"... Les écrits écoféministes sont remarquablement dépourvus de références à la démocratie..." Danger?

Traduit de l’anglais par Lora Mariat et Léonard Perrin, pour Ballast.
Photographies de bannière et de vignette : Bryan Nash Gill | http://www.bryannashgill.com
L’écoféminisme en question — par Janet Bieh
Traduit de l’anglais par Lora Mariat et Léonard Perrin, pour Ballast.
Photographies de bannière et de vignette : Bryan Nash Gill | http://www.bryannashgill.com

   En 1991, l’essayiste étasunienne Janet Biehl faisait paraître son livre Rethinking Ecofeminist Politics : une critique résolue du mouvement écoféministe. Bien que consciente de la diversité des courants qui traversent ce dernier, l’autrice y perçoit un renoncement global à certains des idéaux du féminisme. Dans l’extrait que nous traduisons ici, Biehl dénonce tout particulièrement la réhabilitation de l’ oikos — la maison —, du « foyer » et du « care » pour mieux louer la Cité, la chose publique, bref, la politique, entendue sous sa plume comme radicalement démocratique et écologique. Face à ce qu’elle perçoit comme des « replis mystiques régressifs » et un « dénigrement direct ou indirect de la raison », l’écologiste sociale enjoint à travailler à « un ensemble d’idées antihiérarchique, cohérent, rationnel et démocratique ».

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  Dans l’idéologie du « culte de la vraie féminité » du XIXe siècle, les femmes blanches de classe moyenne avaient pour rôle d’entretenir le foyer familial comme un sanctuaire moral tandis que leurs maris entrepreneurs poursuivaient leur vie compétitive et commerciale dans le tumultueux monde extérieur. Alors même que la « sphère féminine » — le domaine domestique — était de plus en plus rationalisée par « l’économie domestique », les femmes avaient pour mission morale de préserver le foyer en tant que lieu de soin et d’éducation. Les femmes étaient obligées de se tenir hors des affaires extra-domestiques — qu’elles soient politiques ou économiques — et de devenir les gardiennes du foyer, cœur humain de la société. Elles n’étaient autorisées à sortir du domaine domestique que dans la mesure où il s’agissait de « travail féminin » : travail social ou soins. Tout comme cette idéologie du XIXe siècle, l’ écoféminisme considère le « foyer » comme une « sphère féminine », relevant soit d’une construction sociale, soit de la biologie. Les écoféministes font remarquer que le mot « écologie » provient du mot grec oikos, qui signifie « maison ». « Ce qui a traditionnellement été pensé comme la “sphère féminine” », écrit Judith Plant [éditrice et autrice écoféministe, ndlr], c’est « la maison et son environnement proche ». Bien que Plant pense que le foyer soit la « sphère féminine » pour des raisons sociales et non biologiques, « le foyer est le théâtre de notre écologie humaine » où « se situe le véritable travail ». En effet, le « foyer » est la « source de notre humanité », écrit-elle, et le lieu de ce qu’elle appelle « les valeurs féminines ». Catherine Keller [théologienne féministe, ndlr] souligne elle aussi le lien entre le « foyer » et l’écologie : elle considère qu’« être avec simplicité à nouveau chez soi, dans nos corps, nos mondes, c’est devenir écocentrique : “eco”, de oikos, le mot grec pour “maison”1 ».
  Mais contrairement à l’idéologie du XIXe siècle, la plupart des écoféministes ne cherchent pas à confiner littéralement les femmes dans la sphère domestique au sens de l’ oikos, de « la maison ». Elles cherchent plutôt à étendre le concept de « sphère féminine » comme foyer, pour englober et absorber la communauté dans son ensemble. Selon l’ écoféministe Cynthia Hamilton, « les femmes sont plus susceptibles que les hommes de s’occuper des affaires [de la communauté] précisément parce que le foyer a été défini et prescrit comme un domaine réservé aux femmes 2 ». Ainsi, l’une des clés de voûte de l’analyse écoféministe est que le foyer et la communauté — comme lieu de la lutte écologique — sont particulièrement appropriés pour les femmes. […] Bien que le mot grec oikos signifiait à l’origine « maison », il faut rappeler que le ménage seul ne constituait pas davantage la communauté grecque que la polis seule. La communauté grecque s’est formée par la fusion de la polis avec l’ oikos, dans laquelle la première reposait sur la seconde, tout en la méprisant. Ainsi, les écoféministes ne peuvent pas passer si facilement de l’« oikos » à la « communauté ». Toute communauté doit avoir un domaine public — où les questions générales sont prises en compte — ainsi qu’un domaine plus intime d’éducation des enfants et de relations familiales. Par conséquent, l’ écoféministe Cynthia Hamilton a tout à fait raison d’appeler à une « démocratie participative directe ». Sans ce cadre général de démocratie participative directe, la vie de la communauté court le risque de devenir aussi oppressante qu’elle a pu l’être autrefois, quand bien même elle serait intimement liée et intégrée au tissu du monde naturel.
Mais, pour l’essentiel — à l’exception de voix isolées comme celle de Hamilton —, les écrits écoféministes sont remarquablement dépourvus de références à la démocratie. L’approche la plus courante ignore complètement la question de la polis et se focalise sur les présumés « valeurs féminines » de l’ oikos. Ainsi, bien que ces écrits soient remplis de discussions sur l’« unité », la « vitalité », les « déesses », et l’« interconnexion », ils n’offrent qu’une vision très limitée des processus démocratiques qui peuvent empêcher ces nouvelles valeurs « écologiques » de transformer les communautés en tyrannies, comme elles ont pu le faire historiquement […], ou d’empêcher la vie en communauté de se dégrader en esprits de clocher oppressifs, comme cela a aussi été le cas historiquement 3. Des institutions démocratiques clairement établies et distinctes, en tant que « formes de liberté » spécifiquement humaines, pour reprendre l’expression de Bookchin, sont essentielles à une communauté émancipatrice — plutôt que répressive. […]


[Bryan Nash Gill | www.bryannashgill.com

  Les nombreuses écoféministes qui ignorent complètement le sujet de la démocratie semblent penser que les « valeurs féminines » de « care et d’éducation » constituent une alternative pleine d’empathie naturelle à l’idéal démocratique, supposé froid, abstrait, individualiste et rationaliste — voire carrément « masculin ». Par exemple, l’ethos de la maternité constitue un « paradigme » pour l’ écoféministe Arisika Razak, puisque « la naissance est le premier événement sacré ». Pour Razak, « la naissance est un aspect central et tellement universel de l’existence humaine qu’elle peut servir de noyau autour duquel bâtir un paradigme pour une interaction humaine positive… Si nous commencions par prendre soin des jeunes avec amour et que nous étendions cela à une sollicitude sociale pour tous et à une préoccupation individuelle pour la planète, nous aurions un monde différent. Si nous comprenions et célébrions la naissance, nous… retrouverions l’importance de l’amour, de la chaleur et de l’authentique interaction humaine ». Nous pourrions apparemment atteindre l’idéal écologique d’une communauté plus humaine et plus solidaire en revalorisant l’ethos de la sphère domestique, de l’ oikos, plutôt qu’en nous consacrant à une polis supposément impersonnelle. Il semblerait que l’ethos de l’ oikos puisse en quelque sorte transcender le besoin même d’une polis, comme si valoriser le « care » et « l’éducation » rendait l’arène politique inutile […]. On pourrait finalement supposer que si l’ oikos constitue la communauté, la vie politique n’est pas nécessaire.
  Le fait que les écoféministes se réfèrent souvent à la tradition démocratique occidentale de manière péjorative s’avère pour le moins inquiétant. Au regard de la bureaucratisation massive de ce qui passe aujourd’hui pour la « vie politique » — l’État-nation —, il est compréhensible que les écoféministes plaident pour une approche plus personnelle et « attentionnée » de la vie en communauté. Peu d’écologistes radicaux — et certainement pas les tenants de l’écologie sociale — seraient en désaccord avec cet appel en faveur d’une approche bienveillante. Mais leur glorification de l’ oikos et de ses valeurs en tant que substitut de la polis et de sa politique peut facilement être interprétée comme une tentative pour dissoudre le politique dans le domestique, le civil dans le familial, le public dans le privé. Tout comme certaines institutions étatiques bureaucratiques semblent se dresser devant nous, mettant en péril notre liberté, il y a un risque que l’ oikos se dresse devant nous, mettant en péril notre autonomie. L’ oikos, ou le foyer, n’est en aucun cas le talisman magique qui fournira le cadre d’un monde bienveillant. Non seulement il est souvent borné, replié sur lui-même et incestueux, mais il peut aussi produire — comme il l’a fait dans l’Histoire — des sentiments opposés à ceux que les écoféministes prônent. L’ oikos n’a en effet pas uniquement été le domaine des femmes, mais aussi celui des hommes : il a fourni un foyer non seulement aux chasseurs, aux cueilleurs et aux fermiers, mais aussi aux guerriers, aux rois et aux tyrans patriarcaux.
  En mystifiant l’ oikos, en ignorant ou critiquant, comme elles le font, la tradition démocratique occidentale, les écoféministes laissent penser qu’elles ignorent certains des terribles aspects sociaux que l’ oikos a historiquement produit. D’autres féministes ont compris depuis longtemps que l’ oikos était le monde de l’enfermement, de l’économie domestique, contre lequel elles ont âprement et courageusement lutté, cherchant à échapper au locus classicus [« modèle classique »] du patriarcat, au même titre que l’ oikos grec lui-même. Elles recherchaient un monde allant au-delà de l’éducation des enfants, de la préparation des repas et du « bonheur » conjugal. En bref, elles voulaient devenir des participantes à part entière de la société — des citoyennes — et non rester des robots domestiqués. L’une des caractéristiques les plus régressives de l’ écoféminisme en général est peut-être que même s’il condamne le patriarcat, il cherche à ramener la société à l’ oikos d’une manière qui ignore ses dimensions oppressives et asphyxiantes, et avec quelle facilité les hommes ont fait de l’ oikos leur propre domaine souverain. […]

 

[Bryan Nash Gill | www.bryannashgill.com

Le public et le privé dans l’Histoire
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L’ écoféminisme en question — par Janet Biehl

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https://www.revue-ballast.fr/lecofeminisme-quest-ce-donc/


1. Judith Plant, « Searching for Common Ground: Ecofeminism and Bioregionalism », I. Diamond and G. F. Orenstein, Reweaving the World, p. 160 ; Catherine Keller, « Women Against Wasting the World : Notes on Eschatology and Ecology », I. Diamond and G. F. Orenstein, op. cit., p. 262.
2. Cynthia Hamilton, « Women, Home, and Community: The Struggle in an Urban Environment », I. Diamond and G. F. Orenstein, op. cit., p. 217. Biehl souligne [ndlr].
3. Dans un passage précédent, Biehl écrit : « Une communauté décentralisée, conçue abstraitement et sans égard pour la démocratie et le confédéralisme, peut aussi bien devenir régressive […]. L’homophobie, l’antisémitisme, le racisme peuvent, tout autant que le sexisme, faire partie d’une ethos communautaire et d’un esprit de clocher qui ne s’oppose en rien à l’histoire problématique des prescriptions naturalistes d’infériorité ou de perversion qui sont appliquées à certains groupes de personnes. Ainsi, l’ethos communautaire a une histoire répressive et excluante qui ne peut pas être ignorée. Étant donnée cette histoire de la communauté, il est donc nécessaire que le mouvement écologiste en général se pose sérieusement la question de la manière dont il va construire une communauté au sens libératoire du terme. » [ndlr]

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