Pour le contemporain, ce que l’on appellera plus tard « les événements de 68 » ont véritablement commencé le vendredi 3 mai dans l’après-midi. J’en ai le souvenir très précis, puisque ce jour-là en début d’après-midi, je passais à la piscine Pontoise dans le Ve arrondissement de Paris, l’épreuve de natation du baccalauréat prévu pour le mois de juin. Pour me retrouver en sortant dans le quartier de la Sorbonne où commençait l’émeute. J’ai toujours eu l’impression de me rappeler les deux mois qui ont suivi heure par heure. Impression en partie illusoire, car les souvenirs sont sélectifs, et l’on retient surtout ce qui a fait sens, même si celui-ci est bien souvent apparu après. Chacun sait qu’il est plus facile de raconter l’Histoire quand on connaît la fin. C’est probablement pour cela que me sont pénibles les cérémonies du 50e anniversaire qui pour partie continuent à véhiculer un mensonge et à promouvoir les imposteurs.
1968, ce fut l’année terrible dont le mai français ne fut qu’un épisode, et dont la nostalgie ne doit pas exagérer l’importance. Rappelons qu’elle avait commencé par l’incroyable événement de « l’offensive du Têt », ou les Bô-Doïs nord-vietnamiens et Viêt-congs, rassemblés en une armée régulière avaient fait trembler la première puissance du monde. Et démontré que celle-ci ne pouvait que perdre la guerre. Il y avait eu « le Printemps de Prague » avec un parti communiste voulant instaurer « un socialisme à visage humain ». Les luttes contre la guerre du Vietnam et pour les droits civiques des Noirs qui secouaient les États-Unis, ponctuée par de violentes et récurrentes émeutes et les assassinats de Martin Luther King et de Robert Kennedy. Les révoltes de la jeunesse en Allemagne et en Italie qui déboucheront au contraire de la France sur un terrorisme mortifère. Le massacre de « la place des trois cultures » au Mexique juste avant les JO marqués par la contestation des athlètes noirs américains. L’intervention soviétique pour mettre fin à l’expérience Tchèque au mois d’août, et pour terminer en beauté, l’envoi pour la première fois d’un vaisseau habité vers la Lune. Finalement, au regard ce contexte, la dimension proprement hexagonale du mai français saute aux yeux, même si ses conséquences politiques et culturelles n’ont pas été négligeables pour notre pays.
Pour en revenir à ma propre expérience, j’ai retenu le caractère étonnant de la première semaine qui suivra l’explosion du vendredi 3 mai et se terminera le 10 avec les affrontements de la rue Gay-Lussac. Un gigantesque et violent monôme, au sein duquel le marais des étudiants et lycéens avait rejoint les groupuscules gauchistes. Le tout au son de l’internationale (!). De retour d’Afghanistan, Georges Pompidou conscient que c’était les fils de bourgeois qui se faisaient matraquer, se rendit à la télévision pour capituler devant les revendications étudiantes. C’est là qu’à mon sens se situe la grande bifurcation entre le mai étudiant qualifié à juste titre par Michel Clouscard de « 14 juillet des couches moyennes » et le « Mai ouvrier » proprement dit. La classe ouvrière au sein de laquelle, quoi qu’on en dise aujourd’hui, le PCF et la CGT étaient hégémoniques, se mit en mouvement pour profiter de la faiblesse ponctuelle du pouvoir. Elle organise une grève générale aussi massive que stupéfiante. Malgré toutes les incantations gauchistes, il n’y aura jamais de convergence entre les ouvriers et les étudiants, les grilles des usines leur resteront fermées.
La petite bourgeoisie va patauger pendant quelques semaines. Ses représentants politiques, de François Mitterrand à Pierre Mendès France en passant par Edmond Maire organisant conférences de presse absurdes et meetings hétéroclites vont manœuvrer et finasser pour tenter de restaurer ce parlementarisme propice aux arrangements dont ils raffolaient. En tenant soigneusement à l’écart les ouvriers et leurs organisations. Ils vont se ridiculiser. Lassés, les étudiants quitteront les facultés occupées et rentreront chez eux pour vaguement préparer les examens et surtout organiser les vacances d’été. Les gauchistes les plus obtus, rejoints parfois par un lumpen violent, poursuivront encore quelque temps leurs délires infantiles.
Charles de Gaulle avait rappelé le 30 mai quel était le rapport de force, les choses se sont donc remises en place avec la chambre introuvable de la fin du mois de juin. Le mouvement ouvrier, quant à lui, sachant qu’il ne devait rien attendre des phraseurs et ne pouvait compter que sur lui-même, entendit profiter de ce qu’il avait gagné et ne pas s’exposer à l’affaiblissement de ses forces politiques et syndicales. Le résultat de Jacques Duclos à la présidentielle de 1969 fut de ce point de vue une démonstration. Je fus personnellement impressionné par cette force et cette intelligence politiques et c’est ce constat qui a déterminé mes choix pour la suite. Qui se déduisent de ce que rien ne peut se faire sans les couches populaires, c’est-à-dire essentiellement les ouvriers et désormais les salariés d’exécution des services. Et qu’il n’y a rien à attendre, aujourd’hui comme hier, de ce gauchisme infantile, et de ces petits-bourgeois phraseurs et inconséquents.
Je les ai tous connus, les Cohn-Bendit, les Goupil, les Glucksmann, les Kessler, les Kouchner, les Geismar, les July, les Plenel, et tant d’autres (1). Je les ai tous entendus ceux qui plastronnent aujourd’hui, petits valets du néolibéralisme, néoconservateurs militants, soutiens indéfectibles de la piraterie américaine au Moyen-Orient. Ayant fait pour certains, de leur vilain métier un apanage héréditaire. Qu’on ne vienne pas me dire qu’ils ont changé, ils ont toujours été comme ça, du côté du manche, pratiquant le diptyque rodé : provocation puis trahison. Le pire étant qu’ils sont tous devenus va-t-en-guerre et réclament régulièrement à grands cris le bombardement et le massacre de populations civiles. Beaucoup de photos de manifestations de 68 ressortent actuellement et j’invite à procéder à un petit jeu amusant. Essayer de reconnaître parmi ceux qui criaient le plus fort, qui encensaient la révolution culturelle, et vous donnaient des leçons de marxisme-léninisme toute la sainte journée, ceux qui ont accompli ensuite les trajectoires les plus goulues.
Alors aujourd’hui, pendant ce conflit des cheminots qui se battent pour le service public de tous, ce combat des employés de Carrefour qui relèvent la tête, quand j’entends ces appels à la « convergence », quand je vois ces petits-bourgeois fragiles et pleurnicheurs, en appeler à la police qu’ils vilipendent par ailleurs, lorsqu’ils aperçoivent le front bas d’un identitaire, j’ai vraiment du mal. Quand j’entends leurs discours débiles, leurs revendications et leurs slogans ineptes, les mêmes que ceux leurs aînés, cela ne me rajeunit pas, mais je suis contraint de constater que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Il n’y a rien à attendre de ces gens-là, parce que je sais bien qu’on les retrouvera dans quelques années aux places occupées par tous les imposteurs joufflus qu’on nous ressort des tiroirs pour le 50e anniversaire.
L’opportunisme politique petit-bourgeois serait-il génétique ?
(1) À la notable et respectable exception d’Alain Krivine. Qui n’aura servi à rien mais sera resté fidèle.
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