18/07/2019
Kafka paysan
Services redondants, surtranspositions des normes, arguties administratives, logiciels en déshérence... La gestion des fonds européens pour l’agriculture est si complexe que la France ne réclame pas toutes les sommes auxquelles elle a droit.
Moisson de l'orge dans les plaines céréalières de la Champagne, en région Grand Est. © Sipa Press
Une mission d’information du Sénat se penche sur l’utilisation des fonds européens de développement. Elle cherche à comprendre comment l’administration française, d’inefficacité en refus de responsabilité, réussit, au mieux, à retarder de plusieurs années la naissance de projets et, au pire, à faire perdre des milliards d’euros, particulièrement sur les fonds destinés à l’agriculture. Alors que la France se bat pour sauver l’enveloppe globale de la PAC, elle se montre incapable d’utiliser correctement celle dont elle dispose.
Entre 2014 et 2018, la France est passée à côté de 2,5 milliards d’euros qui lui étaient pourtant dus par l’Europe au titre de la politique agricole commune. 2,5 milliards ! Comment est-ce possible ? Tout simplement parce que l’Europe alloue les fonds en fonction des demandes qui lui parviennent de la part des Etats, en temps et en heure et dans le respect de procédures.
La note d’analyse de l’exécution budgétaire 2018 de la mission Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales compile les montants astronomiques perdus par le Fonds européen agricole de garantie (Feaga) et le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) : 429, 3 millions d’euros en 2014, 812,4 millions en 2015, et ainsi de suite. L’agriculture française tire la langue et est en retard dans sa modernisation mais les fonds qui pourraient changer la donne dorment à Bruxelles... Certes, une partie sera in fine réallouée à la France, mais dans deux ou trois ans et pour d’autres usages. Absurde.
Ces chiffres, passés inaperçus, ont poussé des sénateurs à lancer une mission d’information sur « la sous-utilisation chronique des fonds européens en France », présidée par la sénatrice socialiste de Gironde Laurence Harribey. L’objectif est de comprendre qui est le responsable de cette gabegie. Le rapport doit être produit mi-septembre, mais une réponse s’esquisse : tout le monde... et personne.
« Parmi les personnes que les sénateurs interrogent, on trouve des utilisateurs du système qui ne comprennent pas comment il peut être aussi complexe et des hauts fonctionnaires qui se renvoient la balle », note un témoin des débats. Une usine à gaz dont la France a le secret. Interviennent les services du ministère de l’Agriculture qui gèrent les grandes lignes de la PAC, l’Agence de service des paiements de l’Etat (ASP) et les régions, qui depuis 2012 ont la responsabilité de la gestion des dossiers. Tous se rejettent la faute.
L’exemple des fonds Leader est particulièrement choquant. Il s’agit d’une enveloppe de 700 millions d’euros, une partie du Feader incluse dans les 11,4 milliards d’euros de la PAC sur la période 2014-2020. De l’argent supposé financer des projets de développement ruraux, mais qui se fait cruellement attendre.
« En 2013, le gouvernement a transféré aux régions la gestion de l’argent de la PAC, raconte Michael Restier, le directeur de l’Association nationale des pôles d’équilibre territoriaux et ruraux et des pays, dont les membres montent les dossiers de terrain. Mais c’est intervenu en même temps que la programmation de la PAC 2014-2020 et que la fusion des régions françaises. On s’est retrouvé dans des imbroglios. Les nouvelles régions n’avaient pas des normes administratives homogènes, au sein d’un système français qui, lui-même, sur transpose les normes européennes ».
Les services de l’Etat ont tardé à réagir. « Nous étions au même moment confrontés aux exigences de Bruxelles d’un recalcul des surfaces éligibles aux aides PAC, sous la menace de 3 milliards d’euros d’amende. Il a fallu refaire toutes les cartographies aériennes, recalculer et négocier pour réduire l’amende à un milliard », plaide l’ex-ministre de l’Agriculture Stéphane le Foll, aux commandes moment du transfert.
Pour ne rien arranger, l’ ASP a tardé à transférer aux régions outils et compétences. Michael Restier raconte une invraisemblable situation. Les animateurs des programmes Leaders ont attendu trois ans avant d’être dotés du logiciel Osiris qui permet leur permet d’instruire les dossiers et de les transférer aux régions. Les derniers sont arrivés début 2019 ! Un logiciel dont la mission d’enquête a découvert qu’il lui fallait pas moins de huit heures pour ingérer les données d’un seul projet... « Les animateurs Leader ont dû accompagner des agriculteurs dans des situations terribles. Certains ont dû emprunter pour pallier l’absence des aides sur lesquelles ils comptaient. L’apurement est presque achevé par nos services, c’est maintenant aux régions de travailler. Pour l’heure, 28 % seulement des paiements de la période 2014-2020 ont été effectués. »
Si les régions, qui réceptionnent désormais les dossiers, ne parviennent pas à rattraper les trois ans de retard, l’exercice PAC sera clos et les sommes non versées perdues. Le ministère de l’Agriculture confirme à l’Opinion qu’il a obtenu, dans l’urgence, un sursis de Bruxelles, pour pouvoir verser les aides jusqu’en 2023 plutôt que de les perdre. « Mais ce n’est pas une solution, c’est reculer pour mieux sauter puisque, pendant ces trois ans, on ne peut pas utiliser l’enveloppe suivante », se désole Michael Restier.
Constat amer du député LREM Jean-Baptiste Moreau, spécialiste des questions agricoles : « Les cahiers des charges des dossiers résultent de négociations entre les régions et l’Etat, ils sont incompréhensibles. Même les élus peinent à mobiliser les aides auxquelles les territoires ont droit. Et les aides arrivent tellement tard que les gens préfèrent y renoncer. »
Sur les 11,4 milliards d’euros d’aide à la PAC à dépenser entre 2014 et 2020, 65 % seulement des sommes disponibles ont été engagées. Une partie sera perdue. Le reste somnole plutôt que d’alimenter l’économie agricole. Pendant ce temps-là, selon les derniers chiffres officiels disponibles, les exploitations françaises sont endettées à hauteur de 42 % de leur actif, les trésoreries exsangues. Quant aux investissements, ils ont baissé de 11 % en moyenne entre 2016 et 2017.
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