Jacques Rancière : « Macron est le pur et simple représentant du capital »

Joseph Confavreux et Lise Wajeman
22 juillet 2018

Les Temps modernes. Art, temps, politique (La Fabrique), Jacques Rancière. « Macron est le pur et simple représentant du capital »
Dans son dernier ouvrage, le philosophe Jacques Rancière repose les conditions d’une politique pour le temps présent qui puisse échapper autant à la « gestion experte du présent », à « l’optimisme officiel », au « catastrophisme ambiant » qu’au grand récit de la « nécessité historique ».

Dans [...] Les Temps modernes. Art, temps, politique (La Fabrique), le philosophe Jacques Rancière déploie une politique du temps, définie comme « un milieu de vie. Il est une forme de partage du sensible, en deux formes de vie séparées : la forme de vie de ceux qui ont le temps et la forme de vie de ceux qui ne l’ont pas ».



Le philosophe part dans ce livre d’un double constat. D’un côté, « l’optimisme officiel et le catastrophisme ambiant » partagent la même vision, « celle d’un temps qui avait dit adieu aux grandes espérances et aux désillusions amères de ce temps de l’Histoire orienté par une promesse de justice ».
De l’autre, « tandis que l’on claironnait la fin du grand récit marxiste, la domination capitaliste et étatique en reprenait à son compte le noyau dur : le principe de la nécessité historique ». Ainsi, « au XIXe siècle, Marx et Engels stigmatisaient ces artisans et petits-bourgeois attachés à des formes sociales dépassées qui résistaient au développement du capitalisme et retardaient ainsi le futur socialiste dont il était porteur. À la fin du XXe siècle, le scénario a été revu pour en changer non la forme mais les personnages. La condition de la prospérité à venir, c’était la liquidation de ces héritages d’un passé dépassé qui s’appelaient codes du travail, lois de défense de l’emploi, sécurité sociale, systèmes de retraites, services publics ou autres. Ceux qui bloquaient la voie du futur étaient ces ouvriers qui se cramponnaient à ces vestiges du passé. Pour châtier ce péché contre la nouvelle justice du temps, il fallait d’abord le renommer. Les conquêtes sociales du passé furent rebaptisées “privilèges” et la guerre fut engagée contre ces privilégiés égoïstes ».

Échapper à cette tenaille suppose de décrire à nouveau les façons dont le temps constitue une « distribution hiérarchique des formes de vie », afin d’ouvrir des brèches dans la « gestion experte du présent ». En renouant certains « fils perdus », pour reprendre le titre de son précédent livre, le philosophe poursuit le questionnement qu’il posait dans un autre livre cinglant publié il y a un an, En quel temps vivons-nous ?
Dans cet entretien avec Éric Hazan, l’éditeur de La Fabrique, il mettait en lumière la façon dont « la morosité électorale trouve volontiers son pendant dans des mouvements revendicatifs à demi résignés et des théories révolutionnaires “radicales” qui empruntent souvent leurs arguments et leur tonalité aux théories désabusées de la catastrophe civilisationnelle ».
Il jugeait que « la question n’est pas de savoir s’il faut être réaliste ou intransigeant », en se focalisant sur la question des buts, parce qu’on « ne travaille pas pour l’avenir, on travaille pour creuser un écart, un sillon tracé dans le présent, pour intensifier l’expérience d’une autre manière d’être ».
Pour le philosophe, « l’émancipation, cela a toujours été une manière de créer au sein de l’ordre normal du temps autre, une manière différente d’habiter le monde sensible en commun ». Entretien.

Vous ouvrez votre texte, Les Temps modernes, en vous en prenant à l’usage du mot « réforme » devenu un « signifiant maître » de notre époque. Plus loin, vous explicitez les leurres et les confusions existant autour du mot « crise », en rappelant que pour Marx, la crise « était la révélation concrète de la contradiction qui habitait un système et qui devait l’emporter », alors qu’elle « est tout autre chose aujourd’hui. Elle est l’état normal d’un système gouverné par les intérêts du capital financier ». Existe-t-il un vocabulaire trop dévoyé pour être politiquement inutilisable et qu’il faudrait abandonner ?
Jacques Rancière : Je ne dis pas qu’il faut l’abandonner. La politique est fondée sur des signifiants qui, précisément, sont flottants et utilisés par les uns et les autres. J’ai toujours dit par exemple qu’il fallait garder une utilité au mot « démocratie » alors qu’un tas de gens voulaient l’abandonner, parce que c’est le mot qui désigne ce pouvoir des égaux que nos gouvernants veulent rendre invisible. La bataille sur les mots est aussi une bataille sur les choses elles-mêmes. « Crise » désigne actuellement un concept de l’ennemi. C’est une manière de décrire l’état du monde qui permet aux gouvernants de se légitimer en tant que médecins de ces maux. « Réforme » est, de même, une manière pour eux de justifier la privatisation généralisée en la présentant comme l’adaptation à une nécessité objective. Il y a toujours une bataille sur les mots, il y a des mots qu’il est utile de reprendre, et d’autres non. La politique, ce n’est pas un choix qu’on fait une fois qu’on a établi une description de la situation, c’est d’abord la bataille sur la manière de la décrire.

Vous expliquez que « l’action politique, la science sociale ou la pratique journalistique usent de fictions, tout comme les romanciers et les cinéastes », en rappelant que « la fiction n’est pas l’invention d’êtres imaginaires », mais « la construction d’un cadre au sein duquel des sujets, des choses, des situations sont perçus comme appartenant à un monde commun, des évènements sont identifiés et liés les uns aux autres en termes de coexistence, de succession et de lien causal ». Quel est alors le processus fictionnel de l’action politique contemporaine ?
Il existe une bataille entre fictions. Il y a une fiction dominante qui est une fiction de l’explication globale du monde : c’est une reprise d’une fiction largement partagée par la droite et la gauche, par les forces conservatrices et les forces qui se voulaient révolutionnaires, à savoir la fiction de la nécessité historique à laquelle il est vain de vouloir s’opposer. Ce qui s’oppose à cette fiction aujourd’hui, c’est la création de fictions locales qui, en tel ou tel point, à tel ou tel moment, proposent d’autres manières de décrire les situations, de définir les acteurs d’une action et les possibles d’une situation.

À quelles conditions ces situations peuvent-elles être autre chose que des oasis ?

La première condition est de maintenir des descriptions du monde et des capacités d’agir qui soient à l’écart, en opposition par rapport à la logique dominante. Qu’est-ce que ça va donner ? On n’en sait trop rien… Mais il s’agit de penser des temps qui développent leur propre énergie, leurs propres possibilités, plutôt que des temps déterminés par l’horizon qu’on a fixé et vers lequel on prétend savoir les étapes à franchir.
Je me suis situé dans ce moment historique, qui commence peut-être avec les manifestations contre la réélection d’ Ahmadinejad en Iran et les printemps arabes et se poursuit par le mouvement des occupations, dont Nuit debout est un des derniers avatars. Je ne cherche pas de modèles, mais à décrire une certaine trajectoire où existent ces rassemblements massifs en un lieu et en un temps. Cela renvoie à la question de savoir comment penser la lutte collective aujourd’hui. Notre-Dame-des-Landes est un combat qui a remporté son objectif immédiat. Tout l’enjeu de la bataille entre le gouvernement et le rassemblement des collectifs de NDDL est alors de savoir si on a affaire à un combat sur une revendication précise qui a été atteinte ou à un conflit de mondes qui a vocation à se poursuivre
Il y a toujours plus ou moins un entrelacement dans le politique entre conflits de forces et conflits de monde. Ainsi le « mouvement ouvrier » n’était pas simplement le mouvement d’une classe poursuivant ses intérêts communs, mais la proposition d’un monde alternatif. Mais avec la désindustrialisation et la délocalisation qui ont affaibli la force collective ouvrière dans nos pays, la politique tend à prendre de plus l’aspect de ces conflits de monde, qui ne représentent pas une classe sociale, mais des gens qui se définissent par le monde qu’ils présentent comme alternative au monde dominant.

Pourquoi a-t-on le sentiment que les brèches dans le temps de la « gestion experte du présent » ne parviennent guère à s’élargir, comme l’a par exemple montré la mobilisation pour la défense du service public articulée à la réforme de la SNCF ? Il s’agissait pourtant là de lutter contre Macron « et son monde », comme à Notre-Dame-des-Landes on luttait contre l’aéroport « et son monde. » Mais quelque chose ne prend pas, bien que l’idée qu’on se trouve dans des conflits de mondes soit présente. Comment l’expliquez-vous ?
Il y a constamment des petites brèches. Il y a des batailles à chaque fois que l’ordre dominant essaye d’avancer un pion en plus. Mais il est clair qu’on paie aujourd’hui toutes les formes de confiscation de la pensée émancipatrice par la pensée dominante. On pourrait évoquer ces multiples formes de consentement « progressiste » à l’ordre dominant, par exemple en 1995, l’adhésion de toute une partie de l’intelligentsia de gauche au discours dominant, au motif qu’il fallait penser à l’avenir, ne pas rester accroché aux « privilèges » du passé. Cela rencontrait le vieux discours marxiste à l’encontre des artisans et des classes en déclin qui s’accrochent au passé.
On est ainsi arrivé à ce paradoxe qu’à chaque fois qu’il y a un mouvement ouvrier qui se bat, et qui se bat contre le monde de la privatisation intégrale, il y a une forte opinion progressiste dominante qui pense que ces gens-là se battent pour des causes qui sont perdues et qui, étant perdues, sont forcément réactionnaires.
Si on pense aussi à ce qu’a pu signifier l’idéologie républicaine comme retournement d’un certain type de valeurs progressistes, on saisit une conjonction de formes de captation d’idéologies qui se voulaient progressistes ou révolutionnaires par la logique dominante, la formation d’une « gauche de droite » qui a accompagné les avancées du capitalisme absolutisé. On a donc encore des mouvements sociaux de type classique, mais ils sont menés par des groupes qui sont devenus minoritaires sociologiquement. Et du fait qu’ils sont minoritaires sociologiquement, on pense qu’ils sont attardés historiquement.

Nous ne sommes pas en face du capitalisme, mais dans son monde, expliquiez-vous dans En quel temps vivons-nous ? Quelle prise avons-nous, du coup, pour affronter ce que vous désignez par le capitalisme absolu ?
Pendant très longtemps, l’ordre dit néolibéral, c’est-à-dire l’ordre du capitalisme absolu, a été géré par des gens qui pensaient représenter un camp, mais avoir à gérer un système d’équilibre entre les forces sociales et politiques. Il y avait donc des choses qu’ils jugeaient impossibles, impensables ou trop risquées. Pensons à ce qui s’est passé en 2006 avec la loi sur le contrat de première embauche (CPE). Il y a un moment où la droite a fini par craquer face à la mobilisation, par juger impossible d’imposer aux jeunes une loi déjà votée qu’ils refusaient.
Ce qui spécifie Macron, c’est d’être débarrassé de cette préoccupation d’équilibre des forces. Il agit comme le pur et simple représentant du capital, ce que la gauche ne pouvait pas faire directement. Peut-être qu’il fallait ça en France, parce que ce qui a été fait par la droite en Angleterre ou aux États-Unis ne pouvait pas être fait par la droite française. Ce ne pouvait être fait que par un type qui ne représente, finalement et littéralement, rien en dehors de la logique du capital.

En quoi vivons-nous un conflit entre différentes temporalités, entre différents « temps modernes » qui s’affrontent ou s’excluent les uns les autres ?
Il y a toujours eu un conflit sur l’idée de « temps modernes » parce que l’idée dominante de modernité a été en partie inventée par des gens hostiles à cette modernité. Elle a représenté un mélange entre le récit progressiste, qui est le récit des Lumières, d’une histoire qui, petit à petit, fait triompher la raison parmi les hommes, et le récit de la contre-révolution, qui est celui d’un monde moderne, caractérisé par la dissolution des liens sociaux, de l’ordre symbolique et donc la déréliction d’un monde voué au malheur de l’individualisme et de la démocratie.
Le récit dominant sur les temps modernes mélange donc les récits, comme on le voit encore plus aujourd’hui, où l’ordre dominant a repris le récit du progrès et de la marche nécessaire de l’histoire. Alors qu’au contraire, les récits qui se veulent alternatifs reprennent largement la vision d’un monde moderne comme décadence. Toute une part de l’opinion qui se veut de gauche, révolutionnaire, marxiste, a assez largement endossé une vision heideggerienne du monde, la vision d’une essence de la technique conduisant l’humanité à sa perte en dissolvant les liens entre les humains. On se trouve donc dans ce paradoxe d’avoir un discours dominant, fondé sur ce qui a été, hier, la pensée du progrès et de l’histoire en marche, et des discours alternatifs, qui sont très largement des discours de la déréliction moderne, de la démocratie comme règne de l’individualisme, à quoi viennent se mêler les discours de la catastrophe et de la planète menacée. Ces alertes sur la planète menacée relèvent évidemment de tout autre chose que du catastrophisme contre-révolutionnaire. Mais il y a une conjonction entre plusieurs interprétations du monde et un brouillage des repères qui sont peut-être plus importants que jamais.

Ne peut-il pas y avoir de catastrophisme « éclairé » ?
Le catastrophisme a toujours été une manière de montrer qu’on était éclairé. En général, dans l’Occident moderne, être éclairé a voulu dire : être du côté de ceux qui savent. Ceux qui savent ont longtemps été ceux qui savaient pourquoi la révolution allait advenir. Maintenant, on les trouve souvent du côté de ceux qui prétendent savoir pourquoi elle ne va pas avoir lieu.



On peut appeler à prendre en considération toute une série de dangers et de menaces sans pour autant prendre ses repères sur un discours de la catastrophe imminente. Aujourd’hui, tout discours globalisant sur l’état du monde est un discours renvoyant à la capacité de ceux qui gèrent l’état du monde. Là où il y a des contre-discours et des contre-temporalités, c’est précisément dans un certain nombre d’actions qui disent : « On tiendra ici et maintenant sur ce qui est fait à la terre, sur ce qui est fait aux populations, à cet endroit et à ce moment précis. »
Qui peut œuvrer aujourd’hui à l’échelle de la planète, si ce ne sont les maîtres de la planète ? Il n’y a pas d’internationale communiste, pas d’internationale ouvrière, mais il y a une internationale capitaliste. Il faut partir de cette situation-là, et donc se déplacer par rapport aux hiérarchies marxistes ou progressistes traditionnelles de la totalité et de la partie. C’est à partir de lieux, de temporalités, de moments construits spécifiquement que les combats contre l’ordre dominant se mènent.

Pouvez-vous préciser ce que signifie le fait que le temps sépare les hommes, peut-être davantage que les conditions matérielles ?
Je n’oppose pas le temps aux conditions matérielles, parce que la première condition matérielle est de vivre dans le temps. Avoir travaillé longtemps sur l’histoire ouvrière m’a effectivement appris que la première infériorité subie est celle de ne pas avoir le temps. J’ai relié cela à ce passage de La République où Platon explique que quand on est artisan, on n’a pas le temps de faire autre chose que son travail. C’est tout un ordre du monde qui est condensé là. Il est impossible d’opposer les souffrances dites réelles ou matérielles à celles de vivre dans le temps de l’exclusion, le temps de gens qui n’ont pas le temps. Cette hiérarchie a fonctionné depuis des millénaires entre les hommes passifs, qui travaillent toute la journée, et les hommes actifs, qui peuvent goûter le loisir, dont le temps n’est pas marqué par la nécessité, parce qu’ils ont le loisir de l’action, le loisir du loisir, le loisir de la pensée ou de la culture.
Le temps c’est ce qu’il y a de plus matériel dans la vie des humains. Comme j’ai pu partir en guerre contre ceux qui disent que les mots et le réel sont séparés, j’ai toujours essayé de plaider pour une idée de la matérialité un peu plus large que le salaire et la nourriture du jour.

Qu’est-ce qui à la fois se profile et se masque derrière le constat récurrent selon lequel notre époque serait celle de la « fin des grands récits » ?

La fin des grands récits est une manière de confirmer que ce qui se passe dans la vie des humains serait le produit d’une évolution qui renvoie à l’idée d’un seul temps. Si quelque chose peut s’opposer à un « grand récit moderne », ce n’est pas l’idée que « c’est fini », parce que cette idée est toujours liée à l’idée qu’il existe une nécessité globale. Ce sont les brèches qui ouvrent d’autres formes de temporalités, parce que le temps est une réalité conflictuelle.
La singularité de la littérature, au sens moderne du terme, est d’avoir mis fin non pas aux grands récits, mais d’avoir mis fin à des modèles narratifs fondés sur la distribution hiérarchique des temps. La littérature a décrété qu’il n’y avait pas, d’un côté, le temps des grandes actions et, de l’autre, le temps de la répétition, de la routine, mais que finalement, le temps qui vaut la peine d’être raconté, le temps qui oriente la narration est précisément ce temps dit du quotidien, qui se révèle n’être pas un temps mort, un temps vide, mais le temps d’une multitude d’évènements sensibles qui peuvent être partagés par tous.
Quand le menuisier Louis-Gabriel Gauny, au XIXe siècle, écrit et redécrit sa journée de travail, il ne raconte pas sa journée de travail, il fait un contre-récit. Il redécrit ce temps qui est censé être uniforme, le temps où il est censé ne rien se passer, pour montrer tout ce qui s’y passe, la multitude des choses qui se produisent entre les gestes des mains, les déplacements du regard et les mouvements de pensée, tout ce qui produit ainsi l’adhésion ou la distance par rapport au temps « normal », qui est le temps de la domination.
Il y a une tension propre aux temps modernes. Le grand récit politique n’a cessé de séparer ceux qui sont modernes et ceux qui sont arriérés. La littérature a construit un contre-modèle où il y a un même temps qui est partagé par tous.

Quand vous dites qu’il ne faut pas attendre d’avoir de l’espoir pour agir, on a envie de vous demander : comment fait-on pour agir aujourd’hui ? Vous avez des formules, dans vos derniers livres, dénonçant « les schémas caducs de l’action programmée ». Mais comment fait-on alors pour agir sans fin ?
Je ne me suis pas occupé de dire comment il fallait faire, mais d’essayer de voir comment les choses étaient faites par ceux qui font quelque chose, ceux qui agissent, en affirmant qu’un conflit de forces sur un point donné est en même temps une espèce de conflit global de mondes. Cela peut prendre différentes figures, comme celle de la ZAD ou de telle ou telle lutte sur une question d’environnement. Cela peut naître d’un petit truc de rien du tout, comme l’histoire du parc Gezi, à Istanbul. Quelque chose censé être local, ponctuel, se transforme en quelque chose d’universel. On construit une scène, on construit une temporalité spécifique, ce qui va définir un cadre, et la question est alors de savoir ce qu’on fait dans ce cadre. À partir de ce point de départ, chaque conflit possède une tension spécifique, et quand on tire sur les gens, comme à Kiev ou Istanbul, une étape est franchie, ce qui n’a pas été le cas à New York, à Madrid, à Paris.
On peut évoquer la spécificité grecque, qui a été de penser que le problème n’était pas seulement d’occuper un lieu, de s’y installer, mais plutôt de créer un réseau de lieux alternatifs en rapport les uns avec les autres. Il y a toute une série de formes alternatives qui se sont constituées, au niveau de la production, des soins, de l’éducation, de l’information… Sans doute en a-t-il été ainsi parce que le mouvement grec avait un lien précis avec le conflit global, qu’il réagissait à l’action de cette Union européenne qui est la section européenne de l’internationale capitaliste. Il y avait là précisément une sorte d’ajustement entre conflit de forces et conflit de mondes : les forces répressives sur le terrain étaient bien les agents d’une force répressive globale. Au fond, la question est de savoir comment on articule la constitution d’un espace et d’un temps symbolique avec des formes d’action qui vont lier manière de lutter et manière d’être ensemble. De ce point de vue, ce qui s’est passe en Grèce ou à Notre-Dame-des-Landes n’est pas la même chose que la forme un peu abstraite de ce qui s’est déroulé place de la République, où l’on se demandait : est-ce qu’il faut faire des assemblées ou partir en manif sauvage ?

On vous lit aussi pour s’outiller, comme avaient pu le faire les intermittents, récupérant le titre d’un de vos livre, Le Partage du sensible, comme slogan. À qui ou à quoi vos livres sont-ils destinés ?

 

Je propose une redescription des situations, du champ des possibles ouverts par une situation. Je ne prétends pas apporter plus que des possibilités de figurer la marche du temps, de figurer autrement ce que les gens font, leur rapport à la domination, le sens de ce qu’ils font contre l’ordre dominant, le rapport entre un présent et une conception plus large du temps. J’ai essayé de transmettre une conscience du lien entre des actes singuliers de reconquête d’un espace, d’un temps, de possibilités de vivre, de formes de vie, et des manières de penser l’action, de penser l’avenir de l’action.
J’ai beaucoup travaillé pour montrer que ce qu’on appelait « mouvement ouvrier », qu’on traitait comme une espèce de grosse masse globale, s’ancrait en fait dans une multitude de formes de réappropriation du temps, aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif.
La grève n’est ainsi pas seulement une bataille entre des gens qui ont des intérêts opposés, mais aussi la création d’un autre temps ; de même pour l’occupation. J’ai travaillé pour essayer de briser le partage entre le politique et l’esthétique, le partiel et le global, l’instantané et le long terme. On a longtemps pensé que la théorie donnait des armes. Malheureusement, la théorie ne donne pas d’armes, la théorie donne des explications. Et les explications ne donnent pas d’armes, contrairement à ce qu’on a cru pendant un bon siècle. Depuis trente ou quarante ans, on se rend même compte que les explications donnent plutôt des armes pour ne rien faire, ou des armes pour subir et consentir à ce qui est. Les redescriptions, elles, ne donnent pas des armes, mais des moyens de se sentir moins seul, moins acculé, moins pris dans des situations de défaite ou de désespoir.

On a quand même le sentiment que le temps de l’internationale capitaliste, aujourd’hui, s’accélère, avec les Trump, Orbán ou Salvini : le temps du capitalisme absolu se double d’un temps de nationalisme de plus en plus absolu. Est-ce que vous sentez cette accélération du temps d’en face ?

Peut-on parler d’accélération ? Ce qui est significatif, et qui a commencé au temps de Reagan, c’est précisément la dissociation interne du modèle progressiste de concordance des temps. Au moment du 11 septembre 2001, les Américains se demandaient comment il était possible que des gens calés en informatique soient en même temps des fanatiques d’Allah. Cela fait ricochet, en rappelant qu’il y a toujours un peu de Ku-Klux-Klan derrière la modernité capitaliste. Il y a toujours une passion meurtrière de l’ordre propriétaire, qui est une chose extraordinairement forte, derrière les déclarations sur la grande libération des énergies mondiales. On peut percevoir aujourd’hui que l’ idée selon laquelle toutes les grandes idéologies se sont noyées dans les eaux glacées du calcul égoïste est fausse. Le calcul égoïste fait son chemin à travers des idéologies nationalistes, des passions propriétaires, des passions racistes…C’est pourquoi le terme de néolibéralisme est tellement trompeur : on n’est pas du tout dans le monde que l’on nous décrit, à droite comme à gauche, dans un monde où l’ordre de la marchandise serait aussi celui de la libéralisation, de la permissivité absolue. C’est pour cela que la plupart des analyses de l’ordre dit néolibéral sont aussi nulles. Elles font comme s’il y avait adéquation entre l’avancée du capital, le développement d’une démocratie de masse, le règne d’une petite bourgeoisie mondiale partageant toutes les valeurs libérales ou libertaires.
Mais ce qu’on voit avec Trump ou Salvini, c’est qu’il n’y a aucun lien entre les progrès historiques. Le fond de la domination capitaliste du monde, ce n’est pas la libération des énergies individuelles et individualistes, c’est la furie de l’ordre propriétaire, au niveau individuel comme au niveau national… Cette férocité, quand on a lu la littérature américaine et vu le cinéma américain, on la connaît : on sait que derrière la grande épopée du capitalisme niveleur, créateur de la petite bourgeoisie universelle, il y a une férocité absolument monstrueuse. On redécouvre ça de manière quelque peu ahurie. Tout se passe comme si on redécouvrait , avec Trump, à quel point Chaplin voyait juste en transformant Hitler en pitre – un pitre qui est, bien sûr, un animal féroce.

Après la Grèce, au moment de l’ Aquarius, reste-t-il, pour vous, quelque chose de l’Europe ?
Tout dépend ce qu’on appelle Europe. Dans les constructions européennes modernes, il y a eu deux temps : le temps de la petite Europe où l’on a essayé – avec toutes les ambigüités, bien sûr – de constituer un espace démocratique européen contre les fantômes nazi et fasciste, et ensuite, le temps complètement différent de la construction européenne comme machine de pouvoir du capital. Aujourd’hui, l’Europe n’existe que comme Europe du Capital, alors qu’il y a eu un moment où l’on a pu croire ou faire croire à la conjonction entre la création d’un espace économique de libre-échange et d’un espace de démocratie. On voit bien qu’on n’en est plus là : autant l’Union européenne est capable de faire appliquer les volontés du Capital, autant elle est absolument incapable de lutter contre les Orbán et compagnie.

Quelles relations établissez-vous entre le triptyque qui compose le sous-titre de votre livre : Art, temps et politique ? Vous citez Hegel, selon lequel, « quand l’art n’est plus la floraison d’une forme de vie collective, il devient une simple démonstration de virtuosité ».
Je ne prends pas le diagnostic de Hegel à mon compte. Il correspond à ce moment singulier où l’art se met à exister comme sphère d’expérience spécifique, au nom d’un passé où l’art a été une forme de vie collective. Hegel est l’homme de ce moment singulier du musée où la peinture va exister en tant que telle, l’art va exister en tant que tel, dans son monde propre, et ne plus être ce qui décore les palais des puissants ou ce qui illustre les vérités de la foi. Dès le départ, l’art se donne comme un monde à part ; mais ce monde à part se fonde sur le fait qu’il n’y a plus aucune barrière déterminée entre ce qui est artistique et ce qui ne l’est pas. Cette contradiction entre un art devenu une réalité propre et un art pensé comme forme de vie collective est ce qui a alimenté le modernisme : il fallait que l’art redevienne une forme de vie collective.
Au début du XXe siècle, les arts de l’action, du mouvement, le théâtre, la danse, ou les arts auparavant méprisés comme les arts décoratifs, le design, deviennent les moyens de former le décor matériel de la vie nouvelle. Ce moment où des arts secondaires, méprisés, viennent sur le devant de la scène comme signes d’un retour de l’art à la fonction de créer des formes de vie, et non plus des œuvres d’art, a accompagné les temps modernes, au moins jusqu’aux années 1930. Avec la répression du stalinisme, du nazisme et du fascisme, cette poussée très forte s’est trouvée réprimée sur le terrain, avant d’être réprimée théoriquement lorsque l’on a réinventé le modernisme comme l’autonomie de l’art, l’art s’occupant de son propre médium. Je ne pense pas qu’aujourd’hui quiconque croie que l’art soit effectivement une forme de vie, même si l’on passe son temps dans tous les festivals, toutes les biennales, à essayer de mimer ce moment historique, avec un théâtre qui serait théâtre de l’action, du mouvement, ou avec ces expositions qui remettent en scène ce passé de l’art identifié à la vie. Il s’agit pour moi d’un rêve perdu : après la phase moderniste, il y a eu ce moment critique, ce moment de l’art brechtien. L’art a été pensé comme une espèce de pédagogie formant les gens, leur apprenant à connaître le monde, à se comporter en face du monde : cet art critique était précisément une sorte de deuil de l’art comme forme de vie. Aujourd’hui, avec le deuil de l’art critique, on voit revenir comme rêve, et souvent comme caricature, l’idée de cet art vivant, cet art identifié à une espèce de manifestation politique. Dans l’art de la performance, dans les installations, dans le théâtre, on voit cette volonté de retrouver une forme d’art qui soit en même temps une forme d’action collective. Cela peut paraître très décalé par rapport à ce qui se passe à l’extérieur, comme si l’art cherchait à suppléer le vide de la politique. Mais ces formes de politisation de l’art sont souvent proches elles-mêmes des nouvelles formes de l’occupation collective des rues, comme si toutes deux touchaient au même cœur « esthétique » de la politique : la lutte concernant le partage sensible des temps et des espaces, des identités et des capacités.

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