Revenu garanti, une utopie à portée de main

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par André Gorz
mai 2013


Proche de Jean-Paul Sartre, cofondateur, en 1964, du « Nouvel Observateur », le philosophe André Gorz (1923-2007) s’est converti progressivement à un écosocialisme dont il est devenu l’un des principaux théoriciens. En 1990, dans nos colonnes, sous le titre « Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets », il formulait une critique de l’idéologie du travail qui devait l’amener quelques années plus tard à se prononcer en faveur d’un revenu d’existence. Source : lemonde.fr

 
A reculons
Dans l’ensemble des pays capitalistes d’Europe, on produit trois à quatre fois plus de richesses qu’il y a trente-cinq ans ; cette production n’exige pas trois fois plus d’heures de travail, mais une quantité de travail beaucoup plus faible. (...)

Nous sortons de la civilisation du travail, mais nous en sortons à reculons, et nous entrons à reculons dans une civilisation du temps libéré, incapables de la voir et de la vouloir, incapables donc de civiliser le temps libéré qui nous échoit, et de fonder une culture du temps disponible et une culture des activités choisies pour relayer et compléter les cultures techniciennes et professionnelles qui dominent la scène. (…)
Pour près de la moitié de la population active, l’idéologie du travail est devenue une mauvaise farce ; l’identification au travail est désormais impossible, car le système économique n’a pas besoin ou n’a pas un besoin régulier de leur capacité de travail. La réalité que nous masque l’exaltation de la « ressource humaine », c’est que l’emploi stable, à plein temps, durant toute l’année et toute la vie active, devient le privilège d’une minorité. Pour [les autres], le travail cesse d’être un métier qui intègre dans une communauté productive et définit une place dans la société. Ce que le patronat appelle « flexibilité » se traduit pour les salariés par la précarité. (…)

Que doit être une société dans laquelle le travail à plein temps de tous les citoyens n’est plus nécessaire, ni économiquement utile ? Quelles priorités autres qu’économiques doit-elle se donner ? Comment doit-elle s’y prendre pour que les gains de productivité, les économies de temps de travail profitent à tout le monde ? Comment peut-elle redistribuer au mieux tout le travail socialement utile de manière à ce que tout le monde puisse travailler, mais travailler moins et mieux, tout en recevant sa part des richesses socialement produites ?

La tendance dominante est d’écarter ce genre de questions et de poser le problème à l’envers : comment faire pour que, malgré les gains de productivité, l’économie consomme autant de travail que par le passé ? Comment faire pour que de nouvelles activités rémunérées viennent occuper ce temps que, à l’échelle de la société, les gains de productivité libèrent ? A quels nouveaux domaines d’activité peut-on étendre les échanges marchands pour remplacer tant bien que mal les emplois supprimés par ailleurs dans l’industrie et les services industrialisés ?

On connaît la réponse, pour laquelle les États-Unis et le Japon ont montré la voie : le seul domaine dans lequel il est possible, en économie libérale, de créer à l’avenir un grand nombre d’emplois, c’est celui des services aux personnes. Le développement de l’emploi pourrait être illimité si l’on parvenait à transformer en prestations de services rétribuées les activités que les gens ont, jusqu’à présent, assumées chacun pour soi. Les économistes parlent à ce sujet de « nouvelle croissance plus riche en emplois », de « tertiarisation » de l’économie, de « société de services » prenant le relais de la « société industrielle » (1). (…)

Le problème de fond auquel nous sommes confrontés est celui d’un au-delà de l’économie et, ce qui revient au même, d’un au-delà du travail rémunéré. La rationalisation économique libère du temps, elle continuera d’en libérer, et il n’est plus possible, par conséquent, de faire dépendre le revenu des citoyens de la quantité de travail dont l’économie a besoin. Il n’est plus possible, non plus, de continuer à faire du travail rémunéré la source principale de l’identité et du sens de la vie pour chacun.
La tâche d’une gauche, si gauche il doit y avoir, consiste à transformer cette libération du temps en une liberté nouvelle et en des droits nouveaux : le droit de chacun et de chacune de gagner sa vie en travaillant, mais en travaillant de moins en moins, de mieux en mieux, tout en recevant sa pleine part de la richesse socialement produite. Le droit, d’autre part, de travailler de façon discontinue, intermittente, sans perdre durant les intermittences de l’emploi le plein revenu — de manière à ouvrir de nouveaux espaces aux activités sans but économique et à reconnaître à ces activités qui n’ont pas la rémunération pour but une dignité et une valeur éminentes, tant pour les individus que pour la société elle-même. 

 (1) Lire le dossier « Mirage des services à la personne », Le Monde diplomatique, septembre 2011.

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