Depuis la fin du mandat d’Yves Bréchet,
fin septembre, la fonction de Haut-Commissaire à l’énergie atomique est
vacante. Ce n’est pas une surprise. Le gouvernement sait depuis le mois
de mai qu’Yves Bréchet ne demanderait pas à poursuivre au delà de sa
fin de mandat. Cette vacance délibérée de la fonction est donc une faute
gouvernementale, de première importance. Elle révèle que le pouvoir
politique actuel ne traite pas avec le sérieux nécessaire la question
nucléaire, tant civil que militaire. Le Haut-Commissaire, par exemple,
exerce un rôle de contrôle dans la gestion des stocks de plutonium.
Explications.
Haut-Commissaire à l’énergie atomique,
c’est un poste spécial, atypique dans le paysage de la haute fonction
publique, créé au départ pour Frédéric Joliot-Curie qui en fut viré en
1950 car il refusait de participer à la mise au point de la bombe
nucléaire. Aujourd’hui, plusieurs textes définissent son rôle. Nommé en
Conseil des ministres, il conseille simultanément le « patron » du CEA –
son titre exact est Administrateur Général, actuellement François Jacq
– et l’exécutif : le Président de la République, le premier ministre et
les ministres de la Défense, de la recherche et ceux liés au enjeux
énergétiques. Comment exercer cette double fonction, apparemment
contradictoire ?
Libre de tutelle hiérarchique
La solution, élégante et efficace, fut de lui éviter toute fonction opérationnelle et hiérarchique au CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives)
dont il n’est même pas membre. Mais aussi de le soustraire à toute
tutelle hiérarchique (il ne dépend pas de l’ A-G). Il siège dans toutes
les instances décisionnelles du nucléaire, peut accéder à sa demande à
tout document et tout employé du CEA – donc obtenir toute l’information
nécessaire, et il n’est pas recommandé d’essayer de lui cacher quelque
chose. Cela, c’est pour l’information. En revanche, exempt de toute
tutelle hiérarchique, il est libre de dire et d’écrire ce qu’il veut au
pouvoir politique. Par fonction, il est donc l’oreille du Président là
où les enjeux nucléaires – la bombe comme les centrales nucléaires –
sont traités. Une fonction d’autant plus importante que le pouvoir
politique, depuis 30 ans, échoue à mettre en place une structure de
conseil scientifique véritablement opérationnelle, compétente et
indépendante, pérenne au delà des alternances politiques.
La liste des Haut-Commissaires
est riche de personnalités fortes et indépendantes d’esprit. Depuis
Joliot-Curie, on peut noter des Francis Perrin, René Pellat ou Robert
Dautray… Certains ont pu donner au gouvernements des conseils
extra-atomiques, comme lorsque René Pellat fit savoir avec une franchise
un peu brutale à François Mitterrand qu’il valait mieux arrêter le plus
vite possible les frais pour la navette spatiale Hermès, un
très bon conseil. Le même fut tout aussi réactif et franc pour dire à un
Administrateur Général que redémarrer un réacteur (Phénix) sans avoir
vraiment compris un incident qui s’y était produit n’était pas
acceptable. Et l’ A-G obtempéra. L’un des intérêts de l’histoire est
qu’il fut alerté par des jeunes ingénieurs ayant shunté toute leur
hiérarchie.
Pour que cette fonction soit bien
exercée, il est donc nécessaire que le pouvoir politique ait la
connaissance des personnes qu’il y nomme. Ce qui n’est pas évident au vu
de l’abîme qui sépare les viviers du politique et ceux de la science.
Et surtout ne le fasse pas à l’instigation de l’Administrateur Général
en poste (ce qui fut d’ailleurs le cas pour Yves Brechet, poussé par
Bernard Bigot, seule la personnalité de Bréchet ayant permis de
renverser cette faute de méthode). Le pouvoir politique actuel en est-il
capable ?
La disparition des Haut-Commissaires ?
Yves Bréchet fut l’un des ces
Haut-Commissaires à la parole libre, dérangeante et nécessaire, tant
pour le pouvoir politique que pour la direction du CEA (mais discrète et
totalement non médiatique). Or, alors même qu’il a de nouveau démontré
l’intérêt de la fonction, elle est non seulement vacante, mais menacée
de disparition. L’actuel Administrateur Général, dit-on, verrait d’un
bon œil l’effacement d’une fonction susceptible d’être occupé par une
personne libre vis à vis de lui, de facto et non seulement de jure. Son action depuis sa prise de fonction (après un départ précipité de la direction de l’Ifremer)
avec des nominations contestées en interne et des frictions avec des
scientifiques de haut niveau, comme à Cadarache, incline à penser que le
Président de la République devrait au contraire la compenser par
l’arrivée d’une forte personnalité au poste de Haut-Commissaire.
La bombe…
Quoi que l’on pense de la bombe
nucléaire, tant qu’elle est là, il faut la gérer avec compétence et
rigueur absolue. L’ancien directeur de la Direction des applications
militaires, puis Administrateur Général du CEA entre 2015 et 2018 Daniel Verwaerde,
était connu pour ces deux qualités. C’est d’ailleurs probablement pour
cela qu’il a sauté au plafond en découvrant qu’une chercheuse alors
employée au CEA avait « arrangé » des résultats de recherche pour en
obtenir une publication plus accélératrice de carrière (1). Un
comportement d’extrême rigueur qui n’est peut être pas étranger à son
départ du CEA puisqu’il aurait pu l’occuper jusqu’à la mi-2019 en raison
de son âge. Le Haut-Commissaire est un des maillons de la chaîne de
contrôle des matières nucléaires, surtout du plutonium (avec le Haut
fonctionnaire de défense). La complexité des matériels de l’arme
nucléaire suppose que les décideurs (ministre de la Défense, Président
de la République) puissent avoir une confiance absolue dans le conseil
du Haut-Commissaire, indépendant de la hiérarchie du CEA qui les
fabrique.
… et les centrales nucléaires
Les enjeux civils ne sont pas moindres.
Le nucléaire fait partie des options de long terme pour
l’approvisionnement en électricité du pays. Un vecteur énergétique dont
on dit qu’il doit s’étendre aux transports routiers à l’avenir. Or, les
technologies en jeu et leurs temps typiques – un demi-siècle, voire plus
pour la gestion des déchets nucléaires – supposent de confier au CEA
des missions sur cet avenir lointain, dont les effets politiques, et non
seulement énergétiques ou économiques, se feront sentir bien longtemps
après la fin de l’exercice du pouvoir par les dirigeants actuels.
Dépasser toute réflexion de court terme et donc tout intérêt politicien
dans les décisions à prendre suppose un sens de l’Etat très élevé et une
connaissance étendue des enjeux et possibles techno-scientifiques. Dans
cet exercice, le rôle de conseil scientifique au pouvoir politique est
crucial. Pour mémoire et rire (jaune) voici un extrait de débat télévisé
célèbre montrant à quel point le pouvoir politique de droite et de
gauche à besoin de ce conseil :
Le nucléaire dans le débat Royal-Sarkozy en 2007
Le CEA doit gérer la construction difficile du réacteur Jules Horowitz,
à Cadarache. Retards et coûts volontairement sous-estimés au départ (on
eut aimé que le Haut-Commissaire de l’époque alerte le pouvoir
politique sur ce point au lieu de voir le CEA copier la mauvaise
habitudes des élus locaux qui lancent des programmes en sous-estimant
volontairement le coût) se sont accumulés. Mais, et surtout, un tel
réacteur de recherche n’a aucun intérêt s’il n’est pas en support d’une
option nucléaire de long terme (sauf pour faire des radio-isotopes pour
la médecine, mais personne ne prétend qu’on va se le payer uniquement
pour ça). Or, où est le choix de long terme, affirmé de manière claire,
par le pouvoir politique ? Seule une telle option peut justifier un tel
investissement, par un programme de recherche sur des réacteurs
électrogènes futurs, post 2035.
Sciences et industrie
Mais le CEA, c’est aussi la physique des particules, l’astrophysique spatiale, la physique nucléaire en recherche fondamentale, la climatologie, la micro-électronique, la biologie structurale, l’énergie solaire et, les neurosciences, la responsabilité d’équipements nationaux (le synchrotron Soleil à Saclay, le centre national de séquençage génétique
à Évry)… dans tous ces domaines, la techno-science au service de la
recherche est cruciale. Rater le train de la technologie de pointe
signifie jouer en deuxième division mondiale.
Quant aux enjeux industriels et
économiques, ils sont décisifs et l’erreur se paye très cher. Fallait-il
vraiment se lancer dans une nouvelle aventure de diminution de taille
en micro-électronique ou miser sur l’intégration des composants ? La
question des batteries pour les voitures électriques
est un enjeu énorme (aujourd’hui, les constructeurs européens
fabriquent… 1% des batteries mondiales), pour lequel il faudra mobiliser
un effort de recherche en partenariat public et privé majeur si l’on
veut éviter une dépendance absolue vis à vis des fabricants asiatiques
(2)… là aussi, le conseil scientifique au pouvoir politique est
indispensable.
Ce n’est pas la première fois que le
pouvoir politique laisse vacant ce poste. Mais la dernière (en 2012) fut
pour une bonne raison : laisser le soin à un éventuel nouveau pouvoir
issu des élections à venir le soin de nommer un Haut Commissaire afin de
ne pas entacher son action par un soupçon politique sur sa nomination.
Là, elle sonne comme une surprenante désinvolture vis à vis d’enjeux
majeurs. Quant à l’idée d’en supprimer la fonction, elle serait vraiment
dangereuse.
(1) C’est l’affaire Peyroche, du nom de
Anne Peyroche, qui, alors qu’elle était membre du cabinet ministériel à
la recherche, avait été bombardé PDG par intérim du CNRS lestée d’un CV
encore modeste au regard du poste, puis débarquée lorsqu’il devînt
évident que les soupçons de méconduite ne pourraient demeurer confinés.
Je parie ma chemise du dimanche que dans la feuille de route donnée à
François Jacq par le pouvoir politique, il y a, à l’oral ou implicite,
l’item « étouffer l’affaire Peyroche ».
(2) Voir l’article de Martin Beuse et al. Science du 14 septembre.
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