En Europe, la dette contre la démocratie

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par Renaud Lambert*
2012
*Rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique. Coauteur (avec Serge Halimi et Frédéric Lordon) de l’ouvrage Les Économistes à gages, Les Liens qui libèrent –

« Il y a deux manières de conquérir et d’asservir une nation : l’une par les armes, l’autre par la dette. » Exposé par le deuxième président des États-Unis, John Adams, il y a plus de deux siècles, le constat n’a guère changé. Après les pays latino-américains au cours des années 1980, le cercle vicieux de la dette place désormais les pays européens sous la contrainte de politiques que leurs populations n’ont pas toujours choisies.


Montage réalisé à partir d’une affiche pour un spectacle de magie américain de 1910.
© C. Alexander / Library of Congress


La construction européenne s’accompagne d’une série de contraintes pour les gouvernements de la région. Contrainte monétaire, puisque les pays membres de la zone euro ne peuvent pas modifier la valeur de leur monnaie par rapport aux autres (voir « dévaluation »). Contrainte budgétaire pour l’ensemble des pays de l’Union, puisque le pacte de stabilité et de croissance adopté en 1997 (et révisé en 2005) plafonne les déficits publics à 3 % du PIB et la dette publique à 60 % du PIB.


Grèce, dessin d’ Eneko, 2010.
DR.


Pourquoi ces chiffres-là ? Celui relatif aux déficits provient d’une décision de l’équipe d’économistes qui entourait le président français François Mitterrand en 1981. Parmi eux, Guy Abeille, qui raconte : « On a imaginé ce chiffre de 3 % en moins d’une heure, il est né sur un coin de table, sans aucune réflexion théorique. (…) Mitterrand [voulait] qu’on lui fournisse rapidement une règle facile, qui sonne économiste et puisse être opposée aux ministres qui défilaient dans son bureau pour lui réclamer de l’argent. » 1 % ? 2 % ? L’équipe opta pour le 3 : « C’est un bon chiffre, un chiffre qui a traversé les époques, cela faisait penser à la Trinité. » Le chiffre sera plus tard théorisé par des économistes, repris dans le traité de Maastricht de 1992 et érigé au rang de critère pour pouvoir intégrer la zone euro. Celui qui porte sur la dette publique fut-il choisi avec autant de rigueur scientifique ?

En 2012, ces règles furent reprises dans le cadre du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), ratifié par Paris en octobre 2012. Entre autres mesures, celui-ci impose aux pays dépassant les seuils de 3 % et 60 % de soumettre à la Commission et au Conseil européens :
1. leurs programmes de réformes structurelles contraignants, c’est-à-dire les mesures d’austérité qu’ils s’engagent à mettre en œuvre ;
2. leurs projets d’émission de dette. Le TSCG prévoit par ailleurs l’inscription d’une « règle d’or » dans les Constitutions des pays de l’Union. Il s’agit d’un « mécanisme de correction automatique » des finances publiques déclenché lorsque le déficit structurel* dépasse 0,5 % du PIB. Le TSCG précise que le dispositif « ne sera pas soumis à la délibération parlementaire ». Bref, ce ne seront plus les élus de la nation qui piloteront le budget du pays.

Comme l’explique le politiste Raoul Marc Jennar, ces mesures « brideront les investissements publics et, avec eux, les horizons du volontarisme politique. Accès égal à l’éducation, à la santé, à la culture, au logement, aux transports, à l’eau, à l’énergie ? “Oui, mais sans dépenser un euro !”, répondra-t-on. Et quid de la transition écologique ou de la lutte contre le changement climatique ? L’obligation d’atteindre l’équilibre budgétaire fermera, dans les faits, la voie de l’emprunt – une autre manière de paralyser l’action publique et de s’en remettre au secteur privé pour presque tout ».

En avril 2011, le TSCG n’avait pas encore été entériné. Dans un entretien accordé au quotidien irlandais Irish Times, l’ancien ministre des finances irlandais soulignait pourtant la tutelle sous laquelle l’envol de sa dette plaçait Dublin : « Dès ma nomination en mai 2008, j’ai eu le sentiment que nos difficultés – liées au secteur bancaire et à nos finances publiques – étaient telles que nous avions pratiquement perdu notre souveraineté. Qu’est-ce que la souveraineté si ce n’est la possibilité de choisir entre des options ? »


Affiche de campagne du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), mars 2015
Tous les grands principes européens ne se valent pas. Ainsi la libre circulation des personnes est-elle moins sacrée que celle des capitaux, surtout quand c’est le Royaume-Uni qui exige d’y déroger. Le premier ministre conservateur David Cameron a obtenu de Bruxelles la possibilité de suspendre le versement des allocations sociales aux immigrés européens. Mais le « Brexit » l’a néanmoins emporté lors du référendum du 23 juin sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union.
© Invicta Kent Media / Rex / Sipa.

Mais les règles ne s’appliquent pas à tous de la même façon. En 2003, par exemple, les déficits de la France et de l’Allemagne dépassent la barre des 3 % du PIB. La Commission européenne tente d’imposer ses exigences, mais le Conseil des ministres l’en empêche… Il arrive également que les critères s’évanouissent, comme à la suite du krach financier de 2008 ou à la fin de l’année 2015. Dans ce dernier cas, l’Europe fait alors face à une double crise : celle des réfugiés quittant principalement la Syrie et l’Irak ; celle liée aux attentats de djihadistes sur son territoire. Devant le Congrès fran­çais réuni à Versailles le 16 novembre, le président Fran­çois Hollande explique : « Le pacte de sécurité l’emporte sur le pacte de stabilité. » La Grèce aurait-elle pu invoquer l’argument avec autant de succès ? 

Écolo folies
Titriser les tortues
Protéger les espèces menacées : pour le moment, cette mission incombe aux puissances publiques. Mais les budgets alloués au maintien de la biodiversité se resserrent sous l’effet de l’austérité. Dans un article de 2010 sous-titré « Pourquoi l’environnement a besoin de la haute finance », trois théoriciens de l’assurance (James Mandel, Josh Donlan et Jonathan Armstrong) ont suggéré une solution de marché : mettre en place une forme de produit dérivé financier portant sur le risque de disparition des espèces, des species swaps. Imaginons que l’État de Floride signe avec une entreprise un contrat de species swap ayant comme sous-jacent une variété de tortue menacée vivant dans les parages de la société contractante. Si le nombre de spécimens s’accroît du fait de l’attention prodiguée par l’entreprise, l’État verse à cette dernière des intérêts ; si, au contraire, les tortues se raréfient ou approchent du seuil d’extinction, c’est l’entreprise qui verse de l’argent à l’État, afin que celui-ci puisse engager une opération de sauvetage. L’article n’évoque pas le sort de l’espèce lorsque l’entreprise délocalise…

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