automne 2016
Entretien paru dans le n° 5 de la revue papier Ballast
Philosophe et psychanalyste, ancien guérillero emprisonné en Argentine, animateur du collectif Malgré tout, auteur d’une vingtaine d’ouvrages et sympathisant communiste libertaire : voici notre homme en deux ou trois mots. Si ses derniers travaux s’attachent à démonter le transhumanisme et l’empire de la technologie, c’est d’engagement politique dont nous discutons ici, dans un bistrot. Miguel Benasayag s’avance, depuis les années 1990, en critique résolu du pouvoir et du ressentiment militant ; il leur préfère la « multiplicité », la « puissance » et la lutte, concrète, par le bas et tous azimuts, sans garantie jamais de l’emporter : « L’espoir nous condamne à la tristesse. »
Portrait de Miguel Benasayag Cyrille Choupas
Philosophe et psychanalyste, ancien guérillero emprisonné en Argentine, animateur du collectif Malgré tout, auteur d’une vingtaine d’ouvrages et sympathisant communiste libertaire : voici notre homme en deux ou trois mots. Si ses derniers travaux s’attachent à démonter le transhumanisme et l’empire de la technologie, c’est d’engagement politique dont nous discutons ici, dans un bistrot. Miguel Benasayag s’avance, depuis les années 1990, en critique résolu du pouvoir et du ressentiment militant ; il leur préfère la « multiplicité », la « puissance » et la lutte, concrète, par le bas et tous azimuts, sans garantie jamais de l’emporter : « L’espoir nous condamne à la tristesse. »
« Heureusement que les gens se méfient de l’engagement », avez-vous déclaré. Comment une revue comme la nôtre doit-elle le prendre ?
Ce
n’est pas une provocation de ma part. Nombre d’amis et de camarades
passent leur temps à regretter le « désengagement » et la méfiance
actuelle des gens à l’endroit de tout projet politique. Il ne faut pas
en rester là. Tout n’est pas négatif : les peuples font une expérience
de pensée — il n’y a pas que les intellectuels. Cette expérience est
liée à des expériences, des échecs et des désirs. Le XXe
siècle fut une période au cours de laquelle les promesses des
engagements et les projets de radicalité et de changement ont, pour la
plupart, produit le contraire de ce qu’ils voulaient. Les gens se sont
sentis trahis : ce fut une déception immense. Qui aurait pu croire que
tout cela conduirait à l’horreur du Goulag, à des massacres ? Voilà pour
le courant révolutionnaire. Il y eut aussi le courant social-démocrate,
et ce n’est pas mieux : il en est venu à gérer le néolibéralisme. Cette
méfiance relève d’une positivité : « Attention, attention ! » Il en va
de même à l’endroit de la médecine virile et conquérante du siècle
dernier : le toubib qui savait où était la santé et le bien de son
patient et prescrivait des antibiotiques à tour de bras et opérait à
droite et à gauche… C’est une méfiance qui nous importe pour un
renouveau de l’engagement. Il faut se dire que tous ces hommes et ces
femmes ne sont pas morts pour rien ; il faut « capitaliser » ce qui n’a
pas marché. Donc analyser, pour avancer dans ce désir d’émancipation et
de justice sociale.
Il ne faut pas traiter les gens désengagés de lâches, de cons ou d’aliénés ; nous ne sommes pas des élites qui voyons tandis
que le pauvre peuple ne voit rien. Si les gens n’y vont pas, c’est
qu’il faut croire qu’il existe un savoir populaire ; nous avons trop
cher payé les avant-gardes. Quelle est la conséquence ? Non pas qu’il ne
faille plus y aller. Nous ne devons plus prendre l’inertie populaire
pour du bruit dans le système qu’il convient d’écraser. Cherchons la
vérité qui se trouve derrière. Lorsque des personnes de votre
génération, sans forcément succomber à l’individualisme féroce et
barbare, ne veulent pas s’engager, ne sont pas enthousiasmées par cette
perspective, je n’ai pas envie de dire qu’elles se trompent. Je me méfie
énormément des vieux intellectuels et militants de ma génération, ceux
qui sont tombés, comme Obélix, dans la marmite de la vérité lorsqu’ils
sont nés, et ont toujours eu raison — même quand ils appuyaient Staline
ou Pol-Pot. À tout prendre, je préfère tous ceux qui n’ont pas voulu
marcher derrière Alain Badiou…
Ce n’est pas la première fois que vous le critiquez…
C’est
un exemple. Je ne supporte pas le platonisme — Platon expliquait qu’il
détestait les corps et la vie (des simulacres) et que la vérité se
situait dans les idées. Non : celles-ci sont très importantes mais la
vérité est dans la vie. Dans sa fragilité. J’ai été officier durant dix
ans ; je peux dire qu’il faut faire très attention à un
philosophe-guerrier comme Badiou. Les idées « bien faites », au compas
et au tire-ligne, ne m’enthousiasment pas — c’est sans doute la raison
de la position marginale que j’occupe. Je les ai toujours détestées.
J’ai accepté de militer au plus haut niveau de violence tout en me
méfiant absolument de ceux qui savaient. Leur savoir éclipsait ce
qu’ils vivaient. Je préfère être bête que trop intelligent et devenir
un petit maître libérateur qui vous conduit à l’abattoir.
Vous évoquez régulièrement un « troisième âge de l’engagement ». À quoi correspond-il ?
Je
constate un renouveau : l’engagement joyeux. Sans transitivité
messianique (« Je souffre et je meurs aujourd’hui pour que demain… »).
Quand il faut passer à la caisse, on y passe ; si on va en taule ou
qu’on tombe au combat, dans le cadre d’une lutte, c’est malheureux, mais
c’est normal. Cela n’oblige en rien à adorer le sacrifice et à mépriser
ceux qui « aiment la vie ». Depuis quelques années, nous assistons à
l’émergence diffuse d’un mode d’engagement existentiel : un projet
radical qui refuse d’employer les gens comme de la chair à canon. Cela
se passe notamment dans les expériences de contre-pouvoir. En
Amérique latine, nous sortons de deux coups d’État institutionnels : au
Paraguay et au Brésil. Je ne doute pas un instant que l’entourage de Cristina Kirchner
soit corrompu : quiconque a le goût du pouvoir le montre en manipulant
de grandes sommes. Il est arrivé que certains hommes aient dû prendre le
pouvoir par nécessité — comme Mandela ou Václav Havel
—, mais ils restent des exceptions : ceux qui, d’ordinaire, aspirent au
pouvoir relèvent de la pathologie. La corruption n’est pas un accident.
La population ne s’en montre pas moins très déçue : il y a eu, chez
nous, en Amérique latine, les militaires, le néolibéralisme, puis un
processus d’émancipation d’une décennie à travers le continent — et
voilà la droite revancharde qui revient… On entend dire que « Rien n’a servi à rien ». Le nouvel engagement implique de comprendre la vie non comme une route vers mais comme des cycles.
Le retour de l’horreur et de la Réaction n’est pas l’échec du projet.
Aucune marche vers l’émancipation n’est sans retour ; la seule chose qui
le soit relève de l’expérimentation, chez les humains — ce qui, dirait
Deleuze, « fait jurisprudence ». Autrement dit : une fois qu’on a
expérimenté qu’une femme, une seule, peut être médecin, c’est
irréversible ; une fois qu’on a expérimenté qu’un Noir, un seul, peut
être président des États-Unis, c’est irréversible. Bien sûr, le racisme
revient et reviendra, il y aura encore des victimes, mais il y a des nouveaux possibles. Il
n’y a pas de marche cumulative vers l’émancipation ; les expériences
sont irréversibles au cœur de l’éphémère. Le saisir permet d’éviter la
tristesse permanente. Dans notre guérilla contre la dictature, nous
avons pris le bunker de Somoza puis nous avons « fait justice », c’est-à-dire qu’on l’a liquidé. (rires) Le Nicaragua est ensuite devenu une sorte de merdouille sans nom, mais il ne faut jamais penser « Tout ça pour ça ». Dans la situation de la dictature de Somoza, la liberté passait par son renversement. Il y a des actes d’émancipation,
pas d’état d’émancipation. Fidel Castro, en 1959, lorsqu’il renverse le
régime de Batista, c’est l’émancipation ; aujourd’hui, Cuba est une
horrible caricature. Le Che disait, et ça semblait une idiotie, qu’un
révolutionnaire fait la révolution : on n’est révolutionnaire qu’à
l’instant précis de l’acte révolutionnaire. Il n’y a pas de monde de la
révolution. C’est notre grand défi : pour gagner de nouveaux possibles,
il faut abandonner l’idée de lutte finale, de société de justice. Ça ne
produit que de la déception — ou de la dictature, lorsque les
« justiciers » triomphent.
Ces
« nouvelles radicalités » parlent volontiers de « projets », de
fluidité, d’existentiel… En quoi est-ce vraiment différent du langage
managérial d’un DRH ne jurant que par le « développement de soi » ?
(Rires)
Tous les deux ont en un commun des pratiques et des récits de la fin
des grands récits. Le néolibéralisme propose, puisqu’il n’y a plus de
révolutions ni de grandes ruptures, des microrécits minables : « Occupe-toi de ton cul et de tes enfants, sois heureux, souris au boulot quand tu fabriques de la merde. » Il n’est pas étonnant que nous et les partisans de la Réaction — le new management,
l’entreprise, l’évaluation — soyons à la même heure, sur le même socle,
puisqu’il n’y a plus d’émancipation finale ; la différence, c’est
qu’ils trouvent ça génial et appellent à jouir comme des porcs, à « s’éclater », à être des winners. Nous,
nous affirmons qu’un monde de justice totale n’existe pas mais nous
cherchons à savoir ce qu’est la justice. Le désir de justice est
inhérent à la vie ; il est désir de déployer sa puissance d’agir. Le DRH
dit d’acheter un 4x4 et nous disons que la vie, c’est l’arbre, les
fils, les ancêtres, pas seulement toi. Nous constatons tous deux
l’impossibilité de la grande rupture, mais ce ne sont pas des discours
symétriques. Le néolibéral se rallie à la maladie au prétexte que le
médecin s’est trompé ; nous nous demandons comment continuer à lutter
pour la santé en dépit des échecs du médecin. Nous ne devons pas nous
considérer comme extraterrestres par rapport au DRH, mais mesurer à quel
point nos conclusions sont inverses.
Vous écrivez, dans Résister c’est créer,
qu’il ne faut pas se construire par rapport à l’ennemi, bâtir notre
« nous » sur le modèle de l’affrontement, car il y a risque de
mimétisme. C’est-à-dire ?
Durant
les années 1960 et 1970, nous étions, dans le monde entier et en
Amérique latine plus particulièrement, ouvert aux nouveaux possibles :
les femmes n’avaient plus à être des animaux de basse-cour, les formes
artistiques n’étaient plus limitées à la Beauté, etc. C’étaient des
années d’invention tous azimuts. La Réaction, à échelle planétaire, a eu
très peur : la contre-offensive fut particulièrement violente et
sanglante. Face à leur brutalité grandissante, la conflictualité multiple des
nouveaux types de vie s’est, pas à pas, réduite jusqu’à accepter
l’affrontement. J’ai vu l’Argentine foisonnante de contre-cultures et
d’alternatives (des femmes, des Indiens, des homosexuels…) s’aligner
comme une armée, symétrique et spéculaire à l’armée
ennemie. C’est ainsi que j’ai découvert, avec effroi, qu’on m’avait
donné un grade ! Je venais de l’anarcho-hippisme, je faisais du rock et
me voilà officier ! (rires) Petit à petit, nous nous battions sur leur terrain.
Avant même qu’ils ne nous écrasent militairement, nous avions déjà
perdu. La lutte armée était une possibilité parmi d’autres : le théâtre
alternatif, l’alphabétisation, la lutte des femmes et des Indiens, les
communautés, les galeries d’art, l’antipsychiatrie…
Tout ceci formait un monde multiple que la répression avait du mal à
saisir, à connaître, et sur lequel il était difficile de cogner ; en
devenant comme nos ennemis, nous devenions une cible évidente. La lutte
armée était à mes yeux une des dimensions de la lutte, une de plus.
J’aimais la musique, je m’intéressais à l’antipsychiatrie et je pensais
qu’il fallait leur tirer dessus — tout ceci ensemble. Croire qu’il
suffisait de tirer, c’était être vaincus. Un autre exemple, moins
tragique : en France, les élections, tous les cinq ans ; sous la droite,
les expériences se multiplient et lorsqu’arrive le jour des élections,
on discipline tout le monde ! « La droite ne doit pas passer ! » Ce n’est plus l’heure de « s’amuser » ; il y a des « choses sérieuses ». On nous refait le coup à chaque fois. Quand on se discipline pour le deuxième tour, on a déjà perdu.
« La politique — avance Chantal Mouffe — a toujours à voir avec la construction d’une identité collective, d’un
nousqui, pour se constituer, doit se distinguer d’un
eux. » Cela ne vous semble pas pertinent ?
Je
dirais qu’il n’y a pas de « nous » défini. Oui, il y a des salauds et
des canailles, mais il n’y a pas de saints. Nous devons trouver des
pratiques émancipatrices sans jamais nous déclarer du bon côté. Dire
« nous/eux », cela signifierait que le « nous » ne compte
ni adversaires ni ennemis en son sein. La multiplicité qui nous compose
en tant qu’individu compte pourtant des éléments très réactionnaires et mortifères : je suis au quotidien
mon propre ennemi. Ma seule condition de mâle me rend par endroits
ennemi de moi-même ; ma condition de père m’oblige — et c’est
compliqué — à ne pas écraser mes enfants… Se méfier de soi est très
important. J’ai souvent observé que les personnes les plus intègres sont
celles qui, frottées à l’ennemi, se brisent le plus rapidement. Prenez
la torture : celui qui se considère comme un lâche a de fortes chances
de s’en tirer sans trop de dégâts ; celui qui se prend pour un surhomme
est cassé, net, car l’ennemi trouve sa faille. Je le dis en tant que
clinicien et militant : il faut assumer la multiplicité contradictoire
qui nous permet d’éprouver la merde qui existe partout dans le monde tant elle est tout près, chez soi. Si on pense la merde extérieure à soi, on risque de devenir une canaille.
Ça ne signifie pas que nous soyons tous des nazis ou des xénophobes… Ce
qui nous définit (comme salaud ou résistant), c’est l’acte. Ce n’est
pas l’essence. On peut être la pire des merdes mais, dans telle situation, être du bon côté.
Mais ça devient plus compliqué, tout de suite, pour forger une identité collective à même de rassembler…
Le
chavisme a déployé le « nous » et « eux » calqué sur Castro : ça n’a
pas permis l’inventivité du peuple. Bien sûr, de chaque lutte émerge un
imaginaire, un grand « nous » plein de joie et d’élan, mais il doit
rester dans l’éphémère de l’acte — qui peut s’étendre en années. Le
« nous » doit exister à cette condition. Castro ou Chávez
s’approprient ce « nous » et, dès lors, le poussent à devenir le
contraire de ce qu’il était pour durer et survivre. Bien sûr, il faut ce
« nous » pour « rester motivés quand on les aura en face », comme dit la chanson ; ce « nous » qui n’est pas que le camarade à nos côtés mais qui englobe de façon transhistorique de Spartacus
jusqu’à aujourd’hui — heureusement qu’il est là, au cours d’une
manifestation, quand il y a des CRS en face. Quand on te tape dessus
dans un cachot, tu tiens le coup si tu gardes à l’esprit tous ceux qui
sont avec toi au point d’en faire exploser les murs. Le problème advient
lors de sa bureaucratisation, de son institutionnalisation. Les leaders, les petits chefs. Ils capturent l’élan libertaire : c’est une horreur.
Le
mouvement social autour de la loi Travail et la mobilisation Nuit
debout avaient fait resurgir la fameuse « question de la violence » dans
les espaces militants. Comment sortir des gros blocs de pensée, en la
matière ?
Déjà, Nuit debout. Je me suis montré très critique. Avoir un impact dans les mass media
n’est pas avoir un impact social : c’est un raccourci dangereux. Ce
n’est pas normal qu’une réunion de gens très sympathiques et pleins de
bonne volonté sur une place de Paris soit commentée à Buenos Aires, à
New York et en Chine. Ça doit nous mettre la puce à l’oreille. La
répercussion médiatique est un piège. Nuit debout est l’idéal de la
contestation qui ne passe pas à la caisse. Je me souviens avoir entendu
un militant se plaindre qu’il manquait toujours des toilettes publiques
au bout de trois semaines d’occupation : mon chéri… J’ai l’impression
qu’ils voulaient changer le monde en traversant sur les clous. La
question de la violence est une fausse question. La vraie question,
c’est celle du terrorisme. La situation détermine s’il faut ou non
assumer la violence — c’est tout. Monsanto vire des communautés
indiennes pour déforester et leur lutte a « seulement » cinq siècles…
Répercussion médiatique ? minimale. Mais les Indiens ne se laissent pas
faire. Ce n’est pas une question théorique : quand on veut te virer, tu
assumes les moyens de résistance nécessaire. La violence ne se décide
jamais par avance. C’est un élément de la vie. Paris devrait être isolé
de la violence ? La Syrie, ce sont des Martiens ? Le monde méchant et
moche commence à Calais ? Le pouvoir dit : « Il
faut surtout que vous ne soyez pas violents, mais laissez-nous
massacrer les bougnoules, bombarder et laisser couler les bateaux de
migrants. » Quiconque jure, alors que l’on
détruit la planète, qu’il ne sera jamais violent ne fonctionne pas
correctement. Il ne faut rien jurer, ni de la violence, ni de la non-violence. Il faut assumer la tâche qui se présente à nous.
Et le « terrorisme », donc ?
C’est
autre chose. C’est la méthode des puissants : ils utilisent des
personnes dont ils n’ont rien à faire pour faire passer un message à
d’autres puissants. Tout terroriste, même le plus petit, est du côté du
mirador. Quand nous attaquions des casernes, il y avait des morts, oui.
Des morts militaires. Nous avions une énorme divergence avec les Fuerzas Armadas Peronistas,
qui liquidaient des dirigeants syndicaux bureaucratisés. Nous
refusions : un dirigeant, même bureaucrate, reste un élu — il doit être
écarté par la base syndicale. Même chose pour les dirigeants d’extrême
droite élus, qui, qu’on le veuille ou non, représentent une partie du
peuple. Nous attaquions les flics, les tortionnaires et les militaires :
jamais nous n’avons utilisé le terrorisme. Amalgamer la violence et le
terrorisme est profondément réactionnaire ; le second est toujours
du côté du pouvoir. Parler, d’en haut, de « violence » pour le militant
qui jette un petit caillou sur le Goldorak-CRS, c’est un geste
réactionnaire ; clamer, d’en bas, « Pas de cailloux contre les Goldorak ! », c’est une connerie.
Vous écrivez dans Du contre-pouvoir qu’il est vain de chercher à s’emparer du pouvoir central en ce qu’il est un « lieu vide »,
inutile en matière de transformation sociale. Quelqu’un comme Daniel
Bensaïd estime à l’inverse qu’on ne peut agir sans s’en saisir. Comment
expliquer, alors que vos prémisses sont assez proches, que vos
conclusions soient à ce point divergentes ?
La seule chose que nous ayons en commun, c’est que nous sommes juifs séfarades ! (rires) Daniel
comptait parmi les meilleurs — il n’était pas un stalinien, pas un
bureaucrate ; il était honnête mais tout nous opposait, en réalité, même
si nous étions d’accord sur beaucoup de points. Au Forum social
européen, il me disait qu’il y avait trop de social et pas assez de
politique : dans sa bouche, ça signifiait un parti organisé, une
avant-garde, des militants éclairés qui savent ce qui est bien pour le
peuple. Daniel, comme beaucoup d’amis, s’est laissé prendre entre les
bornes de l’institution politique : il a essayé de démocratiser le
communisme mais n’a pas pu jeter par-dessus bord ce qui ne fonctionnait
pas. La vision pyramidale est une erreur historique. Seules les luttes
décentralisées et bordéliques — à l’instar du combat des femmes, des
indigènes, des Noirs ou des homosexuels —, qui visaient le changement
ici et maintenant et non le pouvoir, ont pu changer le monde ; celles
qui voulaient le pouvoir ont produit des dictatures. J’aimais Daniel. Et
cette incompréhension, toute notre vie durant, a été une douleur. Je
paie ma liberté, il est vrai, d’une certaine impuissance ; il avait la
LCR [aujourd’hui le NPA, ndlr], je n’ai personne — mais je ne saurais pas quoi en faire !
Si le pouvoir n’est pas dans l’appareil d’État, ni dans les banques ou les multinationales, où se niche-t-il ?
Partout.
C’est la vraie question. Les pouvoirs sont des microstructures de
pouvoir, comme dirait votre compatriote Michel Foucault. Les
institutions sont la partie visible de ces microstructures de pouvoir ;
si la microphysique du pouvoir n’était pas néolibérale — ou fasciste —,
il n’y aurait pas d’institutions gouvernementales néolibérales — ou
fascistes. On aime penser que le fascisme est contre le peuple… Si un
pouvoir fasciste, comme Pinochet, a tenu si longtemps, c’est parce qu’il
correspondait malheureusement à la volonté majoritaire du peuple
chilien. On aime à croire qu’il existe quelque part un calife, un Big Brother : la vérité, c’est qu’il existe des défenseurs, des agents et des bénéficiaires du pouvoir, mais il n’y a pas de maîtres.
Ne
serait-il pas possible d’imaginer une position médiane et articulée :
un pied dans l’institué et l’autre dans l’horizontalité radicale ?
Ce
ne devrait pas être antinomique, en principe. J’ai beaucoup participé à
des expériences de contre-pouvoirs dans la province de Buenos Aires :
il y avait des usines et des écoles en autogestion, des terres occupées…
On a fini par gagner une mairie. Une façon, pensions-nous, de
potentialiser les expériences par cet instrument supplémentaire. Deux
jours après l’élection de notre camarade, il a dit qu’il fallait arrêter
de casser les couilles ! Nous n’avons, au final, rien gagné. Il serait
possible d’articuler les deux niveaux si les gens en place parvenaient,
par quelque heureuse coïncidence, à comprendre qu’ils ne sont à la tête
de rien, qu’ils ne sont qu’une dimension de plus au sein du processus
général. Un élu devrait comprendre qu’il ne possède rien de plus que le
militant de base, mais ils ont beaucoup de mal à se penser ainsi… Ceux
qui occupent les lieux de pouvoir n’ont, contrairement à ce qu’ils
croient, pas de « vue d’ensemble ». Les gestionnaires ne voient que la
gestion, pas la vue globale ; la gestion n’est que portion de la
multiplicité — ni plus, ni moins.
Le tirage au sort ne serait-il pas en mesure de sangler le désir de pouvoir des individus ?
Je
ne crois pas. Il faut marteler, cogner : quelle est la nature des
institutions de pouvoir ? Il faut tatouer sur la peau des militants que
chacun est au même niveau. Mieux vaut perdre les élections que de
discipliner les copains. La pratique et l’expérience permettent de ne
pas tomber amoureux du pouvoir : faire l’amour à une femme, lorsqu’on
est un homme, peut l’amener à changer sur son rapport aux femmes. Bien
plus que l’éducation, entendue comme information. Il y a plus de
puissance et de joie à ne pas vouloir saisir l’autre comme un objet dans
notre film.
Le
leader politique peut-il néanmoins avoir une fonction progressiste ?
Celui qui, en France, porte la parole au sein d’un plus grand public —
un Besancenot, un Mélenchon…
C’est
un propre de l’humain : il y a toujours quelqu’un pour cristalliser un
état collectif. En général, il faut qu’il soit médiocre.
Il ne faut pas plutôt qu’il soit une grande gueule ?
Si, donc un médiocre. (rires)
Je ne dis pas cela d’un point de vue moral : si la personne est trop
maligne, trop fine, personne ne va la comprendre, même si elle monte sur
la table… Pour galvaniser, il faut croire en soi ; or, l’intelligence,
c’est de trouver en permanence un contre-argument à ce qu’on vient
d’énoncer : difficile de galvaniser, ainsi ! On devrait pouvoir
imaginer, aujourd’hui, des leaders qui n’enrégimentent pas les gens. Que
leur message ne soit pas « Suivez-moi » mais « Faites ».
Le Che était de cette sorte-là, contrairement à Fidel. Fidel en
appelait à l’obéissance de ceux qui se montraient d’accord avec lui ; le
Che les exhortait à agir. Le guévarisme a été une multiplicité de
pratiques contradictoires. Avec ses hommes, il se comportait comme un
officier classique et borné — avec tout ce que ça a de négatif —, mais
son nom a recouvert des pratiques nombreuses, même non-autoritaires.
Quelle
place occupe la puissance argumentative et rationnelle dans votre
dispositif militant ? Vous n’aimez pas ceux qui cherchent à
« convaincre », n’est-ce pas ?
Si
j’explique à quelqu’un ce qu’est le néolibéralisme et qu’il a, dans sa
vie, même de façon extrêmement parcellaire, des expériences qui lui
permettent de prouver ce que je dis, cela peut se développer. Si rien
n’entre en résonance, ça va glisser. Je songe à un voisin que j’avais :
le plus gentil de tous les voisins. Poli, sympa, ingénieur chez Total en
Afrique. Tu peux lui parler de la destruction du vivant mais rien, dans
son expérience de la vie — le rugby et ses enfants —, ne l’amenait à
souffrir de ça. Il n’y avait, en lui, aucune surface d’affection au sein de laquelle le monde
le fasse souffrir. Bien sûr, il souffre : son appartement est trop
petit, son fils a une grippe, il se coince un doigt dans une porte. Mais
aucune surface hors et au-delà de son moi. Et c’est cela, le mal. Mon
voisin est une horreur totale de par sa sympathie. (rires)
Aucun argument ne peut rien contre ça car le changement est un défi
immédiat. Rien dans son expérience n’est plus immédiat que son loyer,
son sport et ses enfants. D’autres personnes, moins bien faites, un peu
bancales, faillibles, sont concernées par ces problèmes « extérieurs »
de la même manière que leur propre doigt dans une porte. Ma propre
conscientisation vient des Indiennes boliviennes à genoux devant le
marché car elles ne pouvaient pas entrer. Ça m’abîmait pour la journée.
Puis j’ai trouvé des paroles.
Il
y a une vulgate que vous mettez à mal : les années 1970 ne seraient pas
celles de l’idéologie à tout crin et notre époque celle du soupçon, du
doute…
Il
y avait à l’époque une place pour le réel et la confrontation. Il y
avait plusieurs idéologies en conflictualité ; aucune n’était vraiment
dominante. Aujourd’hui, tout le monde pense que l’économie est
première ; c’est le triomphe de l’idéologie car elle ne se voit pas,
elle apparaît comme une seconde nature. Aucune idéologie n’était
parvenue à triompher par le passé, c’est-à-dire à se rendre invisible.
Des milliers de jeunes vont dans des écoles de commerce chaque année, et
rien à signaler…
Notre époque serait aussi, à lire votre ouvrage Parcours, celle de la « fabrique de l’oubli ». Nous n’avons pourtant que le « devoir de mémoire » à la bouche !
On
en parle comme d’un passé qu’on veut figer. Il faut honorer la mémoire
de Jean Moulin mais surtout ne plus se révolter. Il faut honorer
l’Holocauste mais on peut massacrer au Rwanda. Le passé n’est jamais
fermé ; c’est un élément du présent en perpétuelle refondation,
reproduction. Il y a un oubli bien caché par le devoir de mémoire. Les
médias participent énormément à cette vision d’une actualité qui seule
serait importante — et d’un passé qui serait, bien sûr, passé. C’est une
illusion dangereuse.
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