13/04/2018
Tous les abécédaires sont confectionnés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles et correspondances des auteur.e.s.
Texte inédit pour le site de Ballast
« Pourquoi est-il si difficile d’aimer le monde ? », s’interroge Hannah Arendt dans son Journal de pensée. Née en 1906 dans une famille juive allemande et disparue en 1975 dans son pays d’exil, les États-Unis, celle qui n’entendait pas se dire philosophe a traversé les « sombres temps » d’une Europe minée par le totalitarisme, la guerre et l’antisémitisme. Convaincue que ces événements, qui ont bouleversé son existence personnelle, sont les symptômes d’une logique plus globale, elle a consacré sa vie à la compréhension et à la critique de ce qui les a rendus possibles. L’œuvre d’Arendt, édifiée sur les ruines des grandes traditions politiques modernes, est éclectique et semble inassignable. Sa seule constante : un effort infatigable pour redonner son sens à l’action politique, pour repêcher ce « trésor perdu des révolutions » que les États modernes ont englouti.
Amor mundi : « J’entends par [avoir l’esprit politique] prendre un plus grand soin du monde, qui était là avant que nous n’apparaissions et qui sera là après que nous aurons disparu, que de nous-mêmes, de nos intérêts immédiats et de nos vies […]. Amor mundi : amour ou plutôt dévouement pour le monde dans lequel nous sommes nés. » (Cité par É. Tassin, dans Le Trésor perdu : Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Payot, 1999)
Bonheur public : « [Dans le mouvement étudiant,] le jeu politique a pris une dimension nouvelle : l’action s’avérait avoir un côté plaisant. Cette génération découvrait ce que le XVIIIe siècle avait appelé le bonheur public, c’est-à-dire que participer à la vie publique donne accès à une dimension de l’expérience humaine qui, sinon, demeurerait inconnue, et que cette expérience est en quelque sorte inséparable du bonheur complet. » (« Politique et révolution », entretien avec Aldebert Reif pour la New York Review of Books, 12 avril 1971)
Conservatisme : « En politique, cette attitude conservatrice — qui accepte le monde tel qu’il est et ne lutte que pour préserver le statu quo — ne peut mener qu’à la destruction […]. Parce que le monde est fait par des mortels, il s’use ; et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque de devenir mortel comme eux. […] Notre espoir réside toujours dans l’élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle. » (« La Crise de l’éducation », La Crise de la culture, Gallimard, 1989)
Droits de l’homme : « Les droits de l’homme avaient été définis comme inaliénables parce qu’ils étaient supposés indépendants de tout gouvernement ; or, il s’est révélé qu’au moment où les êtres humains se retrouvaient sans gouvernement propre et qu’ils devaient se rabattre sur leurs droits minimums, il ne se trouvait plus ni autorité pour les protéger, ni institution prête à les garantir. » (« L’Impérialisme », Les Origines du totalitarisme, Gallimard, 2002)
Eichmann : « Ce qui me frappait chez [Eichmann], c’était un manque de profondeur évident […]. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable […] était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n’y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes, et la seule caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite […] était de nature entièrement négative : ce n’était pas de la stupidité, mais un manque de pensée. […] C’est cette absence de pensée — tellement courante dans la vie de tous les jours où l’on a à peine le temps et pas davantage l’envie, de s’arrêter pour réfléchir — qui éveilla mon intérêt. » (Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, 2002)
Formules : « Au cœur de la révolution, c’étaient avant tout les programmes des partis qui séparaient les Conseils des partis politiques ; ces programmes, en effet, qu’ils fussent ou non révolutionnaires, étaient tous des formules toutes faites qui n’exigeaient aucune action mais une exécution […]. Les Conseils ne pouvaient que s’insurger contre une telle politique, étant donné que le clivage entre les experts du parti qui savaient et les masses populaires censées appliquer ce savoir, ne prenait pas en compte la capacité du citoyen ordinaire à agir. » (De la révolution, Gallimard, 2013)
Genre humain : « [Le mal radical, dans le système totalitaire] est essentiellement : […] le fait de rendre l’homme superflu tout en conservant le genre humain, dont on peut à tout moment éliminer les parties. » (Journal de pensée, Seuil, 2005, cahier I, § 22)
Hérodote : « Depuis Hérodote, [la liberté] était conçue comme une forme d’organisation politique dans laquelle les citoyens vivaient ensemble dans un état de non-domination (no-rule), sans distinction entre gouvernants et gouvernés. Le terme d’isonomie exprimait cette notion de non-domination ; […] celle-ci se caractérisait en ce que la notion d’autorité (l’-archie dans monarchie et oligarchie ou la -cratie dans démocratie) en était totalement absente. » (De la révolution, Gallimard, 2013)
Adolf Eichmann en 1961, à Jérusalem (AP)
Isoloir : « Nous voulons participer, déclarent les Conseils, nous voulons discuter et faire entendre publiquement notre voix, nous voulons avoir la possibilité de déterminer l’orientation politique de notre pays. Puisque ce pays est trop vaste et trop peuplé pour que nous puissions nous rassembler tous en vue de déterminer notre avenir, nous avons besoin d’un certain nombre de lieux politiques. L’isoloir à l’intérieur duquel nous déposons notre bulletin de vote est certainement trop étroit, car seule une personne peut s’y tenir. » (« Politique et révolution », Entretien avec Aldebert Reif pour la New York Review of Books, 12 avril 1971)
Judaïsme : « Manifestement, l’appartenance au judaïsme était devenue mon problème, et mon problème était politique. Purement politique ! » (Entretien avec G. Gaus, 1964)
Kant : « Le pouvoir de juger [est] une faculté spécifiquement politique, dans le sens où l’entend Kant, à savoir la faculté de voir les choses non seulement d’un point de vue personnel, mais dans la perspective de tous ceux qui se trouvent présents ; mieux, le jugement [est] l’une des facultés fondamentales de l’homme comme être politique, dans la mesure où il le rend capable de s’orienter dans le domaine public, dans le monde commun. » (Juger — Sur la philosophie politique de Kant, Points, 2017)
Lessing : « Lessing avait des opinions très peu orthodoxes sur la vérité. […] Il se réjouissait de ce que [la vérité] authentique, s’il y en a jamais eu un[e], ait été perdu[e] ; il s’en réjouissait pour le salut de l’infinité des opinions possibles où se reflète le débat des hommes sur le monde. Si [la vérité] authentique avait existé, cela aurait impliqué la fin du dialogue, et donc de l’amitié, et donc de l’humanité. » (« De l’humanité dans de sombres temps, réflexions sur Lessing », Vies politiques, Gallimard, 1986)
Miracles : « S’il est vrai que l’action et le commencement sont essentiellement la même chose, il faut en conclure qu’une capacité d’accomplir des miracles compte aussi au nombre des facultés humaines. » (« Qu’est-ce que la liberté ? », in La Crise de la culture, Gallimard, 1989)
Nazis : « Nous le savons aujourd’hui, le meurtre n’est qu’un moindre mal. Le meurtrier qui tue un homme — un homme qui devait de toute façon mourir — se meut encore dans le domaine de la vie et de la mort qui nous est familier […]. Le meurtrier laisse un cadavre derrière lui et ne prétend pas que sa victime n’a jamais existé […] ; il détruit une vie, mais il ne détruit pas le fait de l’existence lui-même. […] Les nazis [firent preuve d’un extrême] radicalisme dans les mesures prises pour traiter les gens comme s’ils n’avaient jamais existé, et pour les faire disparaître au sens littéral du terme […]. La véritable horreur des camps de concentration et d’extermination réside en ce que les prisonniers, même s’il leur arrive d’en réchapper, sont coupés du monde des vivants bien plus nettement que s’ils étaient morts ; c’est que la terreur impose l’oubli. » (« Le Totalitarisme », Les Origines du totalitarisme, Gallimard, 2002)
Hannah Arendt (DR)
Ordinateurs géants : « Tout ce que prouvent les ordinateurs géants, c’est que les temps modernes ont eu tort de croire […] que la rationalité, au sens du calcul des conséquences, est la plus haute, la plus humaine des facultés de l’homme […]. Il est évident que cette force cérébrale et les processus logiques obligatoires qu’elle engendre sont incapables d’édifier un monde. » (Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961)
Paria : « Dès lors qu’il entre activement sur la scène politique et traduit son statut en termes politiques, le paria devient forcément un rebelle. […] Le Juif paria avait beau être, d’un point de vue historique, le produit d’une loi injuste […], politiquement parlant, tout paria qui refusait d’être un rebelle était responsable en partie de sa propre position et, simultanément, de la souillure qui en rejaillissait sur l’humanité dont il était un représentant. » (« Le Juif comme paria : une tradition cachée », Écrits juifs, Fayard, 2011)
Qu’est-ce que la politique ? : « La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. Dieu a créé l’homme ; les hommes sont un produit humain, terrestre, le produit de la nature humaine. C’est parce que la philosophie et la théologie s’occupent toujours de l’homme, parce que toutes leurs déclarations seraient exactes quand bien même il n’y aurait qu’un seul homme […] ou uniquement des hommes identiques, qu’elles n’ont jamais trouvé aucune réponse philosophiquement valable à la question : qu’est-ce que la politique ? » (Qu’est-ce que la politique ?, Points, 2011)
Réalité : « La réalité est différente de la totalité des faits et des événements et elle est plus que celle-ci, qui, de toute façon, ne peut être déterminée. Qui dit ce qui est raconte toujours une histoire, et dans cette histoire les faits particuliers […] acquièrent une signification humainement compréhensible. » (« Vérité et politique », La Crise de la culture, Gallimard, 1989)
Souveraineté : « Il est dangereux de croire qu’on ne peut être libre — en tant qu’individu ou que groupe — que si l’on est souverain. La fameuse souveraineté des corps politiques a toujours été une illusion qui, en outre, ne peut être maintenue que par les instruments de la violence […]. Si les hommes veulent être libres, c’est précisément à la souveraineté qu’ils doivent renoncer. » (« Qu’est-ce que la liberté ? », La Crise de la culture, Gallimard, 1989)
Temps libéré : « [Les loisirs] servent, comme on dit, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passé n’est pas, à proprement parler, le temps de l’oisiveté — c’est-à-dire le temps où nous sommes libres de tout souci et activité nécessaires de par le processus vital, et, par là, libres pour le monde ; c’est bien plutôt le temps de reste, […] qui reste après que le travail et le sommeil ont reçu leur dû. Le temps vide que les loisirs sont supposés remplir est un hiatus dans le cycle biologiquement conditionné du travail. […]. Avec les conditions de vie moderne, ce hiatus s’accroît constamment : il y a de plus en plus de temps libéré à remplir avec les loisirs, mais ce gigantesque accroissement de temps vide ne change pas la nature du temps. Les loisirs […] font irrévocablement partie du procès biologique de la vie, et la vie biologique est toujours engagée dans la consommation ou dans la réceptivité passive de la distraction, un métabolisme qui se nourrit des choses en les dévorant. » (« La Crise de la culture », La Crise de la culture, Gallimard, 1989)
Université : « L’objectif des sciences est politique. L’Université a été politisée — au service du gouvernement. D’où la révolte des étudiants : politiser l’Université contre le gouvernement. » (Journal de pensée, Seuil, 2005, cahier XXVI, § 3)
Walter Benjamin (DR)
Violence : « Il est particulièrement tentant de penser le pouvoir en termes de commandement et d’obéissance, et donc de confondre pouvoir et violence, dans l’analyse de ce qui n’est, en réalité, que l’une des manifestations caractéristiques du pouvoir, c’est-à-dire le pouvoir du gouvernement » (« Sur la violence », Du mensonge à la violence, Pocket, 1989)
Walter Benjamin : « Walter Benjamin savait que la rupture de la tradition et la perte de l’autorité survenues à son époque étaient irréparables, et il concluait qu’il lui fallait découvrir un style nouveau de rapport au passé. En cela, il devint maître le jour où il découvrit qu’à la transmissibilité du passé, s’était substituée sa citabilité, à son autorité, cette force inquiétante de s’installer par bribes dans le présent […]. Les citations, dans mon travail, sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions (Schriften, I, 571). » (« Walter Benjamin », in Vies politiques, Gallimard, 1986)
XVIIIe siècle : « À travers la compassion, l’humanitarisme révolutionnaire […] du XVIIIe siècle cherche une solidarité avec le malheur et la misère, pour remonter aux sources mêmes de la fraternité. Mais […] ni la compassion, ni le partage de la souffrance ne suffisent. Nous ne pouvons nous étendre sur le mal qu’a fait la compassion aux révolutions modernes, en tentant de rendre heureux les malheureux, au lieu d’établir la justice pour tous. » (« De l’humanité dans de sombres temps, réflexions sur Lessing », Vies politiques, Gallimard, 1986)
Yeux et oreilles : « L’efficacité de [la propagande totalitaire] met en lumière l’une des principales caractéristiques des masses modernes. Elles ne croient à rien de visible, à la réalité de leur propre expérience ; elles ne font confiance ni à leurs yeux ni à leurs oreilles, mais à leur seule imagination, qui se laisse séduire par tout ce qui est à la fois universel et cohérent en soi. » (« Le Totalitarisme », Les Origines du totalitarisme, Gallimard, 2002)
Zôon politikon : « [Les Grecs] étaient-ensemble sur le mode du parler les uns avec les autres et non pas sur celui de l’être-gouverné. Politeuein [faire de la politique] signifiait régler toutes les affaires par la parole. Zôon politikon [Être un animal politique] et zôon logon ekhon [être un animal doué de parole] sont une seule et même chose. » (Journal de pensée, cahier XVII, § 1)
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