Transition(s) électrique(s) : ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su nous dire

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par Jacques Percebois
publié le 04.09.2017 

Dans « Transition(s) électriques(s), ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire » paru chez Odile Jacob, Jacques Percebois et Jean-Pierre Hansen reviennent sur la libéralisation du secteur de l’électricité. Entretien avec J. Percebois, professeur émérite à l’Université de Montpellier, fondateur et directeur du Creden (Centre de recherche en économie et droit de l’énergie).

Quel bilan faites-vous après 20 ans de libéralisation du secteur de l’électricité ?

Un bilan en demi-teinte. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les systèmes électriques européens avaient généralement été érigés en monopoles intégrés, souvent publics, car il fallait investir massivement dans les réseaux d’électricité. A la fin des années 1980, le paradigme a changé : la « vague du marché » balaie tout sur son passage, et concerne alors aussi les industries de réseaux, d’autant que certains monopoles sont critiqués pour leur inefficacité, comme au Royaume-Uni, et que dans le même temps de nouvelles technologies de production permettent à de nouveaux acteurs d’émerger. On a cru alors que le marché allait faire chuter les prix, comme cela avait été le cas dans les télécoms et le transport aérien. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu. Dans les télécoms, l’ouverture s’est accompagnée d’innovations technologiques majeures, le téléphone mobile, qui ont fait chuter les coûts. Ce fut la même chose dans le transport aérien avec l’émergence de nombreux opérateurs « low costs ».
Dans l’électricité, il n’y eut pas un tel bouleversement ; certes une certaine compétition est devenue possible en amont de la chaîne, la production, ou en aval, la fourniture du kWh, mais les contraintes liées à la gestion des réseaux interconnectés de transport et de distribution limitent fortement la marge de manœuvre des « entrants » face aux « opérateurs historiques ». De plus, la demande est loin d’avoir explosé. La libéralisation du secteur de l’électricité a été officialisée en 1996 avec la publication de la 1ère Directive, en gestation depuis une dizaine d’années. Cette Directive a été ensuite transposée dans les droits nationaux.

On a donc trop attendu du marché et, en même temps, on a perturbé son fonctionnement par un interventionnisme à tous les niveaux : fixation d’un prix-plafond et/ou d’un prix-plancher sur le marché de gros, maintien de tarifs réglementés de vente (TRV) pour les consommateurs qui le souhaitent, et surtout fixation de prix garantis hors marché pour les énergies renouvelables dont on souhaite alors le développement au nom de la protection de l’environnement.

La « vague verte » des années 1990 a ainsi brouillé le message du marché. Les subsides très élevés accordés aux renouvelables, au demeurant prioritaires aux yeux de la loi partout en Europe, ont encouragé la surproduction de ces énergies dans un contexte où la demande d’électricité est demeurée atone et cela a fait chuter les prix du kWh sur le marché de gros.

On parle de « coûts échoués » qui obligent les producteurs à provisionner des pertes. Comme il fallait financer le surcoût des EnR, on a augmenté les taxes payées par le consommateur. Le prix TTC payé en aval ne cessait d’augmenter tandis que le prix spot négocié en amont de la chaîne ne cessait de baisser, devenant même parfois négatif. En fixant des prix garantis (trop) rémunérateurs sans contrôler les volumes injectés d’électricité éolienne ou solaire, on a déstabilisé le système, comme ce fut d’ailleurs le cas quelques années auparavant avec Politique Agricole Commune, qui elle aussi avait engendré de la surproduction de produits agricoles. Avec une différence : le beurre se stocke mais pas l’électricité. Les centrales classiques (nucléaires, au gaz ou au charbon) ne pouvant plus récupérer alors les recettes nécessaires à la couverture de leurs coûts fixes, il a fallu instaurer un « marché de capacité » pour financer les coûts fixes (le kW) et s’assurer qu’il n’y aurait pas de black-out aux heures de pointe.

C’est l’échec du marché « energy only » qui impose la mise en place de ce marché de capacité. Du coup c’est « double peine » pour le consommateur qui doit à la fois payer pour des renouvelables qui font baisser les prix de gros du kWh et payer pour financer les coûts fixes des centrales classiques sur le marché de capacité parce que les prix de gros sont devenus trop faibles. 
 
Que n’ont pas su nous dire l’Europe et les marchés ?
Ils n’ont pas su nous dire que l’électricité n’est pas un produit comme un autre, qu’il ne fallait pas s’attendre à une baisse sensible du prix TTC du kWh et que la convergence annoncée des prix entre consommateurs européens était de fait illusoire. L’électricité est à la fois une marchandise qui peut s’échanger sur un marché et un service public qui requiert l’intervention de l’État. Les principes du service public ne sauraient être ignorés et en France cela se traduit notamment par le respect de la péréquation spatiale des tarifs. Le choix du mix électrique ne relève pas, au vu des Traités européens, de la compétence de la Commission européenne mais de celle des États exclusivement.

L’électricité est un produit stratégique et son coût de production dépend avant tout de la dotation nationale en ressources énergétiques. Les échanges sont parfois limités par les congestions des interconnexions aux frontières. Il en va de même pour la fixation des taxes assises sur le produit et des prix garantis accordés aux renouvelables qui varient fortement d’un pays à l’autre. Comme le tarif d’accès aux réseaux de transport et de distribution est fixé de façon réglementaire par des commissions nationales de régulation, et que ces tarifs varient également selon la longueur et le design de ces infrastructures, la concurrence ne peut porter in fine que sur le prix du kWh que s’échangent entre eux les divers producteurs européens d’électricité. On a donc assisté à une relative convergence (vers le bas) des prix de gros européens grâce aux interconnexions transnationales.

Le seul véritable acquis du consommateur européen a été de pouvoir opter pour le fournisseur de son choix, liberté que beaucoup de clients n’ont pas utilisée en France, préférant demeurer au TRV fixé par les pouvoirs publics. A noter que les TRV « vert » et « jaune » réservés aux professionnels ont disparu depuis 2016 et que le tarif (TRV « bleu ») dont bénéficient les ménages devrait à terme disparaître lui aussi, comme le souhaite la Commission européenne.

On avait le choix entre une concurrence par le marché et une concurrence pour le marché. On a choisi la première solution et il eût sans doute mieux valu opter pour la seconde. Avec la concurrence par le marché, la compétition entre producteurs et fournisseurs est permanente en amont et en aval de la chaîne et se fait en continu (heure par heure sur le marché de gros). Il faut alors accepter une forte volatilité des prix ce que les gouvernements n’apprécient pas toujours pour un produit considéré comme de première nécessité. La concurrence pour le marché consiste à attribuer aux enchères la possibilité pour un opérateur (producteur ou fournisseur) de servir seul le marché durant une certaine période et en respectant un cahier des charges fixé par les pouvoirs publics. C’est le principe de la concession donnée au « mieux disant » ou au « moins disant ».

Le temps de l’énergie, celui l’électricité en particulier, est un temps long (la durée de vie d’une centrale dépasse souvent 30 ou 40 ans) et les prix de marché, qui sont par nature des prix de court terme, n’envoient pas les bons signaux aux investisseurs. C’est pourquoi il faut largement revenir aux choix publics et redonner à l’État une partie importante des prérogatives dans ce domaine. Cela n’exclut pas que des innovations technologiques, en particulier le stockage de l’électricité dans des conditions de bonne rentabilité, permettent demain de faire émerger de nombreux auto-producteurs d’électricité (grâce à des panneaux photovoltaïques dont les coûts baissent aujourd‘hui fortement) qui pourront stocker et/ou échanger cette électricité avec leurs voisins via un système de « blockchains ». On verrait ainsi coexister de petits réseaux locaux « fermés » et de grands réseaux interconnectés à l’échelle européenne, voire mondiale.

La révolution numérique en cours va probablement changer la donne dans le secteur de l’électricité : le consommateur deviendra pour partie un « prosumer » (producteur/consommateur), les logiciels permettront d’optimiser automatiquement la consommation d’électricité des agents en incitant à l’effacement quand c’est possible et en achetant au meilleur prix sur le marché, et les grands opérateurs du numérique (les GAFA pour Google, Amazon, Facebook et Apple) seront de redoutables concurrents des fournisseurs actuels d’électricité que sont aujourd’hui EDF, Engie, Eon etc. L’électricité future sera ainsi de plus en plus « décarbonée, décentralisée et digitalisée »… L’électricité connaîtrait alors sa révolution comme ce fut le cas dans le passé pour les télécoms. Mais cela c’est demain car pour l’électricité la vraie révolution sera de pouvoir stocker à grande échelle et de façon économique un produit qui pour l’instant doit être consommé en temps réel quand il est produit. 
 
Pourquoi la France fait-elle figure d’exception dans la production d’électricité propre ?
Le mix électrique français est très largement « décarboné », ce qui est un atout dans un contexte de lutte contre le réchauffement climatique. C’est largement le produit de l’Histoire et des diverses transitions impulsées par les pouvoirs publics depuis des décennies. A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, on a fait appel aux centrales à charbon et aux centrales hydrauliques. C’est l’époque de la construction des grands barrages, dans les Alpes en particulier. Au moment de la régression du charbon (les années 1960), on a massivement investi dans des centrales fonctionnant au fioul, le pétrole étant alors abondant et à bas prix sur le marché international. Lors des chocs pétroliers (1974 et 1979) on s’est tourné à grand pas vers le nucléaire au nom de l’indépendance énergétique et pas du tout pour des raisons environnementales.

En 1974, le nucléaire ne représentait que 8% de la production d’électricité et il couvre aujourd’hui de l’ordre de 75% de cette production (72% en 2016). Comme l’hydraulique permet de satisfaire 12% environ des besoins d’électricité et que les autres renouvelables (éolien et photovoltaïque) fournissent 6% de cette production, l’électricité produite en France est à 93% « décarbonée ». Le thermique classique (gaz, charbon et fioul) ne représente que 7% de l’électricité produite. Rappelons qu’en Allemagne l’éolien, le photovoltaïque et la biomasse produisent ensemble 36% de l’électricité ; le nucléaire couvre 14% de cette production et le thermique 50%, dont 40% pour le couple « charbon/lignite » et 10% pour le gaz naturel. En France toute réduction de la part du nucléaire qui ne serait pas compensée par un développement des renouvelables conduirait à un accroissement de la production thermique classique (au gaz en général) donc à plus d’émissions de CO2, comme ce fut d’ailleurs le cas fin 2016 avec l’arrêt de plusieurs réacteurs nucléaires suite à une demande de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN).

40% de la production mondiale d’électricité provient du charbon. Quelle serait la mesure la plus efficace pour réduire cette donne ?
À l’échelle mondiale le charbon représente le principal combustible utilisé pour produire de l’électricité (40%) et cela explique qu’une proportion élevée (40% également) des émissions de CO2 soit imputable à la production d’électricité, loin devant le transport, l’industrie ou les bâtiments. C’est vrai en Chine, en Inde mais aussi aux Etats-Unis et dans plusieurs pays de l’Union européenne.

La mesure la plus efficace serait d’instaurer un prix élevé du carbone, ce qui pénaliserait les centrales à charbon. Plusieurs pays européens, dont la France, ont instauré une taxe carbone mais cette taxe ne concerne pas le secteur de l’électricité qui, au sein de l’Union européenne, est soumis au système ETS (marché des quotas de CO2) instauré depuis 2005. Chaque producteur d’électricité dispose d’un quota d’émission de CO2 ; s’il n’utilise pas la totalité de son quota il peut vendre l’excédent sur le marché des quotas et acheter des quotas s’il dépasse sa dotation. Comme les quotas ont été attribués de façon assez laxiste et que la crise est passée par là, le marché est excédentaire et le prix des quotas s’est effondré (6 euros la tonne de CO2 en septembre 2017). La Commission européenne envisage de réformer le marché en gelant une partie des quotas pour faire monter le prix mais cette solution se heurte à des réticences de la part de plusieurs pays dont la Pologne et l’Allemagne.

Il faudrait un prix du CO2 au moins égal à 30 voire 40 euros la tonne (100 euros à l’horizon 2040 pour de nombreux analystes) pour que les centrales à charbon soient pénalisées. Cela aurait en outre le mérite de retirer une partie des centrales thermiques du marché de l’électricité ce qui ferait remonter le prix du kWh sur le marché de gros et donnerait une marge supplémentaire aux producteurs pour financer les coûts fixes des autres centrales. Seul le Royaume-Uni a pour l’instant instauré un prix-plancher du CO2 aux alentours de 30 euros la tonne (si le prix du marché est insuffisant une taxe s’ajoute à ce prix pour atteindre le seuil fixé), ce que la France avait envisagé de faire avant d’y renoncer.

La relance de l’Europe pourrait peut-être prendre la forme d’une initiative du couple franco-allemand permettant d’instaurer un tel prix-plancher mais ce n’est pas gagné. Notons que l’instauration d’une taxe carbone européenne serait difficile car cela exige l’unanimité des pays-membres tandis que la réforme du marché ETS peut se faire à la majorité qualifiée. Quant à un prix mondial du CO2 on en est loin et même si une part importante des nouveaux investissements dans l’électricité se fait aujourd’hui avec des renouvelables ou du gaz (deux fois moins émetteur de CO2 que le charbon), la part du charbon dans la production mondiale d’électricité va rester élevée pendant longtemps encore, surtout en Asie.

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