Tel
un bulldozer, la science chinoise bouscule les hiérarchies établies au
siècle dernier. Elle s’impose comme une grande puissance et promet d’en
devenir une superpuissance. Les Etats-Unis perdent leur hégémonie,
éclatante il y a un demi-siècle. Le Japon s’écroule. Des pays émergent :
Inde, Iran, Brésil, Corée du sud. La France ? Elle ne pointe désormais
qu’au 7ème rang, dépassée par la Chine, mais aussi l’Inde, et ne
représente plus que 3,2% des publications scientifiques mondiales. Tels
sont les principaux résultats d’une étude bibliométrique, fondée sur les
données du Web of science, rendue publique ce matin par le Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES). Logique puisque «l’auteur» de cette étude est l’Observatoire des sciences et des techniques (OST),
dirigé par Frédérique Sachwald, et qui en est aujourd’hui un
département. Revue en graphiques commentés d’un rapport qui, souligne
Michel Cosnard, le président du HCERES «ne propose aucune conclusion, ou décision, mais des données à analyser par qui le voudra».
Au pays de la Reine Rouge, tout le monde court
Au pays de la science mondiale, c’est comme dans celui de la Reine Rouge d’Alice au pays des merveilles.
Si tu ne cours point, ou pas assez vite, tu te fais dépasser. Du coup,
tout le monde, ou presque, essaie de courir de plus en plus vite. De
produire de plus en plus de connaissances scientifiques. En outre, les
dirigeants politiques, souvent incapables de mesurer autrement que par
des chiffres une activité quelconque, se sont mis en tête de mettre la
pression sur les scientifiques de la recherche publique en les sommant
de publier toujours plus et plus vite des « articles », résultats de
recherches dans des revues destinées à leurs collègues. Les « bons »
chercheurs sont ceux qui publient le plus, croient-ils, ce qui est une
vision très simpliste.
Résultat ? Le nombre de publications scientifiques s’envole. «Un doublement»,
annonce Frédérique Sachwald. Plus exactement d’un peu plus de 800.000
articles en 2000 à près de 1.800.000 en 2015. Cette inflation reflète
d’abord l’augmentation du nombre des scientifiques en activité dans le
monde comme de leurs moyens techniques (obtenir le séquençage du génome
d’un organisme, et donc le publier, prend mille fois moins de temps et
d’argent qu’il y a 20 ans). Et donc des connaissances produites. Michel
Cosnard y voit une augmentation «raisonnable» au regard de «l’évolution de l’effort de recherche mondial, avec l’arrivée de nouveaux acteurs. On ne publie pas n’importe quoi.»
Si cette vision est pour l’essentiel
correcte, il faut néanmoins la nuancer. La « digestion » par les
communautés scientifiques de cette masse de résultats produits devient
ainsi un problème crucial. Mais, surtout, cette inflation résulte aussi
de problèmes sérieux : création en série de revues prédatrices dénuées de toute sélection des articles, saucissonnage des résultats d’expériences, publications prématurées, résultats non reproductibles, fraudes, mauvaises conduites…
Lorsqu’elle est plutôt le résultat de la pression exercée par le
pouvoir politique, soucieux de « productivité », cette inflation
contribue à une « mal-science » (lire le livre de mon collègue Nicolas Chevassus-au-Louis).
Voici le graphique qui montre ce phénomène :
Si tout le monde court – voire accélère –
à la même vitesse, les hiérarchies établies demeurent les mêmes. C’est
la loi de la Reine Rouge. Mais si l’un accélère beaucoup plus que les
autres, elles sont bouleversées. C’est ce qui s’est produit avec
l’arrivée d’un nouveau coureur surpuissant : la Chine. Avec les réformes
des années 1980 ce pays immense a, petit à petit, constitué une force
de frappe scientifique. Ce fut difficile, la Chine pré-Mao ayant été
dépecée et envahie par des puissances étrangères mettant à profit leur
supériorité technologique. Et la Chine de Mao ayant démoli ses premiers
efforts dans l’enseignement supérieur et la recherche avec la tragédie
de la Révolution culturelle, elle ne pèse qu’à peine 1% du total mondial
en 1980. Mais, depuis le début du 21ème siècle, la machine à former
scientifiques et ingénieurs monte en puissance année après année. Les
laboratoires reçoivent des financement substantiels. Les échanges
internationaux sont devenus la règle favorisé par l’abondance d’une
« diaspora » chinoise (ou d’origine chinoise) dans les laboratoires des
Etats-Unis ou d’autres pays.
Résultat ? La Chine surpasse désormais tous les pays sauf les USA en nombre de publications scientifiques (et la pole position est en vue), en brevets (c’est un autre rapport qui le dit),
mais aussi en part des meilleures publications, celles qui sont le plus
citées. Il n’existe aucun équivalent, dans l’histoire, d’une telle « remontada » d’un pays dans la hiérarchie mondiale des sciences. Dès 2006, la Chine prenait la deuxième place.
Du coup tous les pays qui occupaient les premières places reculent d’un
rang. Voire de deux si l’Inde les dépasse. Et celui qui chute le plus
est… le Japon, passé de la 2ème à la 5ème place.
Voici le graphique illustrant cette évolution fulgurante :
Il y a 15 ans, des responsables politiques ou des collègues journalistes – dont un correspondant en Chine – auxquels je faisais part de l’observation de la montée en puissance chinoise me rétorquaient
« c’est de la mauvaise science, de la copie ». A l’époque, il est vrai,
la part chinoise des articles du « top » – les meilleures revues et les
articles les plus cités – était encore très modeste. Ce n’est plus le
cas. Même si la production chinoise affiche une performance moyenne
inférieure à d’autres pays, son volume lui permet de pointer au deuxième
rang mondial, derrière les Etats-Unis pour sa part du « top ». Depuis
2000 elle a dépassé 10 pays, une « remontada » encore plus marquée que
pour le nombre total d’articles. Les laboratoires chinois participent à
toutes les aventures scientifiques de pointe de la génétique à
l’astrophysique… quand ils ne sont pas leader mondial, comme pour la « téléportation quantique » par satellite.
Leurs co-publications avec les autres pays – notamment en mettant à
profit la « diaspora » chinoise aux Etats-Unis – montrent leur insertion
dans la communauté scientifique mondiale et boostent leurs résultats
dans les classements fondés sur les nombres de citations.
Ce phénomène a tellement impressionné les
statisticiens de l’OST qu’ils ont multiplié les graphiques étudiant le
monde de la science avec et sans la Chine. Ils montrent que l’influence
chinoise sur le classement mondial est prépondérant tant pour les pays
que pour les deux secteurs où elle produit le plus en part relative – la
chimie et les sciences de l’ingénieur.
Les pays émergents pointent leur nez
Toutefois, ces graphiques montrent
également que la Chine n’est pas la seule à bousculer la domination
historique de la Triade (Etats-Unis, Japon, Europe) sur la science et
les technologies. Ainsi, même si l’on enlève la Chine des statistiques
la part des Etats-Unis dans la production mondiale chute encore, montre
le graphique suivant :
Même en enlevant « l’effet Chine » la superpuissance états-unienne s’effiloche.
Le même phénomène de retrait de la part
mondiale s’observe pour tous les autres « grands » de la science,
Allemagne, Grande-Bretagne (dont la position est « boostée » par sa
spécialisation en sciences médicales où l’on publie plus que dans les
autres), le Canada, la Suisse ou la France. Quels sont donc les autres
acteurs qui pointent leur nez ? L’Inde, la Corée du Sud, le Brésil,
l’Iran, la Turquie.
La France décline en position relative
Les laboratoires français ont augmenté de
40% leur nombre de publications entre 2000 et 2015 (passées de 41.000 à
57.000). Bel effort. Surtout que la dépense publique de recherche n’a pas suivi la même évolution, diminuant à 0,8% du PIB. Les effectifs des organismes de recherche ont stagné dans l’ensemble, en revanche le nombre d’universitaires a augmenté (pas en 2018),
mais plus guidé par l’afflux des étudiants en nombre supplémentaires
que par une stratégie de recherche. En résumé, et très grossièrement, on
peut estimer que la « productivité » des laboratoires français a
augmenté avec un nombre d’articles plus élevé par scientifique et par
euro dépensé. Un résultat d’autant plus remarquable que les réformes
successives des universités et du financement de la recherche ont fait perdre un temps fou aux chercheurs.
Pourtant, malgré cet effort, la part
mondiale des publications de la France a baissé, et le rang du pays a
décliné du 5ème au 7ème rang. La dure loi de la Reine Rouge : Chine et
Inde ont accéléré plus fort. Plus significatif : sa part des
publications et des meilleures publications (les plus citées) est
désormais quasi identique à celles de l’Italie ou de la Corée du Sud. La
France demeure donc un « grand pays de science » mais
Une science de plus en plus internationalisée
Les scientifiques collaborent de plus en
plus au delà des frontières. Un phénomène qui a pu être popularisé avec
les grandes expériences internationales de la physique des particules, lorsque
3000 physiciens du monde entier signent, en 2012, la découverte du
boson de Higgs avec l’accélérateur du Cern, près de Genève. Mais de
manière générale, et même pour de petites équipes, les articles
« mono-adresse », signé d’un seul laboratoire, sont de moins en moins
fréquents.
Pour la France, le graphique suivant indique bien que la recherche en
solitaire décline, même si cette dernière existe encore et pour de très
beaux résultats. Mais avec près de 60% de leurs publications en
coopération internationale, les chercheurs travaillant en France
soulignent leur intégration à la communauté scientifique mondiale.
Les maths et la France
La place de la France dans les maths
mondiales fait partie des sujets de satisfaction. On peut le vérifier
avec le zoom sur cette discipline opéré par le rapport de l’ OST. En
effet, la France pointe au troisième rang avec 6,5% des publications.
Dépassée uniquement par les Etats-Unis (20,1%) et la Chine (13,4%). Une
« spécialité » ancienne liée à la place des maths dans la sélection
scolaire mais aussi au soin
apporté par les mathématiciens aux « petits génies » pas toujours
faciles à gérer, en particulier à l’Ecole normale supérieure.
Un bouleversement du monde
Les graphiques et tableaux de l’ OST
disent une transformation du monde que l’on peut résumer en quelques
remarques (très) lapidaires.
► La Chine reprend la place que lui donne
sa démographie. Dans les sciences, les technologie, l’économie, la
géopolitique… Dans le monde de demain, son statut de superpuissance sera
une donnée de base.
►Hégémoniques en 1990, après l’éclatement du bloc soviétique, les Etats-Unis ne peuvent plus espérer dominer le monde.
►Les pays d’Europe peuvent, ensemble et
coordonnés, constituer une puissance mondiale de premier plan puisque
l’ U-E est… la première productrice de science, nettement devant les
Etats-Unis. En revanche, isolés, ils seront des acteurs d’abord de
second rang, puis de moindre importance au fur et à mesure que d’autres
pays s’approprieront sciences et technologies. D’ailleurs, c’est grâce à
leur coopération serrée qu’ils ont réussi à se hisser aux premiers
rangs dans les domaines de la physique des particules, de l’astronomie
ou des technologies spatiales.
► Sciences et technologies sont encore
hors de portée de la plupart des pays d’Afrique, d’une bonne part de
l’Asie ou de l’Amérique Latine. C’est un problème… mondial. Car la
résolution de leurs difficultés économiques, sociales et culturelles –
lesquelles vont jusqu’à la guerre et la sous-alimentation qui alimentent
des migrations massives et non voulues – ne se fera pas à technologies
constantes. La question du transfert de savoirs et de technologies doit
donc être posée autrement que dans le cadre d’échanges marchands.
Soutenir la formation d’une force scientifique et technologique dans les
pays du sud les plus en difficulté devient un impératif mondial si l’on
veut affronter les défis du changement climatique, de la gestion des
ressources naturelles, de la paix.
php
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire