TENIR TÊTE, FEDERER, LIBERER
Quand on parle de soutien ou d’adhésion au système, on a tellement l’habitude d’adopter spontanément le point de vue intellectualiste et finaliste dont je parlais plus haut qu’on n’imagine pas qu’on puisse adhérer et soutenir autrement que de façon délibérée, lucide et volontaire. L’idée qu’on se fait généralement de l’adhésion des agents sociaux au monde social environnant est déformée par ce qu’on pourrait appeler le « biais politiciste ». Ce biais, particulièrement fort dans les sociétés où règne la démocratie politique et qui de surcroît sont atteintes de sondagite aiguë, consiste à penser que tout accord, ou tout désaccord, avec l’ordre établi est affaire d’opinion réfléchie pouvant s’exprimer de façon explicite. On peut voir le paradigme de cette conception intellectualiste-finaliste dans la campagne électorale s’achevant par un vote.
Sans vouloir diminuer si peu que ce soit l’importance du suffrage universel pour le fonctionnement de la société, il faut quand même avoir conscience qu’il s’en faut et de beaucoup pour que le fonctionnement d’une formation sociale puisse se ramener à des interactions délibérées entre des agents prenant des décisions réfléchies pour atteindre des objectifs concertés. Mais l’intérêt presque exclusif et médiatiquement entretenu pour le jeu politique et pour ce type d’adhésion démocratique empêche de s’interroger sur des mécanismes plus fondamentaux et plus dissimulés par lesquels toute formation sociale s’assure l’adhésion durable de sa population.
Le concept de « socialisation » recouvre l’ensemble des processus d’inculcation et de façonnement par lesquels les individus sont conduits à intérioriser sous forme de structures de la subjectivité personnelle les structures objectives externes qui leur préexistent dans tous les domaines de la pratique. Le travail de socialisation a ainsi pour résultat d’instaurer une sorte d’isomorphisme très stable entre les propriétés objectives d’un système et les dispositions subjectives des agents conditionnés par ce système, de sorte que ces agents sont désormais en mesure de réagir de façon appropriée et en toute spontanéité aux situations qu’ils rencontrent dans leurs divers domaines d’activité, en n’ayant qu’exceptionnellement besoin de réfléchir. Nous savons au moins depuis Leibniz que nous sommes des automates dans les trois quarts de nos actions. Notre rapport aux différents aspects de notre environnement social est le plus souvent non intentionnel, non délibéré et non explicite. La socialisation instaure entre le monde extérieur et la subjectivité interne, au moins initialement, une sorte d’adéquation qui permet au sujet d’être en connivence spontanée avec son environnement objectif. Ce qui revient à dire que la socialisation a pour effet d’inscrire en chaque individu un inconscient social qui est le principal auteur, et souvent le seul, de ses pratiques.
En conséquence, plus les individus sont conduits par les circonstances à réfléchir à ce qu’ils étaient et à ce qu’ils faisaient jusque-là sans y réfléchir expressément, et plus la réponse automatique appropriée risque de devenir problématique, voire impossible à la limite. Pour continuer à fonctionner de façon optimale, un système social a intérêt à ne pas avoir dans sa population trop d’agents enclins à s’informer sur le système et à réfléchir sur son fonctionnement. Le clair-obscur, la pénombre, la demi-teinte à défaut d’obscurité totale, c’est l’ambiance qui convient au bon accomplissement des automatismes de reproduction des rapports sociaux.
À cet égard le champ journalistique est plutôt bien protégé. Du fait des critères de recrutement utilisés et de la minceur voire de l’absence totale de formation en sciences sociales, les journalistes sont pour la plupart assez mal outillés théoriquement pour penser les structures sociales et leurs modes de fonctionnement. En conséquence, les pratiques journalistiques font l’objet chez la plupart d’une maîtrise pratique bien plus que théorique et restent livrées pour l’essentiel aux dispositions acquises qui sont en l’occurrence fondamentalement conformistes et conservatrices. Cela ne signifie pas que les journalistes se comportent comme de purs robots sans états d’âme. On voit s’effectuer çà et là des prises de conscience, on entend des critiques s’élever, mais il est extrêmement rare que ces velléités réflexives critiques dépassent le stade de l’accès de mauvaise humeur, du doute passager, ou au pire du malaise personnel durable et de la conscience malheureuse. Toutes ces réactions restent individualisées, sporadiques, circonstancielles, et non seulement elles ne sont pas de nature à provoquer des mobilisations contre le système mais elles sont incapables d’en remettre en question la vision enchantée et de faire cesser la connivence profonde de l’habitus journalistique avec le système qui l’a façonné.
Le rôle des classes moyennes
...La suite
Un journalisme de classes moyennes (III) Le maintien de l'ordre « démocratique »
Agone
20 mai 2020