L’exploration poétique de la Beat Generation

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Anne Dujin 
25/10/2016

La rétrospective "Beat Generation" du Centre Pompidou à Paris a fermé ses portes début octobre. Dans un coin de l'exposition, un extrait de film montrait Allen Ginsberg et Bob Dylan visitant la tombe de Jack Kerouac à Lowell en 1975. Ginsberg y raconte à Dylan avoir déposé un exemplaire de son poème "Howl" sur la tombe de Baudelaire, alors qu'il séjournait à Paris à la fin des années 1950. Aujourd’hui que Bob Dylan est consacré par le prix Nobel de littérature, c’est l’héritage de la "Beat Poetry" qui se trouve ressuscité. En effet, au-delà du débat qui interroge sa qualité de poète et sa légitimité à recevoir ce prix, la rencontre avec les poètes de la Beat Generation a été décisive dans le parcours de Dylan.


Cette consécration coïncide avec l'anniversaire de la première lecture du poème "Howl" en octobre 1955, publié un an plus tard[1]. Les célèbre vers "J'ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés, hystériques, nus, / se trainant à l'aube dans les rues nègres à la recherche d'une furieuse piqûre… ", lus par Ginsberg devant un public médusé à la Six Gallery de San Francisco, devinrent la première œuvre phare de ce qui serait plus tard appelé la Beat Generation.

L'aventure de la Beat Generation a été, dès ses débuts, regardée comme une épopée strictement américaine. Bob Dylan lui-même a déclaré à propos de sa découverte des textes de Jack Kerouac qu'il entendait là pour la première fois un rythme et un souffle spécifiquement américains. Comme en écho, le Comité Nobel rapporte la contribution poétique de Dylan "à la grande tradition de la chanson américaine". Cette vision étroitement nationale de la poésie Beat et de ses fruits ne rend pourtant pas justice à ses autres sources, notamment françaises, qui sont aujourd'hui méconnues.



Beat Hotel à Paris  

Paris a tenu une place toute particulière dans l'histoire de la Beat Generation, et en particulier sur le plan poétique. A l'automne 1957, Allen Ginsberg, Peter Orlovsky et Gregory Corso s'installent dans la chambre 25 de l’hôtel de Madame Rachou au 9 rue Gît-le-Cœur, à Paris (on l’appelle depuis le Beat Hotel), où ils sont rejoints par William Burroughs. S'ouvre alors un moment de réflexion et de création collective essentiel. C'est à Paris que Ginsberg écrit quelques-uns de ses poèmes le plus importants, les premières strophes de "Kaddish", et "Sur la Tombe d'Apollinaire". C'est également à Paris qu'est inventée la fameuse méthode du "cut-up [2]".

Si Paris a tant compté, c'est aussi que parmi les poètes révérés par les Beat figuraient en bonne place les poètes français, qui furent également des références pour Bob Dylan. Notamment Rimbaud et Apollinaire, en qui les Beat voyaient les précurseurs d'une véritable modernité en poésie. Modernité passant d'abord par la dépersonnalisation du "je" poétique, et qui prend ses distances avec le lyrisme. "Le "Je est un autre" de Rimbaud implique une sortie de soi qui a été centrale chez eux", explique Jean-Jacques Lebel, commissaire de l'exposition "Beat Generation". Modernité également à travers une attention inédite à l'innovation formelle, que les poètes beat n'ont cessé d'explorer eux aussi. Quand Ginsberg écrit "Howl", il est à la recherche d'un nouveau rythme poétique, qui dépasserait la métrique et utiliserait la respiration comme seule mesure du vers, à la manière du jazz. Si Apollinaire est si important pour lui, c'est qu'il fut le premier à systématiser l'usage du vers libre. Modernité enfin dans la contestation de l'ordre littéraire établi. Décloisonner les arts, lire la poésie en public était un moyen de la faire exister autrement, en contournant l'industrie du livre et de l'édition. Là encore Rimbaud fut un maître. Car s'il est aujourd'hui devenu un sommet de la littérature consacrée, on oublie trop souvent sa marginalité dans le paysage littéraire de son temps. "L'oralité, le corps sont essentiels dans la poésie de Rimbaud, ce qu'on a oublié. Il parle pourtant de "magie du verbe"" rappelle Jean-Jacques Lebel.

Mais la relation de ces jeunes poètes à la Ville lumière est rapidement ambivalente. Ils l'imaginaient telle que l'avaient connue les écrivains et artistes américains de la "génération perdue", les Hemingway et Fitzgerald, qui y avaient séjourné avant la Seconde Guerre mondiale et s'étaient émerveillés d'une scène littéraire et artistique bouillonnante. Mais à la fin des années 1950, c'est une toute autre ville que les Beat découvrent. Dominée par la figure de Sartre, la vie littéraire et intellectuelle se structure autour de la philosophie et du roman, et la poésie en est quasiment absente. Etonnement et déception affleurent parfois dans la correspondance de Ginsberg à propos du séjour parisien, dont le catalogue de l'exposition reproduit des extraits : "A l'époque, la France était un peu morte. Les grandes figures étaient les anciens et, à ma connaissance, il n'y avait aucun jeune poète inspiré. (…) J'ai pourtant rencontré Yves Bonnefoy, mais Bonnefoy était davantage un esthéticien (…) un poète raffiné, mais pas un poète politique ou un militant visionnaire."

Les poètes Beat ont finalement peu interagi avec les poètes français. Si Paris a compté comme un lieu décisif de maturation de leur travail et de convocation de quelques grandes figures tutélaires, c'est néanmoins tournés vers l'Amérique qu'ils le quittent. Dans le poème "Au tombeau d'Apollinaire", Ginsberg rend hommage à ce Paris poétique mythique, qu'il n'aura finalement pas connu mais dont il se sera nourri : "J'ai mangé les carottes bleues expédiées par toi / d'outre-tombe/ et l'oreille de Van Gogh et le peyotl maniacal d'Artaud/ et vais descendre à pied les rues de New-York / vêtu de la cape noire de la poésie française."

Constellation Beat en France

N'y a-t-il donc eu aucune hybridation, aucune influence de la Beat Generation sur la poésie française ? Jean-Jacques Lebel commence par souligner le décalage entre l'ambition des poètes Beat et la poésie française contemporaine : "Au regard de ce qu'ils ont voulu faire, la poésie française est aujourd'hui vieillotte et sclérosée. On a assisté ces dernières années à une régression terrible vers la page imprimée, qui élimine le corps, le son." Quant au poète "politique" ou "visionnaire" qu'attendait Ginsberg, force est de constater qu'il n'est pas venu. La poésie française a pris un virage intimiste, peu concerné par le monde.

Pour autant, pour qui la cherche, l'influence de la Beat Generation sur notre paysage poétique est bien là. Il y eu d'abord des passeurs, qui les ont connus et dès les années 1960 ont fait découvrir leur œuvre, en commençant par la traduire. Le poète et plasticien Claude Pélieu a traduit pour les éditions Christian Bourgeois les premiers textes de Burroughs, Ginsberg et Bob Kaufman. Jean-Jacques Lebel a publié dès 1965 une anthologie des poètes Beat, qui donne à voir la richesse et la diversité de cette poésie, bien au-delà des quelques noms connus en France[3].

L'empreinte Beat est également visible sur de nombreux artistes et auteurs français contemporains. Selon une image souvent utilisée par la Beat Generation, qui ne se pensa jamais comme une génération mais bien davantage comme une constellation, il existe aujourd'hui une constellation Beat en France. Auteurs de poèmes, de roman, plasticiens, musiciens, ils partagent des références communes et des méthodes de travail. Rimbaud est pour eux un incontournable, souvent associé à Antonin Artaud, Henri Michaux et Marcel Duchamp. Tous revendiquent l'exploration du langage comme principal enjeu de leur travail. Lucien Suel, poète, romancier et auteur du recueil de poésie Je suis Debout (Editions La Table Ronde, 2014), découvre la Beat Generation à 17 ans. Il se met au cut-up, puis à la poésie sonore et constate aujourd'hui que "parmi les slameurs qui font un travail poétique, la référence à la Beat Generation est très présente". Décloisonnement oblige, les héritiers des Beat sont souvent plasticiens autant qu'auteurs. C'est le cas d'Arnaud Labelle-Rojoux ou de Joël Hubaut. Ce dernier place son travail sous le signe du rhizome, une notion chère aux auteurs Beat, et développe l'écriture "Epidemik", qu'il associe à ses dessins, photographies ou installations. Parmi les jeunes auteurs, citons le poète et romancier Julien Delmaire, auteur du roman Frère des Astres[4], inspiré de la vie de Saint Benoît Labre, vagabond mystique du XVIIIe siècle particulièrement cher à Kerouac.

***

Quel est donc le legs des poètes Beat aux poètes contemporains ? Pour Lucien Suel, c'est d'avoir fait de l'exploration le cœur de la démarche poétique, tout en s'inscrivant dans la tradition qui les a précédés. "Ils ont été des modernes, mais n'ont jamais été des déconstructeurs comme on les a souvent présentés. Ils bossaient comme des fous, étaient incroyablement cultivés. Ils ont voulu tirer le trait, mais dans une profonde admiration pour ce qui avait été fait avant eux. En fait c'est l'image de la route qui correspond le mieux à leur démarche, poursuivre la route."

Mais il est un autre héritage de la Beat Generation, plus méconnu. Celui d'une parole poétique engagée dans le réel. Trop souvent réduite à des jeux sur le langage, la poésie Beat a dès ses débuts une portée politique et visionnaire, dont "Howl" est un témoignage exemplaire. Elle parle de ce qu'il en est de vivre, jouir ou souffrir dans le monde tel qu'il est et s'interroge sur ce qui peut devenir, sans pour autant se laisser enfermer dans des combats étroitement militants. Et si elle explore les possibilités du langage, c'est parce que ce dernier est le lieu par excellence de toutes les dominations, autant celle du pouvoir que de la publicité. C'est donc d'abord en lui et dans sa subversion que réside toute possibilité de critique, et finalement, de contre-culture. Puisse ce legs rester vivant, et continuer de travailler le paysage poétique contemporain.


[1] Allen Ginsberg, Howl et autres poèmes : Édition bilingue français-anglais, traduit par Robert Cordier et Jean-Jacques Lebel, Paris, Christian Bourgois, 2005.

[2] Texte découpé en fragments réarrangés de manière aléatoire.

[3] Jean-Jacques Lebel, La Poésie de la « beat generation », Paris, Denoël, 1965.

[4] Julien Delmaire, Frère des Astres, Paris, Grasset, 2016.


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