Politique : du respect des puissants – Chronique 147

Bertrand Renouvin
21 Mardi août 2018
Lors de visites officielles, quand les bains de foule ne sont pas soigneusement préparés, il arrive que les dirigeants du pays soient interpellés par des citoyens en colère. Un chroniqueur d’Arrêt sur images (1) a rassemblé et commenté quelques-unes de ces confrontations. Je choisis les plus récentes, qui mettent en scène Emmanuel Macron et Bruno Le Maire.
Le 5 septembre 2017, dans une usine, au milieu d’un groupe, un homme refuse la main tendue par le président des riches :
-Je ne vous salue pas !
-Vous savez, saluer, c’est de la politesse. Je suis gentil avec les gens, rétorque Emmanuel Macron.
Le 5 avril 2018, au CHU de Rouen, deux aides-soignantes interpellent Emmanuel Macron et lui expliquent leurs difficultés :
-Je vous écoute, j’ai la courtoisie alors que vous ne m’avez même pas serré la main, répond le président avant de poursuivre son chemin.
Le 23 février 2018, à l’usine Peugeot de Mulhouse, un délégué de la CGT s’adresse au ministre des Finances en évoquant la situation des intérimaires qui gagnent moins de 1 000 euros par mois : ils sont 1 400 dans l’usine, ce qui est contraire au droit car il faut à partir d’un certain moment les embaucher.
-Vous êtes le ministre des Finances, vous êtes ministre, est-ce que vous êtes venu ici pour faire respecter la loi ? demande le délégué CGT.
-Vous pourriez d’abord, monsieur, dire bonjour, rétorque Bruno Le Maire qui demande au délégué de lui serrer la main.
-Non ! je ne vous serrerai pas la main. Vous allez écouter parce que vous êtes ministre.
-Je n’écoute pas ceux qui ne me serrent pas la main, qui ne me disent pas bonjour. Vous êtes ici dans une entreprise qui marche, qui fonctionne …
La technique de communication est simple : l’interpellateur est disqualifié par son impolitesse, alors que l’interpellé se signale à son entourage et aux caméras par sa courtoisie. L’atteinte aux bonnes manières justifie le refus d’un débat… qui pourrait mettre l’interpellé dans l’embarras.

Les deux oligarques vont certainement faire école et les citoyens en colère seront systématiquement renvoyés à leur prétendue grossièreté. Pourtant Emmanuel Macron, titulaire d’un Diplôme d’études approfondies de philosophie, et Bruno Le Maire, agrégé de lettres modernes, devraient savoir que leur habileté face aux « gens » est cousue de gros fil blanc.

Quand un dirigeant politique contesté en appelle à la politesse, il se place sur un terrain mouvant. La politesse n’est pas une vertu mais une qualité ambiguë. Il existe mille manières blessantes d’être poli ou de cacher sous ses bonnes manières des intentions malveillantes. Les règles de la politesse doivent cependant être respectées car elles inclinent au respect des autres, de tout autre personne.
Dans la vie quotidienne, on se salue sans effort et de différentes manières selon la nature des relations qu’on entretient avec autrui. Il est d’ailleurs impoli de faire remarquer à l’autre son impolitesse, surtout devant témoins, car ce type de remarque crée un malaise alors que la politesse a pour fonction de mettre chacun à l’aise. Si l’on se place du point de vue des relations interpersonnelles, Emmanuel Macron se comporte en personnage mal élevé : dans les dialogues précités, il se sert de la politesse pour humilier – attitude courante dans les hautes classes. De plus, il s’adresse aux personnes qui le contestent dans le cadre d’un rapport de forces : il est entouré des policiers chargés de sa protection – ou d’hommes de main.
Emmanuel Macron se présente, très normalement, comme une autorité qui dispose de la force et il se sert de cette force pour imposer, non la politesse, mais le respect. Mettre en valeur son autorité, sous prétexte de politesse, c’est une manière de dire que tout citoyen, même mécontent, doit respecter l’autorité politique – président de la République ou ministre.

Respecter l’autorité, c’est l’évidence même ! Mais à condition que l’on s’entende sur ce qui signifie l’autorité et sur ce qu’implique le respect. Au cours de leurs belles et longues études, Emmanuel Macron et Bruno Le Maire ont étudié Blaise Pascal et ses Trois discours sur la condition des grands ne leur ont certainement pas échappé. Tous deux se souviennent que Pascal s’adresse au jeune Charles-Honoré d’Albert. Nous sommes en 1660, au début du règne de Louis XIV, et le jeune Charles-Honoré n’est pas n’importe qui : fils de Louis-Charles d’Albert de Luynes, il deviendra duc de Chevreuse. Pascal prépare Charles-Honoré à devenir « grand », selon son grand lignage, à une époque où l’on ne plaisante pas avec l’autorité. Or l’enseignement pascalien a pu déconcerter son élève et paraît aujourd’hui encore fort étrange à ceux qui ont en tête les clichés sur le Grand Siècle « absolutiste » et sur une société d’Ancien régime hiérarchisée en ordres – noblesse, clergé, tiers-état.
Pascal enseigne en effet que l’homme qui a un rang élevé dans la société peut agir avec les hommes selon son rang dans l’espace public, mais il doit se souvenir qu’il est, par état naturel, dans une « égalité parfaite » avec les autres hommes. Il faut en effet distinguer dans le monde deux sortes de grandeurs. Les grandeurs naturelles sont des « qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps » comme la santé, la force, la vertu, l’intelligence. Les grandeurs d’établissement sont créées par la volonté humaine, par la « fantaisie des hommes » pour honorer certains « états » ou statuts sociaux : la noblesse est le fruit de ce type de convention, dont Pascal ne discute pas plus la nécessité que la règle qui fait qu’un fils succède à son père dans la royauté.

Faudrait-il donc respecter toutes les formes d’autorité, sans se poser de questions ? Dans les régimes tyranniques, où l’on confond les grandeurs naturelles et les grandeurs d’établissement – Staline, proclamé coryphée des sciences -, le respect de tout ce qui est déclaré respectable est imposé par la violence. Dans la France monarchique et royale, il doit en aller autrement. Il y a certes des grands qui pèchent par insolence, en se croyant supérieurs en tous points aux hommes qui ne sont pas de leur rang. Ces nobles se trompent et nous trompent, dit Pascal : « nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects ».
Aux grandeurs d’établissement, nous devons des respects d’établissement, « c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures […] » qui varient selon l’importance du personnage : « il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes ». Le respect tient aux signes extérieurs de respect, selon les indications du protocole et des simples usages. Quant aux grandeurs naturelles, elles méritent notre estime. D’où la célèbre maxime pascalienne : « Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue ». Pascal ajoute qu’un duc peut être estimé s’il fait preuve de ses qualités naturelles, mais précise qu’un duc malhonnête mériterait encore le salut extérieur assorti d’un profond mépris intérieur.

Les « Trois discours » mériteraient une présentation moins succincte mais il faut en revenir à l’attitude des ouvriers et des employées face à Emmanuel Macron et Bruno Le Maire. Si par le plus grand des hasards les lignes qui précèdent leur tombent sous les yeux, ils se diront que Pascal leur donne raison : le président de la République et le ministre de l’ Économie et des Finances ont un statut qui relève des grandeurs d’établissement : il est par conséquent nécessaire qu’on les salue !
Pourtant, cette nécessité peut être mise en question.
Plus haut, j’ai coupé une citation de Pascal : nous devons des respects d’établissement, écrit-il, « c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre … ».
La « justice de cet ordre » ? Ces mots évoquent la théorie pascalienne des ordres – l’ordre de la chair, l’ordre de l’esprit, l’ordre de la charité. Ces ordres hiérarchisés sont en relation grâce à un principe de justice qui règle également les actes qui se déroulent à l’intérieur de chaque ordre (2). L’action politique s’inscrit dans l’ordre de la chair. Emmanuel Macron et Bruno Le Maire sont des « grands de chair ». Mais la force sans la justice est tyrannique et c’est bien la question de la justice que posent les ouvriers et les employées aux autorités politiques.

Face aux « gens », Emmanuel Macron fait son malin mais il a créé, depuis son élection, une confusion telle que l’ordre constitutionnel s’en trouve à nouveau récusé. Au siècle de Louis XIV et de Pascal, les statuts sociaux et politiques étaient clairement assignés : on était roi de France, ou on était duc. Depuis le début de notre siècle, on voit des hommes politiques se faire élire à la présidence de la République puis agir comme s’ils étaient chef du gouvernement. Au CHU de Rouen, les aides-soignantes parlent de leurs problèmes comme si elles avaient en face d’elles un ministre de la Santé publique et Emmanuel Macron leur répond effectivement par des considérations pratiques avant de rompre le débat au prétexte d’un manquement aux règles élémentaires de la politesse.

Mais cette politesse, qui la demande ? Et pour qui ? Emmanuel Macron pourrait rappeler que le respect est dû au président de la République. Il ne le fait pas : « je suis gentil avec les gens » s’exclame-t-il. Il invoque donc une grandeur naturelle – une vertu – et demande qu’on la reconnaisse par quelque signe qui établirait une connivence – au moins dans la gentillesse commune aux hommes de bonne volonté. Pascal jugerait que cette posture est tyrannique : la tyrannie, selon lui, c’est de sortir de son ordre pour imposer sa puissance là où elle ne doit pas s’appliquer. On n’impose pas les préceptes de la religion aux hommes de sciences ; on ne se sert pas de la reconnaissance due à une grandeur d’établissement pour faire reconnaître une grandeur naturelle. Faut-il vraiment s’incliner devant la gentillesse d’un personnage accompagné du préfet en uniforme et de gardes du corps ?

Les employées et ouvriers tancés par Emmanuel Macron ont raison de ne pas céder à ce qui n’est qu’une tentative d’intimidation. A Rouen, les employées du CHU réclament à l’Etat les moyens de soigner les malades. Elles demandent que les malades soient respectés, que leur métier soit respecté, et elles reçoivent une leçon de bonnes manières.
Devant l’usine Peugeot de Mulhouse, c’est la même requête que le délégué de la CGT adresse à l’autorité politique représentée par Bruno Le Maire. Le syndicaliste ne s’adresse pas à un simple visiteur mais au ministre des Finances qui doit effectivement vérifier, comme ministre, que la loi est respectée. Comme Emmanuel Macron, Bruno Le Maire invoque les règles de la politesse pour justifier son refus du dialogue. Mais c’est le syndicaliste qui a raison : il n’a pas à prodiguer des marques extérieures de respect à un ministre qui ne respecte pas le principe de justice dans l’ordre qui est le sien. Pour reprendre les termes de mon maître Claude Bruaire (3), le délégué CGT demande, selon la raison politique, que toute la force de l’Etat soit appliquée à la justice.

Le principe de justice est supérieur à toute la machinerie entrepreneuriale et s’impose lors de l’élaboration du budget de l’Etat. Ce sont « les gens » qui donnent des leçons de philosophie politique aux « grands » de notre époque, si fiers de leurs titres universitaires, et tellement assurés de leur puissance. Leur politesse affectée n’est que le masque de leur violence.
***
(1)    Arrêt sur images, Chronique de André Gunthert :  https://www.arretsurimages.net/chroniques/le-regard-oblique/serrez-moi-la-main-ou-larme-de-la-politesse. En accès libre.
(2)    Cf. Christian Lazzeri, Force et justice dans la politique de Pascal, PUF, 1993.
(3)    Claude Bruaire, La raison politique, Fayard, 1974

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