Michel Lettré
24 septembre 2010
« François Jarrige, Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique », Documents pour l’histoire des techniques 2e semestre 2009.
1 Lisant
le titre, il se pourrait que s’esquisse un sourire commissoire,
préalable au soupçon de délit de dénigrement de la technique. Elle n’est
pourtant, dans ce remarquable petit livre d’histoire, ni dénoncée, ni
dévalorisée pour elle-même. Loin des clichés du technophobe refusant
sans discussion un progrès que l’on voudrait inéluctable, l’auteur
invite au contraire à une rigoureuse et très sérieuse analyse critique,
fine et lucide, aussi bien des motivations de la contestation du fait
technique au travers de l’histoire, que des réactions qu’elle provoque
toujours aujourd'hui.
2 Pour
ce faire, il met en perspective pour les comparer ce qu’il repère comme
les différentes phases de résistance à l’introduction de nouvelles
machines, à la promotion de technologies ou de projets
technoscientifiques, et ce depuis les temps antérieurs à l’édification
de la société industrielle jusqu’à nos jours. Trois phases jalonnent
ainsi cette proposition d’histoire longue du refus technique. La
première, qualifiée d’ « ère du soupçon », voit se perpétrer les actions
les plus violentes et l’expression du doute quant aux vertus
libératrices de la machine, aux bienfaits de la mécanisation. Allant de
la seconde moitié du XIXe siècle aux années 1960, la deuxième
étape se caractérise, avec « l’âge de l’industrialisme », par la
sacralisation du progrès technique. Les modes de la contestation se
tournent vers la négociation du fait technique en société. La dernière
phase, celle du « temps des catastrophes », nous aurait fait entrer dans
la société du risque. Ce dernier aurait alors changé de nature et
d’échelle, incitant au renouvellement des modes d’une contestation
devenue croissante, considérée toutefois comme relevant de la pathologie
sociale dont le traitement est assuré en grande partie par les pouvoirs
publics, notamment au travers d’actions menées en faveur de
l’acceptabilité sociale des nouvelles technologies ou au travers de la
production des normes censées renforcer la confiance des citoyens et des
consommateurs.
3 Si
l’emprise des techniques fait cependant l’objet de contestations
s’exprimant bien avant l’ère industrielle, c’est avec l’industrialisme
triomphant que les protestations posent le plus de problèmes. Désordres
populaires, révoltes, émeutes, plaintes, protestations, conflits,
sabotages, bris de machines, soulèvements, actions violentes suivies de
leur répression non moins violente jalonnent encore, au début du XIXe siècle,
l'histoire de la mécanisation des tâches et du machinisme. Elles
deviennent ensuite de moins en moins acceptables, puis quasiment
impossibles pour devenir invisibles, avant de réapparaître aujourd'hui
sous des formes renouvelées de résistances.
4 A
partir de cas de refus de la technique en Occident, ou pris ailleurs et
aux époques les plus anciennes comme les plus récentes, l’auteur
rappelle d’abord que les techniques n’ont jamais été de façon aussi
évidente qu’il y paraît mises au service de l’efficace et de la
performance, s’imposant d’elles mêmes pour cette seule raison. D’autres
fins les accompagnent et les justifient plus encore aux yeux de leurs
promoteurs : contrôle social, concurrence internationale, développement
infini des forces productives, libérer l’être humain de la rareté, de
l’injustice et du malheur, maîtrise totale de la nature au service de
l’émancipation de tous, prospérité. Le décryptage des conflits générés
par les changements techniques révèle au contraire que rien n’est simple
ni évident, que rien ne s’impose comme allant de soi. Il montre que les
choix opérés impliquent des options toujours politiques et rarement
négociées, que les solutions peuvent aussi s’imposer comme des
problèmes. Loin d’être une manifestation d’archaïsme, la résistance et
la recherche d’alternative apparaissent alors bien souvent comme
l’attitude sinon la plus rationnelle, en tout cas comme la plus
raisonnable. D’autres choix ont de fait été possibles et largement
assumés, sans pour autant que se justifie le mythe d’une époque
pré-industrielle échappant à la régression par l’avènement de systèmes
techniques finalement assimilés.
5 François
Jarrige examine sans concession la variété des motivations de ceux qui
luttent. Il prend au sérieux ce que les individus et groupes concernés
disent, part du principe qu’ils ont a priori de bonnes raisons
d’agir comme ils le font, et que leur attitude répond à des ordres de la
rationalité que l’on ne peut certainement pas évacuer au motif
d’archaïsme ou d’ignorance menaçant l’adhésion à l’impératif de
modernité. D’une part les registres légitimes de la contestation ne
manquent pas : pertes d’emplois, misères, méthodes de travail aliénantes
et avilissantes, remises en question de valeurs éthiques et morales,
maladies et décès, privations, dépossession du travail, pertes
d’indépendance, pollutions, menaces des équilibres sociaux et
environnementaux, concentrations du capital, centralisations des
pouvoirs. D’autre part, la technique est non seulement pensée, mais
encore concrètement vécue comme un outil de contrôle et de domestication
au service des puissants, un moyen d’imposer la rationalisation
technique contre toutes formes d’autonomie et de participation aux
prises de décisions.
6 En
adoptant une vision linéaire et déterministe de l’évolution des
sociétés industrielles, il serait tentant de considérer que les
changements techniques devaient bien être ce qu’ils ont été puisqu’ils
sont advenus. Il serait tellement plus confortable et paresseux de
constater qu’ils s’accommodent finalement bien des visées les plus
humanistes, et qu’en dépit des phases conflictuelles d’adaptation et du
prix que doivent payer quelques inadaptés au monde hypermoderne à venir,
les conditions d’existence sont globalement à terme bien meilleures
pour leurs bénéficiaires. Ce serait alors interpréter la résurgence des
résistances contemporaines comme totalement injustifiée, voire une
menace pour la civilisation, la survie et l’avenir de la nation, bref un
archaïsme depuis longtemps condamné par l’histoire. Les gestionnaires
de la contestation ne s’en privent d’ailleurs pas. Face à cette
accusation facile d’une attitude rétrograde ou réactionnaire frappant
ceux qui auraient l’idée saugrenue de discuter le dogme du progrès
inéluctable par les techniques, François Jarrige propose de sortir de la
confusion. En établissant l’historicité des stratégies et des registres
d’action, des justifications et des motivations des briseurs de
machines comme des militants de la démocratisation des choix
technologiques aujourd'hui, il déconstruit les ressorts de la
disqualification et de la répression des attitudes de refus face aux
changements techniques. Il démontre non seulement que le débat est loin
d’être clos, mais qu’il est encore urgent de renouer avec la
politisation des choix technologiques. Il invite en somme à une
réappropriation des techniques pour ce qu’elles sont : des instruments,
des moyens au service de fins, et donc des enjeux politiques et sociaux.
7 Au
fond, loin d’être le constat morose de techniques posant toujours plus
de problèmes qu’elles n’en résolvent, François Jarrige propose au
contraire, au travers de cette histoire pragmatique des résistances à la
technique, des conclusions optimistes, encourage à repenser et à agir.
Quittant le statut de pathologie sociale, la résistance à la technique
redevient dès lors l’exigence d’une réintégration dans le champ de la
politique de choix qui, sans elle, feraient advenir les techniques comme
des évidences non négociables.
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