La transition rapide vers une économie décarbonée est impossible et indésirable

Vincent Bénard

Dans un récent rapport publié par le Manhattan Institute, l’ingénieur-économiste Mark P. Mills déconstruit l’idée centrale du Green New Deal et montre pourquoi il est impossible que le monde réussisse une transition à court terme vers une « nouvelle économie décarbonée ». Vincent Bénard décrypte les implications de ce rapport.

Interview initialement parue sur Atlantico

Pour quelles raisons une énergie très fortement ou intégralement décarbonée est-elle inconcevable techniquement et insoutenable économiquement, même à un horizon 2050 comme l’affirment certains politiciens ?

Dans son rapport, Mark Mills évalue la faisabilité d’une transition énergétique décarbonée de grande ampleur suivant plusieurs angles : technique, industriel, économique, et environnemental. Sans citer l’intégralité de ses arguments, en voici l’essentiel.

Tout d’abord, aujourd’hui, le photovoltaïque et l’éolien fournissent 2 % de la consommation finale d’énergie, et les énergies fossiles 84 %. Pour passer de presque rien à 2 %, les investissements mondiaux dans l’éolien/solaire ont totalisé près de 2000 milliards de dollars depuis deux décennies. La somme nécessaire pour remplacer 84 % d’énergies fossiles par des renouvelables n’est même pas calculable, d’autant plus que la demande énergétique va continuer de croître vigoureusement.

Imaginez que si la moitié la plus pauvre de la planète parvenait à un niveau de vie simplement égal au tiers de celui des Européens, il faudrait ajouter au plan mondial deux fois la capacité de génération actuelle des USA. Et non seulement ces pays aspirent à notre niveau de vie, mais leur population augmente. « Décarboner l’économie » ne signifie pas seulement remplacer les capacités actuelles, mais aussi les multiplier pour répondre à la demande future.

Mills estime donc, indépendamment des problèmes techniques posés, que pour remplacer les énergies fossiles d’ici 2 à 3 décennies par des renouvelables (quasi exclusivement du solaire et de l’éolien, dans l’esprit des promoteurs du Green New Deal), la capacité totale de production des EnR devrait être multipliée par… 90. À titre de comparaison, l’industrie pétrolière américaine a mis 50 ans, entre 1920 et 1970, pour multiplier sa production par « seulement » 10. Imaginer qu’en deux fois moins longtemps, l’industrie des renouvelables puisse réaliser des progrès 9 fois plus importants que ceux déjà conséquents réalisés par l’industrie du pétrole au siècle dernier, est une plaisanterie.

Cet avis tient-il compte des progrès possibles dans les EnR sur la même période ?
Il en tient compte, d’autant plus que techniquement, et contrairement à l’image que ces industries ont dans l’opinion, ni le solaire ni l’éolien ne sont des technologies jeunes, et que leur marge de progression est fortement limitée par les lois de la physique. En matière éolienne, la loi de Betz démontre qu’une éolienne ne peut pas capter plus de 60 % de l’énergie du vent : les meilleures éoliennes actuelles réussissent déjà à en convertir 45 % : la marge de progression est faible. Et le même constat vaut pour le solaire.

Le public et les politiciens croient que ces technologies pourraient progresser selon les mêmes courbes que l’électronique. Mais il n’y a pas de « loi de Moore » pour les objets physiques, sinon les moteurs de nos voitures ne seraient pas plus gros qu’un insecte.

En outre, le solaire et l’éolien n’étant pas pilotables, leur déploiement à grande échelle ne peut se faire sans moyens de stocker l’énergie produite lors des creux de consommation. Aujourd’hui, la plupart des grandes installations solaires ou éoliennes utilisent des backups consomment des énergies fossiles ! C’est pour cela que le « contenu carbone » de l’électricité danoise ou allemande est mauvais, comparé à celui de l’électricité française.

Certains imaginent que les batteries pourraient faire assez de progrès pour remédier à cet état de fait. Là encore, c’est une vue de l’esprit. Stocker autant d’énergie que dans un baril de pétrole brut (environ 1500 Kwh) dans des batteries lithium/ion de type Tesla, pourtant les meilleures disponibles à ce jour, nécessiterait 9 tonnes de ces batteries et coûterait plus de 200 000 dollars.
Un fût capable de stocker les 159 litres du baril de pétrole en coûte 20. Autre exemple : la production annuelle de batteries de la gigafactory de Tesla, qui a coûté 5 milliards, pourrait stocker 3 minutes de la consommation électrique américaine, ce qui serait très insuffisant pour faire face à un creux d’ensoleillement ou de vent prolongé. Une journée de stock d’électricité pour les seuls USA exigerait 480 années de production de cette usine.

Et là encore, la chimie des batteries ne permet pas d’espérer des progrès d’un ordre de magnitude suffisant pour combler un tel handicap. Les projections optimistes évoquent une division par 3 à 4 du poids et du coût par kilowatt-heure stocké d’ici 2030. C’est bien, mais très insuffisant pour espérer battre le pétrole sur le terrain économique.

Et malgré des annonces parfois tonitruantes (il faut bien obtenir des budgets de R&D…), aucune technologie de batterie actuellement expérimentée en laboratoire à petite échelle ne semble susceptible de représenter une vraie rupture technologique dans le domaine, et encore moins être prête à passer au stade industriel. La batterie ne sauvera ni les énergies renouvelables, ni les véhicules électriques, dans un temps concevable.

Mills ajoute en outre que l’extraction des matériaux nécessaires à une telle transition aurait un coût environnemental inestimable. La question de la « soutenabilité écologique » de la production des matériaux rares présents dans les renouvelables a déjà été posée avec acuité par le journaliste Guillaume Pitron dans son livre, La guerre des métaux rares. Imaginez quelles proportions prendraient ces questions environnementales si nous devions, pendant 30 ans, installer chaque année 3 fois la capacité éolienne ou solaire déployée ces 20 dernières années !

Mais ces investissements ne permettraient-ils pas de réduire les émissions de CO2 ?
Même pas ! les ENR permettent de réduire les émissions de CO2 pendant leur cycle d’exploitation mais sont très CO2-émissives lors de leur fabrication, surtout si elles sont fabriquées massivement dans des pays à faible efficacité énergétique comme la Chine, qui détient déjà de très grosses parts de marché dans ces domaines. Fabriquer autant d’éoliennes ou de panneaux, si tant est que les investissements industriels pour y parvenir soient envisageables (et ils ne le sont pas) reviendrait à augmenter les émissions de CO2 pendant cette phase de déploiement accéléré.

Peut-on ajouter d’autres observations à l’analyse de M. Mills ?

Oui. M. Mills, malgré son souci d’exhaustivité, oublie encore certains obstacles à une telle généralisation. Tout d’abord, une grande partie (25 %) des énergies fossiles est utilisée dans des process industriels « à combustion » (métallurgie, cimenterie, etc.) qui n’ont pas -pas encore- d’équivalent électrique, pas plus que l’électrification des process ne peut remplacer la pétrochimie.

De plus, un remplacement à marche forcée d’usines thermiques par des renouvelables obligerait à démanteler un capital installé et non encore obsolète considérable : le coût économique d’un tel gaspillage de ressources viendrait encore s’ajouter à l’avalanche de coûts évoquée ci-dessus. Ce sont des milliards de dollars de prêts aux entreprises concernées qui ne pourraient plus être remboursés. La perturbation économique qui en résulterait serait considérable.

Enfin, ces énergies étant structurellement déficitaires pour encore un bon bout de temps, la subvention nécessaire au déploiement de telles quantités expédierait le coût de l’électricité à des niveaux stratosphériques, qui provoqueraient, bien évidemment, des réactions des ménages telles que celles qui ont initié le mouvement des Gilets jaunes.

Quelles sont les solutions technologiques qui pourraient efficacement relayer les fossiles ? La recherche fondamentale va-t-elle dans ce sens ?
Actuellement ? Aucune. Les scientifiques n’ont pas encore découvert quelque chose d’aussi remarquable que les hydrocarbures en termes de compromis entre coût raisonnable, densité énergétique correcte, stabilité, sécurité, portabilité, et versatilité. Et lorsqu’ils le découvriront, il restera encore à l’industrialiser. Certains peuvent le regretter puisque ces performances des énergies fossiles ne vont pas sans quelques externalités, mais c’est un fait : aujourd’hui, dans la plupart des domaines, les technologies de substitution aux énergies fossiles sont soit immatures, soit à inventer.

Ajoutons que les technologies « thermiques » ont encore, également, des marges de progression, qui pourront être concrétisées si elles ne sont pas bannies de nos paysages énergétiques par oukase législative, le temps que des substituts réalistes et opérationnels prennent progressivement leur place.

Si, en revanche, trop de gouvernements de nations riches choisissent de forcer autoritairement l’évolution vers des technologies immatures, les développements sur les énergies thermiques s’arrêteront aussitôt, et nous connaîtrions une situation catastrophique où les moteurs thermiques ne progresseraient plus et des générations de technologies de remplacement immatures seraient imposées à des coûts prohibitifs. Ainsi, imposer par voie législative le véhicule électrique pour 2040, comme vient de le voter le parlement français, est totalement contre-productif.

D’autres technologies telles que la pile à combustible (filière hydrogène) sont souvent évoquées comme « candidates au remplacement des énergies fossiles ». Mais leur prix prohibitif, pour l’instant, les cantonne à des véhicules lourds ou expérimentaux, et rien ne laisse croire qu’ils seront mainstream en 2040. Et tant la fabrication que la distribution de l’hydrogène posent question en termes de sécurité, de rendement énergétique, et de coût. 

 
Et le nucléaire, alors ?
Bien sûr, on m’objectera que le nucléaire a de fortes marges de progression, ce qui est exact. Certains imaginent que le nucléaire pourrait jouer ce rôle d’énergie principale de substitution aux fossiles.

Mais outre que l’énergie nucléaire, délivrée sous forme d’électricité, ne peut que remplacer les processus électrifiables, on peut noter que malgré 50 ans de développement et des soutiens gouvernementaux parfois importants, le nucléaire ne représente que 4 % de l’énergie finale consommée dans le monde. Là encore, imaginer qu’on puisse remplacer 84 % d’énergies fossiles par autant de nucléaire en 30 ans est une vue de l’esprit, quand bien même le challenge paraît moins irréaliste qu’avec les renouvelables.

Alors bien sûr, le nucléaire a toute sa place dans l’évolution du mix énergétique du futur, et sans doute bien plus que les renouvelables, car son retour sur investissement énergétique est plus élevé que celui des énergies fossiles, et sa marge de progression autrement plus importante. Notamment, il y a un foisonnement de recherches publiques et privées sur des réacteurs nucléaires de prochaine génération, à la fois plus petits, plus sécurisés, et moins chers que les générations actuelles. Sans oublier le Saint-graal de la fusion, qui promettrait, s’il était atteint un jour, une énergie électrique quasi inépuisable. Mais personne ne sait si, et donc quand, nous l’atteindrons.

Et gardons à l’esprit que le temps de Recherche et Développement d’une technologie dans le nucléaire est encore plus long que dans les autres domaines de l’industrie, car les questions de sécurité y sont encore plus cruciales. Les annonces régulières sur tel ou tel type de réacteur révolutionnaire et qui va bientôt sortir sont souvent très prématurées.

Mais comment susciter ces ruptures technologiques ? Les aides aux filières renouvelables ne peuvent-elles pas favoriser leur apparition ?
Il est indispensable de conserver un effort de recherche fondamentale important dans ces domaines, car s’il n’y a pas réellement d’urgence en termes de réserves d’énergies fossiles, on finira bien par un jour en manquer, sans pouvoir dire quand, toutes les prévisions passées à ce sujet s’étant révélées contredites par l’inventivité et le génie humain. Mais elles sont finies. Tôt ou tard, de vraies découvertes de rupture bouleverseront le paysage énergétique actuel, et nous ne pouvons pas les concevoir, pas plus que les hommes politiques d’il y a 150 ans ne pouvaient concevoir l’automobile, l’aviation, l’énergie nucléaire, l’ordinateur, la bombe atomique, l’intelligence artificielle, et les milliers de petites et grandes inventions qui sont notre quotidien aujourd’hui.

Mais ni le rythme de ces découvertes, ni la forme qu’elles auront, ni le temps nécessaire à leur déploiement industriel, ne sont prévisibles. Alors il vaudrait mieux laisser faire le génie humain et concentrer les efforts publics sur la recherche purement fondamentale.

Malheureusement, les dizaines de milliards, dont une grande partie d’origine publique, investis dans des technologies dites renouvelables au potentiel très surestimé manqueront gravement à l’économie pour chercher et trouver ces ruptures authentiques. Après tout, l’automobile n’est pas née grâce à des subventions au chemin de fer !

En quoi le débat scientifique à propos de la transition énergétique est-il encore largement imprégné de croyances et de pensées magiques ?
Le débat scientifique n’est pas imprégné de telles croyances qui n’y ont pas leur place. C’est le débat politique qui en est truffé. Bien sûr, la pression politique peut déteindre sur certains scientifiques qui risquent d’oublier leurs bases méthodologiques et se laisser biaiser soit par la pression extérieure, soit par leurs propres préjugés, car ce sont aussi des humains. Mais globalement, lorsqu’ils restent limités à des cercles scientifiques, les débats sont sains. C’est lorsqu’ils rencontrent l’arène politique ou médiatique que les choses se gâtent, et cette remarque n’est pas propre au domaine de l’énergie.

Tout d’abord, les politiciens ont généralement une culture scientifique faible : ce sont deux métiers assez différents, qui demandent des qualités différentes et des investissements dans la durée qui ne sont pas toujours cumulables. Pire encore, chez certaines personnalités politiques se développe un refus de la science lorsque la réalité scientifique ne colle pas à leur agenda politique. Ce qui les conduit parfois à vouloir marginaliser les opinions scientifiques qui leur déplaisent. Ce fut le cas (extrême) dans l’URSS stalinienne qui promut l’hérésie Lyssenkiste, parce que les théories darwiniennes de l’évolution étaient trop « occidentales » aux yeux des dirigeants.

De la même façon, aujourd’hui, de nombreux politiciens n’acceptent la science que lorsqu’elle va dans leur sens, allant même jusqu’à la banaliser : certains ont même affirmé que la science devient « une opinion comme une autre ». Mais lorsque vous tombez d’un immeuble de 10 étages, la loi de la gravité se fiche bien de l’opinion que vous avez d’elle ! Ignorer les lois de la physique pour des raisons politiques est le meilleur moyen de se précipiter contre un mur.

Quelles sont selon vous les principales croyances des politiciens qui nous envoient dans ce mur ?

Les politiciens croient que déverser des milliards publics sur la transition énergétique permettra de faire des miracles. Certains comparent la transition énergétique aux missions Apollo qui envoyèrent des astronautes sur la Lune. Mais la comparaison est totalement inadéquate. Changer le quotidien énergétique de tous les foyers et de toutes les entreprises est une tâche d’un ordre de magnitude incomparable à celle consistant à envoyer quelques personnes quelques fois sur notre satellite naturel. On peut même dire que par nature, l’État tend à déverser son argent sur des filières déjà capables de lui apporter une satisfaction médiatique et politique, mais qu’il n’est pas performant pour distinguer les vraies technologies de rupture de demain des faux espoirs.

Les politiciens affirment pouvoir « planifier une transition énergétique » à l’horizon 2050, alors que, nous l’avons vu, le challenge technologique et industriel est juste insurmontable. Les grandes transitions énergétiques du passé, à savoir par exemple le remplacement de la voiture à cheval par l’automobile, et du chauffage à charbon par le combiné fuel-gaz-électricité, n’ont pas été planifiées. Elles ont émergé naturellement par les forces du marché, au fur et à mesure que leurs avantages intrinsèques ont rendu l’investissement désirable par les agents économiques. Même les révolutions de réseaux, telles que l’eau courante ou l’électricité, si elles ont nécessité un peu d’intervention publique pour des problèmes de gestion de l’espace dévolu à ces réseaux, ont été largement fondées sur l’initiative privée.

Aucune planification de grande ampleur ne peut être réussie par un pouvoir étatique et centralisé, simplement parce que la « coordination » publique de millions d’agents économiques est impossible. La planification a été essayée à grande échelle par de nombreux pays au siècle dernier : inutile, je pense, de revenir sur les échecs à la fois économiques, environnementaux, démocratiques et humains flagrants qui en ont résulté.

Les politiciens qui prétendent transformer leurs croyances en « plan » – la fameuse présomption fatale conceptualisée par Hayek – n’écouteront que les flatteurs qui leur disent que c’est possible (qui leur demanderont des budgets, des marchés publics, des subventions), minimiseront les difficultés et exagéreront les bénéfices attendus.

Des acteurs privés sur un marché libre peuvent également être affectés de tels biais intellectuels. Qui n’a jamais pris ses désirs pour des réalités ? Mais les forces de rappel (concurrence, exigence de rentabilité, responsabilité civile) qui encadrent leur action rendent moins fréquentes et plus limitées en termes de conséquences les erreurs qu’ils peuvent parfois faire.

Bien que ce soit devenu, dans le débat d’idées français, un gros mot, le marché libre est un bien meilleur instrument que le “marché politique” pour déterminer quelles technologies seront le quotidien de nos descendants.


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