François Jarrige : " Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique"

http://journals.openedition.org/dht/288
Michel Lettré
24 septembre 2010

« François Jarrige, Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique », Documents pour l’histoire des techniques  2e semestre 2009.

Monstre mécanique

1 Lisant le titre, il se pourrait que s’esquisse un sourire commissoire, préalable au soupçon de délit de dénigrement de la technique. Elle n’est pourtant, dans ce remarquable petit livre d’histoire, ni dénoncée, ni dévalorisée pour elle-même. Loin des clichés du technophobe refusant sans discussion un progrès que l’on voudrait inéluctable, l’auteur invite au contraire à une rigoureuse et très sérieuse analyse critique, fine et lucide, aussi bien des motivations de la contestation du fait technique au travers de l’histoire, que des réactions qu’elle provoque toujours aujourd'hui.
2 Pour ce faire, il met en perspective pour les comparer ce qu’il repère comme les différentes phases de résistance à l’introduction de nouvelles machines, à la promotion de technologies ou de projets technoscientifiques, et ce depuis les temps antérieurs à l’édification de la société industrielle jusqu’à nos jours. Trois phases jalonnent ainsi cette proposition d’histoire longue du refus technique. La première, qualifiée d’ « ère du soupçon », voit se perpétrer les actions les plus violentes et l’expression du doute quant aux vertus libératrices de la machine, aux bienfaits de la mécanisation. Allant de la seconde moitié du XIXe siècle aux années 1960, la deuxième étape se caractérise, avec « l’âge de l’industrialisme », par la sacralisation du progrès technique. Les modes de la contestation se tournent vers la négociation du fait technique en société. La dernière phase, celle du « temps des catastrophes », nous aurait fait entrer dans la société du risque. Ce dernier aurait alors changé de nature et d’échelle, incitant au renouvellement des modes d’une contestation devenue croissante, considérée toutefois comme relevant de la pathologie sociale dont le traitement est assuré en grande partie par les pouvoirs publics, notamment au travers d’actions menées en faveur de l’acceptabilité sociale des nouvelles technologies ou au travers de la production des normes censées renforcer la confiance des citoyens et des consommateurs. 

3 Si l’emprise des techniques fait cependant l’objet de contestations s’exprimant bien avant l’ère industrielle, c’est avec l’industrialisme triomphant que les protestations posent le plus de problèmes. Désordres populaires, révoltes, émeutes, plaintes, protestations, conflits, sabotages, bris de machines, soulèvements, actions violentes suivies de leur répression non moins violente jalonnent encore, au début du XIXe siècle, l'histoire de la mécanisation des tâches et du machinisme. Elles deviennent ensuite de moins en moins acceptables, puis quasiment impossibles pour devenir invisibles, avant de réapparaître aujourd'hui sous des formes renouvelées de résistances.
4 A partir de cas de refus de la technique en Occident, ou pris ailleurs et aux époques les plus anciennes comme les plus récentes, l’auteur rappelle d’abord que les techniques n’ont jamais été de façon aussi évidente qu’il y paraît mises au service de l’efficace et de la performance, s’imposant d’elles mêmes pour cette seule raison. D’autres fins les accompagnent et les justifient plus encore aux yeux de leurs promoteurs : contrôle social, concurrence internationale, développement infini des forces productives, libérer l’être humain de la rareté, de l’injustice et du malheur, maîtrise totale de la nature au service de l’émancipation de tous, prospérité. Le décryptage des conflits générés par les changements techniques révèle au contraire que rien n’est simple ni évident, que rien ne s’impose comme allant de soi. Il montre que les choix opérés impliquent des options toujours politiques et rarement négociées, que les solutions peuvent aussi s’imposer comme des problèmes. Loin d’être une manifestation d’archaïsme, la résistance et la recherche d’alternative apparaissent alors bien souvent comme l’attitude sinon la plus rationnelle, en tout cas comme la plus raisonnable. D’autres choix ont de fait été possibles et largement assumés, sans pour autant que se justifie le mythe d’une époque pré-industrielle échappant à la régression par l’avènement de systèmes techniques finalement assimilés.
5 François Jarrige examine sans concession la variété des motivations de ceux qui luttent. Il prend au sérieux ce que les individus et groupes concernés disent, part du principe qu’ils ont a priori de bonnes raisons d’agir comme ils le font, et que leur attitude répond à des ordres de la rationalité que l’on ne peut certainement pas évacuer au motif d’archaïsme ou d’ignorance menaçant l’adhésion à l’impératif de modernité. D’une part les registres légitimes de la contestation ne manquent pas : pertes d’emplois, misères, méthodes de travail aliénantes et avilissantes, remises en question de valeurs éthiques et morales, maladies et décès, privations, dépossession du travail, pertes d’indépendance, pollutions, menaces des équilibres sociaux et environnementaux, concentrations du capital, centralisations des pouvoirs. D’autre part, la technique est non seulement pensée, mais encore concrètement vécue comme un outil de contrôle et de domestication au service des puissants, un moyen d’imposer la rationalisation technique contre toutes formes d’autonomie et de participation aux prises de décisions.
6 En adoptant une vision linéaire et déterministe de l’évolution des sociétés industrielles, il serait tentant de considérer que les changements techniques devaient bien être ce qu’ils ont été puisqu’ils sont advenus. Il serait tellement plus confortable et paresseux de constater qu’ils s’accommodent finalement bien des visées les plus humanistes, et qu’en dépit des phases conflictuelles d’adaptation et du prix que doivent payer quelques inadaptés au monde hypermoderne à venir, les conditions d’existence sont globalement à terme bien meilleures pour leurs bénéficiaires. Ce serait alors interpréter la résurgence des résistances contemporaines comme totalement injustifiée, voire une menace pour la civilisation, la survie et l’avenir de la nation, bref un archaïsme depuis longtemps condamné par l’histoire. Les gestionnaires de la contestation ne s’en privent d’ailleurs pas. Face à cette accusation facile d’une attitude rétrograde ou réactionnaire frappant ceux qui auraient l’idée saugrenue de discuter le dogme du progrès inéluctable par les techniques, François Jarrige propose de sortir de la confusion. En établissant l’historicité des stratégies et des registres d’action, des justifications et des motivations des briseurs de machines comme des militants de la démocratisation des choix technologiques aujourd'hui, il déconstruit les ressorts de la disqualification et de la répression des attitudes de refus face aux changements techniques. Il démontre non seulement que le débat est loin d’être clos, mais qu’il est encore urgent de renouer avec la politisation des choix technologiques. Il invite en somme à une réappropriation des techniques pour ce qu’elles sont : des instruments, des moyens au service de fins, et donc des enjeux politiques et sociaux.
7 Au fond, loin d’être le constat morose de techniques posant toujours plus de problèmes qu’elles n’en résolvent, François Jarrige propose au contraire, au travers de cette histoire pragmatique des résistances à la technique, des conclusions optimistes, encourage à repenser et à agir. Quittant le statut de pathologie sociale, la résistance à la technique redevient dès lors l’exigence d’une réintégration dans le champ de la politique de choix qui, sans elle, feraient advenir les techniques comme des évidences non négociables.

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