinier.
La lutte ouverte et publicisée : le recours au nombre
L’organisation d’assemblées générales, d’abord par des syndicats en ordre dispersé puis très rapidement par l’intersyndicale, permet de s’assurer du consentement du plus grand nombre aux actions initiées par les représentants du personnel.
Le 6 novembre, à l’occasion du premier CE qui suit l’annonce de la fermeture, les élus du personnel organisent une première démonstration de force. Il s’agit de montrer à la direction aussi bien leur représentativité que leur capacité de mobilisation dans l’usine et au-delà. La manifestation « Villemur ville morte » rassemble des milliers de personnes, salariés de l’usine, militants de la CGT et des réseaux de gauche, personnalités politiques de la région et membres de la communauté locale. Si ce défilé dans les rues de Villemur s’adresse à la direction de l’usine, il interpelle également les pouvoirs publics et les agents politiques sur le registre de la mise en scandale6. Il fait ainsi écho aux prises de position du secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, qui, en déplacement à Toulouse en octobre, s’est rendu à Villemur et a déclaré que l’usine était un emblème du vol des savoir-faire ouvriers, affirmant ainsi « l’exemplarité du cas Molex »7.
La deuxième action visible et publicisée a lieu plusieurs semaines après et reprend ce même registre. Durant les congés de Noël, alors que les salariés craignent que la direction ne profite de la fermeture annuelle pour déménager les machines, un campement est organisé devant l’usine. Empêchant tantôt le départ des machines puis du stock, tantôt la reprise du travail, dans l’espoir de contraindre la direction à un changement d’orientation, cette occupation familiarise différents salariés, syndiqués et non syndiqués, à cette forme d’activité militante. Contrairement à d’autres mobilisations, ce ne sont pas des syndicalistes expérimentés venus des unions locales ou des confédérations nationales qui organisent ces différentes actions8. Certes, les instances syndicales territoriales et professionnelles – à commencer par celles de la CGT, mais pas seulement – apportent tout au long du conflit leur soutien aux représentants syndicaux de l’usine, de la publication de communiqués à l’organisation de réunions ministérielles en passant par la fourniture de ressources logistiques lors des manifestations toulousaines et parisiennes9. Néanmoins, les moyens d’action décidés par les salariés ne sont pas dictés par les responsables des organisations syndicales territoriales et fédérales.
Surtout, certains salariés reconvertissent des compétences organisationnelles acquises dans d’autres espaces sociaux pour organiser la mobilisation alors que les représentants syndicaux sont en négociation. L’analyse de la trajectoire de Bernard Estiveau offre une parfaite illustration du poids décisif des ressources non conventionnelles dans cette lutte. Au moment des piquets et des manifestations, il orchestre la division du travail militant, l’attribution des positions selon les compétences présumées de chacun, la gestion des permanences, l’organisation du montage des chapiteaux, la logistique sonore, la préparation des repas collectifs, l’organisation des déplacements, la diffusion des communiqués de presse, etc. La reconnaissance de ces savoir-faire lui permet par la suite de devenir le président de l’association des anciens salariés de Molex. Or, il n’a jamais été syndiqué ni membre d’un parti.
Bernard Estiveau est entré à l’usine en 1989, à 26 ans. Titulaire d’un CAP de métallurgie, il a auparavant occupé plusieurs emplois manuels, principalement dans le bâtiment. Il est d’abord employé à l’assemblage, puis au moulage, et enfin comme opérateur régleur à la découpe. Dans les années 2000, il devient mécanicien et accroît ses qualifications et compétences, mais sans jamais bénéficier officiellement d’un poste de technicien, comme bon nombre d’ouvriers qualifiés chez Molex. Son savoir-faire organisationnel ne puise pas dans un engagement militant, mais dans les ressources accumulées dans le cadre de ses activités de loisirs. Dès son enfance, il participe à des rallyes automobiles organisés par son père, fondateur et président de l’écurie automobile de Villemur (qui a connu son heure de gloire avec des courses de côte d’importance nationale). Comme ce dernier nous le raconte lui-même (lors d’un entretien en juin 2010), son fils l’assiste de plus en plus lorsqu’il devient jeune adulte. Depuis 1996, Bernard acquiert et développe ses compétences comme maître d’œuvre d’expositions annuelles qui ont pu réunir plus de trois cents véhicules de prestige, de collection, de compétition ou de tuning devant un public d’un millier de spectateurs et plus. La rencontre annuelle de Villemur inaugure ainsi en mars la saison des meetings des passionnés d’automobile du Sud-Ouest de la France et bien au-delà.
Il a ainsi accumulé de solides connaissances en gestion, en communication, en relations avec les journalistes, la police, la gendarmerie et les administratifs locaux. Des dizaines voire des centaines de Villemuriens, pour beaucoup salariés ou anciens salariés de l’usine, participent activement, parfois sur plusieurs générations, à l’organisation de ce grand événement annuel du bourg. Par ailleurs, Bernard fréquente à ces occasions des membres de groupes sociaux diversifiés et acquiert une certaine aisance relationnelle cultivée depuis l’enfance au contact de son père, agent immobilier de métier10. La trajectoire de Bernard Estiveau montre comment et pourquoi des ressources acquises dans des activités éloignées du monde syndical et de toute forme d’engagement politique peuvent faire l’objet de reconversion à des fins militantes et contribuer à la politisation locale du conflit.
Confrontation physique et engagement des corps
Après plusieurs mois de conflit et alors que les élus du CE apprennent que les moules, principal outil de travail de l’usine, ont été dupliqués, une nouvelle forme de confrontation avec la direction apparaît : en concertation avec les salariés présents, les représentants du personnel décident d’empêcher deux dirigeants de quitter les lieux tant que les responsables états-uniens ne répondent pas à leurs demandes d’information. Comme souvent dans ce type d’action – qui n’interviennent que dans 1 % des conflits du travail tout au plus11 –, les salariés se tournent vers les seules cibles disponibles : les cadres présents localement, convertis aux logiques managériales de la direction états-unienne, mais totalement dépendants de celle-ci. Ils ne les garderont sur place que 24 heures. Si le co-gérant de Molex et la directrice des ressources humaines, chacun dans leurs bureaux, ont accès aux toilettes, sont nourris et ont la possibilité de dormir sur un matelas, l’impossibilité qui leur est faite de quitter l’usine inverse les relations d’autorité, comme le remarque un ouvrier :
Quand on les séquestre comme ça, ils tombent de haut, ils savent plus où ils habitent. Parce qu’ils savent pas ce qui va leur arriver. Parce que, quand on séquestre quelqu’un, on les kidnappe, c’est : « Tu restes là et tu bouges pas. » Là, la musique est plus la même, là le téléphone marche. Ça nous a fait du bien. Ils nous ont emmerdés pendant vingt-cinq ans, on peut bien les emmerder pendant deux heures ! Même un peu plus… Non mais, ça surprend un peu, parce que même nous, quand on kidnappe des cadres dirigeants comme ça, que c’est eux qui ont l’habitude de nous donner des ordres, et là c’est nous qui leur donnons des ordres. Le rapport est inversé et c’est… Je ne sais pas, c’est bizarre, c’est un sentiment bizarre.
C’est bien ?
Ouais, ouais, c’est bien ouais. C’est pour dire que c’est facile de commander, quand on a le nombre et la force, c’est facile. On donne, on dit des ordres et les personnes les exécutent, même si c’est complètement débile. Non mais c’est bizarre quand même. Mais bon ça l’a été aussi pour eux. (Entretien en 2013.)
Les salariés menacés de licenciement parviennent à inverser physiquement les positions de domination et à revendiquer une forme d’autorité sur les dirigeants dans le but de les contraindre à réviser leur position12. Durant cet épisode, les salariés sur place font preuve à la fois de dispositions à jouer ce jeu de l’inversion de la domination mais également de remise de soi aux responsables syndicaux. Suite à l’assignation en référé pour séquestration de Bertrand Ourcade, secrétaire du CE, devant le tribunal de grande instance de Toulouse et la menace d’une incarcération de ce dernier, les représentants du personnel demandent et obtiennent en effet immédiatement la libération des deux cadres dirigeants.
La contrainte imposée physiquement aux dirigeants contribue à transformer le conflit en instaurant une confrontation directe là où les propriétés sociales et les pratiques de la direction tendent plutôt en temps normal à éloigner les décisionnaires du site physique de l’usine13. Replacer la confrontation au sein de l’usine est aussi une façon de revendiquer une forme de propriété sur un site que le travail des salariés a fait prospérer, comme c’était déjà le cas dans les années 197014. Qualifiant de « séquestration », « prise d’otage » ou « kidnapping » ce moment du conflit dans leur communiqué du 5 août 2009, les membres du conseil d’administration états-unien désapprouvent désormais les déplacements des plus hauts managers du groupe sur le territoire français et font protéger les dirigeants locaux par des agents de sécurité. L’absence d’intervention des forces de police pour libérer immédiatement les deux dirigeants est interprétée comme un laxisme blâmable, voire une forme de complicité de la part des pouvoirs publics français, et justifie le recours systématique à des professionnels de la sécurité privée15.
Quelques semaines plus tard, alors qu’une réunion du CE a lieu avec un dirigeant états-unien sur le site de production, une action est improvisée par un petit groupe d’ouvriers non syndiqués et très présents tout au long de la mobilisation. Par leur activité professionnelle et leurs loisirs tournés vers la dépense de la force physique (sport, bricolage, jardinage), ils mettent en scène et en œuvre des ressources corporelles viriles de moins en moins valorisées dans la société par ailleurs16, mais qui peuvent, dans des situations de tension qui mettent en jeu les corps physiques, retrouver une certaine valeur à la fois symbolique et pratique17. Ainsi, à la sortie d’un CE houleux, ces ouvriers lancent plusieurs douzaines d’œufs sur le dirigeant états-unien tandis qu’il quitte l’usine encadré par des agents de sécurité. Une altercation entre certains salariés et un agent de sécurité fait monter la tension et craindre une bagarre générale. Le dirigeant risque alors d’être malmené et les représentants syndicaux s’interposent physiquement, non sans difficulté.
La peur ressentie par ce haut responsable états-unien est racontée par plusieurs membres de la direction de Molex et de l’usine, quelques années plus tard. Cette perception est d’autant plus forte que ces cadres supérieurs ne sont guère habitués à s’engager corporellement dans un conflit. Plus coutumiers de la maîtrise de soi et de la résolution verbale et policée des oppositions, leurs corps ne sont pas une ressource dans la confrontation. Au contraire, leur manière d’être, de se tenir et de se vêtir, qu’ils ont acquise au fil de leur existence au sein de milieux privilégiés (et qui n’a donc rien de naturel ou de biologique), marque leur distance sociale aux corps des salariés issus majoritairement des classes populaires de milieu rural : ces dirigeants sont plutôt minces et élancés, portent des costumes ; le style de l’un d’entre eux emprunte explicitement au dandysme. Seuls des corps aux propriétés semblables à celles des corps ouvriers, ceux des agents d’une société de sécurité privée, semblent pouvoir les protéger. Il s’opère alors, comme l’écrit le sociologue Alain Guillemin à propos des manifestations paysannes, « une lutte symbolique dans laquelle les acteurs sociaux se renvoient mutuellement des images de soi, comme dans une sorte de jeu de miroirs »18. Dans d’autres lieux et à d’autres moments, par la grâce des caméras notamment, les supposés « dérapages » des salariés licenciés ont pu grandement servir la cause des responsables des licenciements devenant alors victimes de « l’irresponsabilité » des masses dites « dangereuses ». C’est le cas en octobre 2015, alors que la photographie du DRH d’Air France quittant le site en escaladant un grillage, la chemise en lambeaux, fait le tour du monde et que des salariés sont poursuivis en justice pour « violence en réunion ».
Ces visions renseignent aussi sans doute sur l’ampleur considérable du décalage qui sépare les habitus des dirigeants de la multinationale états-unienne et ceux d’une partie des employés, même si l’on peut s’interroger sur les stratégies de communication et donc sur le caractère éventuellement calculé des risques que les dirigeants de Chicago font prendre à leurs représentants sur le terrain. Quoi qu’il en soit, les modalités d’appréhension de l’affrontement sont différentes : pour les dirigeants, il doit demeurer symbolique ; pour les employés, il peut engager les corps physiques. Cet épisode rappelle l’analyse réalisée par Isabelle Sommier de l’emploi du même mode d’action – le lancer d’œufs – par les salariés de Renault Cléon en 1991. Le jet d’œufs, matière molle, contribue à pacifier puisqu’il permet l’expression de la colère en remplaçant des pierres ou des boulons. Pourtant, la violence symbolique qui complète ici une forme atténuée de violence physique reste forte : lancer une matière flasque et dégoulinante qui tache les costumes des cadres en lieu et place de leur porter un coup direct exprime aussi le profond mépris des ouvriers contre le « moindre homme », l’homme dénaturé que serait le cadre traître à l’usine19. Ce lancer d’œufs tranche avec les modes d’action précédemment déployés, mais réaffirme ainsi une certaine forme d’autonomie culturelle et politique, une image de soi valorisante et fort distinctive de celle des dirigeants. Cet épisode est suivi de la fermeture totale de l’usine par la multinationale afin, selon le communiqué officiel de Molex, de « garantir la sécurité des employés et des vigiles de l’usine après qu’un salarié et deux gardes eurent été blessés dans un incident violent sur le site ».
Pour n’être ni irrationnelles, ni vraiment calculées, les quelques actions qui mobilisent les corps physiques n’en demeurent pas moins soumises à l’influence canalisatrice des responsables syndicaux, qui n’hésitent pas à s’interposer. Travailler une image d’ouvriers « responsables » est l’arme favorite des responsables syndicaux, qui défendent une confrontation avec la direction avec les armes de cette dernière, alors que l’usage de la force physique reste l’option d’un groupe très engagé d’ouvriers, mais ne s’impose pas dans le conflit. Se dessinent ainsi dans le groupe des salariés licenciés des lignes de fracture qui se comprennent par l’engagement politique des uns et des autres ; les syndicalistes CGT, qui choisissent principalement la lutte juridique et médiatique, finissent par s’imposer. Le recours à des experts extérieurs, plus proches par leurs ressources culturelles des dirigeants que des salariés d’usine, déplace la lutte sur le terrain symbolique et écarte les actions physiques. Ce pari finit par ailleurs d’éloigner un certain nombre d’ouvriers de la lutte après la fermeture de l’usine : en désaccord sur les méthodes, considérant que la fermeture définitive marque la défaite de leur combat, ils ne se retrouvent pas complètement dans les actions plus symboliques. S’ils viennent aux procès, ils ne participent plus ou très peu aux actions de l’association de solidarité, par exemple. En parallèle de cette lutte dans le périmètre de l’usine, le conflit se déroule ainsi également sur des scènes excentrées, où les rapports de force s’inscrivent dans des formes d’action médiatisées et mobilisent alors des personnes extérieures à l’entreprise.
Photo d’illustration : Collectif du 9 août.
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