Jacques Rancière: la haine de la démocratie / fin

Jacques Rancière est une des grandes figures actuelles de la philosophie française.
Derniers ouvrages parus: Le Partage du sensible, Le Destin des images, Malaise dans l'esthétique, La Haine de la démocratie, Chronique des temps consensuels, Politique de la littérature, Le Spectateur émancipé, Et tant pis pour les gens fatigués — Entretiens et Moments politiques — Interventions 1977-2009
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Extrait 

(...) Toute politique oubliée, le mot démocratie devient alors à la fois l'euphémisme désignant un système de domination qu'on ne veut plus appeler par son nom et le nom du sujet  diabolique qui vient à la place de ce nom effacé : un sujet composite où l'individu qui subit ce système de domination et celui qui le dénonce sont amalgamés. C'est avec leurs traits combinés que la polémique dessine le portrait-robot de l'homme démocratique : jeune consommateur imbécile de pop-corn, de télé-réalité, de safe sex, de sécurité sociale, de droit à la différence et d'illusions anticapitalistes ou altermondialistes. Avec lui les dénonciateurs tiennent ce dont ils ont besoin : le coupable absolu d'un mal irrémédiable. Pas un petit coupable mais un grand coupable, qui cause non seulement l'empire du marché dont les dénonciateurs s'accommodent mais la ruine de la civilisation et de l'humanité.
S'installe alors le règne des imprécateurs qui amalgament les formes nouvelles de la publicité de la marchandise et les manifestations de ceux qui s'opposent à ses lois, la tiédeur du "respect de la différence" et les nouvelles formes de la haine raciale, le fanatisme religieux et la perte du sacré. Toute chose et son contraire devient la manifestation fatale de cet individu démocratique qui conduit l'humanité à une perte que les imprécateurs déplorent mais qu'ils déploreraient plus encore de ne pas avoir à déplorer. De cet individu maléfique on démontre à la fois qu'il mène au tombeau la civilisation des Lumières et qu'il en parachève l’œuvre de mort, qu'il est communautaire sans communauté, qu'il a perdu le sens des valeurs familiales, et le sens de leur transgression, le sens du sacré et celui du sacrilège. On repeint aux couleurs sulfureuses de l'enfer et du blasphème les vieux thèmes édifiants-l'homme ne peut se passer de Dieu, la liberté n'est pas la licence, la paix amollit les caractères, la volonté de justice conduit à la terreur. Les uns réclament au nom de Sade (1) le retour aux valeurs chrétiennes : d'autres marient Nietzsche (2), Léon Bloy (3) et Guy Debord (4) pour défendre un mode punk les positions des évangélistes américains ; les adorateurs de Céline se mettent au premier rang de la chasse aux antisémites par quoi ils entendent simplement ceux qui ne pensent pas comme eux.


[...] Les imprécateurs veulent en effet lier directement les quatre termes : nazisme, démocratie, modernité et génocide. Mais faire du nazisme la réalisation directe de la démocratie est une démonstration délicate, même par le biais du vieil argument contre-révolutionnaire qui voit dans "l'individualisme protestant" la cause de la démocratie, donc du terrorisme totalitaire. Et faire des chambres à gaz l'incarnation de cette essence de la technique désignée par Heidegger (5) comme le destin fatal de la modernité suffit à mettre Heidegger du "bon" côté mais pas encore à résoudre le problème : on peut utiliser des moyens modernes et rationnels pour servir des fanatismes archaïques. Pour que le raisonnement fonctionne, il faut donc en venir à une solution radicale : supprimer le terme qui empêche l'ajustement des pièces, soit tout simplement le nazisme. Celui-ci devient, au terme du processus, la main invisible travaillant au triomphe de l'humanité démocratique en la débarrassant de son ennemi intime, le peuple fidèle à la loi de filiation, pour lui permettre de réaliser son rêve : la procréation artificielle au service d'une humanité désexualisée. De la recherche actuelle sur l'embryon, on déduit rétrospectivement la raison de l'extermination des juifs. De cette extermination on déduit que tout ce qui s'attache au nom de démocratie n'est que la continuité infinie d'un seul et même crime.
Il est vrai que cette dénonciation de la démocratie comme crime interminable contre l'humanité n'a pas de conséquences bien étendues. Ceux qui rêvent d'un gouvernement restauré des élites à l'ombre d'une transcendance retrouvée s'accommodent au total de l'état de choses existant dans les "démocraties". Et comme ils prennent pour cible principale les "petits hommes" qui contestent cet état de choses, leurs imprécations contre la décadence viennent finalement s'ajouter aux admonestations des progressistes pour soutenir les oligarques gestionnaires aux prises avec les humeurs rétives de ces petits hommes qui obstruent la voie du progrès, comme les ânes et les chevaux obstruaient les rues dans la cité démocratique de Platon. Si radical que veuille être leur dissensus, si apocalyptique que soit leur discours, les imprécateurs obéissent à la logique de l'ordre consensuel : celle qui fait du signifiant démocratie une notion indistincte rassemblant en un seul tout un type d'ordre étatique et une forme de vie sociale, un ensemble de manières d'être et un système de valeurs.

[...] Entendre ce que démocratie veut dire, c'est entendre la bataille qui se joue dans ce mot : non pas simplement les tonalités de colère ou de mépris dont on peut l'affecter, mais plus profondément, les glissements et retournements de sens qu'il autorise ou que l'on peut s'autoriser à son égard. Quand nos intellectuels, au milieu des manifestations de l'inégalité croissante, s'indignent des ravages de l'égalité, ils usent d'un tour qui n'est pas nouveau. Au XIXe siècle déjà, sous la monarchie censitaire ou l'Empire autoritaire, les élites d'une France légale, réduite à deux cent mille hommes ou soumise à des lois et décrets restreignant toutes les libertés individuelles et publiques, s'effrayaient gravement du "torrent démocratique" qui emportait la société. La démocratie interdite dans la vie publique, ils la voyaient triompher dans les tissus à bon marché, les omnibus, le canotage, la peinture de plein air, les nouvelles manières des jeunes femmes ou les nouveaux tours de phrase des écrivains.45 En cela ils n'étaient pas davantage des innovateurs. Le doublet de la démocratie comme forme de gouvernement rigide et comme forme de société laxiste est le mode originaire sur lequel s'est rationalisée avec Platon la haine de la démocratie. 
Cette rationalisation, on l'a vu, n'est pas la simple expression d'une humeur aristocratique. Elle sert à conjurer une anarchie ou une indistinction plus redoutable que celle des rues encombrées par les enfants insolents ou les ânes rétifs : l'indistinction première du gouvernant et du gouverné, qui se donne à voir quand l'évidence du pouvoir naturel des meilleurs ou des mieux nés se trouve dénudé de ses prestiges : l'absence de titre particulier au gouvernement politique des hommes assemblés sinon précisément l'absence de titre. La démocratie est d'abord cette condition paradoxale de la politique, ce point où toute légitimité se confronte à son absence de légitimité dernière, à la contingence égalitaire qui soutient la contingence inégalitaire elle-même.
C'est pourquoi la démocratie ne peut cesser de susciter la haine.

[...] Le "gouvernement de n'importe qui" est voué à la haine interminable de tous ceux qui ont à présenter des titres au gouvernement des hommes : naissance, richesse ou science. Il l'est aujourd'hui plus radicalement que jamais parce que le pouvoir social de la richesse ne tolère plus d'entraves à son accroissement illimité et parce que ses ressorts sont chaque jour plus étroitement articulés aux ressorts de l'action étatique. La pseudo-constitution européenne en témoigne a contrario : nous ne sommes plus à l'heure des savantes constructions juridiques destinées à inscrire l'irréductible "pouvoir du peuple" dans les constitutions oligarchiques. Cette figure du politique et de la science politique est maintenant derrière nous. Pouvoir étatique et pouvoir de la richesse se conjuguent tendanciellement en une seule et même gestion savante des flux d'argent et de populations. Ils s'appliquent ensemble à réduire les espaces de la politique. Mais réduire ces espaces, effacer l'intolérable et indispensable fondement du politique dans le "gouvernement de n'importe qui", c'est ouvrir un autre champ de bataille, voir resurgir sous une figure nouvelle et radicalisée les pouvoirs de la naissance et de la filiation. Non plus le pouvoir des monarchies et des aristocraties anciennes, mais celui du peuple de Dieu. Ce pouvoir-là peut s'affirmer à nu, dans la terreur exercée par l'islamisme radical contre une démocratie identifiée aux Etats oligarchiques de droit. Il peut appuyer l’État oligarchique en guerre contre cette terreur, au nom d'une démocratie assimilée par les évangélistes américains à la liberté des pères de famille obéissant au commandements de la Bible et armés pour la défense de leur propriété. Il peut s'affirmer chez nous comme la sauvegarde, contre la perversion démocratique, d'un principe de filiation, que certains laissent à sa généralité indéterminée mais que d'autres identifient sans plus de façons à la loi du peuple instruit par Moïse de la parole de Dieu.
Destruction de la démocratie au nom du Coran, expansion guerrière de la démocratie identifiée à la mise en œuvre du Décalogue (6), haine de la démocratie assimilée au meurtre du pasteur divin. Toutes ces figures contemporaines ont au moins un mérite. A travers la haine qu'elles manifestent contre la démocratie ou en son nom et à travers les amalgames auxquelles elles soumettent sa notion, elles nous obligent à retrouver la puissance singulière qui lui est propre. La démocratie n'est ni cette forme de gouvernement qui permet à l'oligarchie de régner au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise. Elle est l'action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique. et à la richesse la toute-puissance sur les vies. Elles est la puissance qui doit, aujourd'hui plus que jamais, se battre contre la confusion de ces pouvoirs en une seule et même loi de la domination.

[...] Comprendre ce que démocratie veut dire, c'est renoncer à cette foi. L'intelligence collective produite par un système de domination n'est jamais que l'intelligence de ce système. La société inégale ne porte en son flanc aucune société égale. La société égale n'est que l'ensemble des relations égalitaires qui se tracent ici et maintenant à des travers des actes singuliers et précaires. La démocratie est nue dans son rapport au pouvoir de la richesse comme au pouvoir de la filiation qui vient aujourd'hui le seconder ou le défier. Elle n'est fondée dans aucune nature des choses et garantie par aucune forme institutionnelle. Elle n'est portée par aucune nécessité historique et n'en porte aucune. Elle n'est confiée qu'à la constance de ses propres actes. La chose à de quoi susciter de la peur, donc de la haine, chez ceux qui sont habitués à exercé le magistère de la pensée. Mais chez ceux qui savent partager avec n'importe qui le pouvoir égal de l'intelligence, elle peut susciter à l'inverse du courage, donc de la joie.

Fin

Notes
1. Donatien Alphonse François de Sade, né le 2 juin 1740 à Paris et mort le 2 décembre 1814 à Saint-Maurice (94). Homme de lettres, romancier, philosophe et homme politique.
2. Friedrich Wilhelm Nietzsche, né le 15 octobre 1844 à Röcken (Prusse) et mort le 25 août 1900 à Weimar (Allemagne). Philosophe et poète. 
3. Léon Bloy, né le 11 juillet 1846 à Notre-Dame-de-Sanilhac (Dordogne) et mort le 3 novembre 1917 à Bourg-la-Reine (94). Romancier et essayiste.
4. Guy Debord, né le 28 décembre 1931 à Paris et mort le 30 novembre 1994 à Bellevue-la-Montagne (43). Écrivain, essayiste, cinéaste, poète et révolutionnaire.
5. Martin Heidegger, né le 26 septembre 1889 à Messkirch et mort le 26 mai 1976 à Fribourg-en-Brisgau. Philosophe allemand.
6. Le Décalogue, les Dix Paroles pour le judaïsme, traduit par les Dix Commandements pour le christianisme — est un court ensemble écrit d'instructions morales et religieuses reçues, selon les traditions bibliques, de Dieu par Moïse au mont Sinaï.
45. Pour un bon florilège de ces thèmes, voir Vie et opinions de Frédéric Thomas Graindorge de Taine, Paris, 1867. Sur la "démocratie en littérature", voir la critique de Madame Bovary par Armand de Pontmartin, in Nouvelles Causeries du samedi, Paris, 1860. 

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