Jean-Paul Oury
L’affaire Emmanuelle Ducros[1] qui agite actuellement la twittosphère francophone est l’illustration de deux nouveautés dans la polémique qui anime la communauté pro-science contre les zélateurs de l’écologisme politique : les langues se délient et les discours se radicalisent.
De l’attaque des pseudo-sciences à la défense contre l’anti-science
Les ONG pro-science ont toujours existé. Aux USA, depuis 2006, la Richard Dawkins Foundation for Reason & Science est l’un des piliers de la pensée rationaliste. En France, son homologue, l’Association Française d’Information Scientifique vient de fêter son cinquantième anniversaire. Mais jusqu’au début des années 2000, force est de constater que l’essentiel du combat de ces associations consistait à dénoncer les pseudo-sciences. Elles avaient donc une position offensive pour dénoncer les supercheries et les escroqueries de certains discours irrationnels partout où ils se trouvaient. Il semble hélas que les choses ont évolué depuis ces vingt dernières années.
Aujourd’hui, le « combat » a changé de nature : à force d’attaques répétées de certaines ONG qui véhiculent un discours anti-science et de l’écologie politique, il semble bien qu’il faille davantage persuader les citoyens de la valeur de l’innovation scientifique et technique au sein de notre société contemporaine que de les dissuader d’aller se confier à une cartomancienne. Aussi, les chercheurs ne doivent plus seulement chercher et trouver, ils doivent aussi légitimer le bien-fondé de leur action dans son ensemble, car celle-ci est attaquée de toute part : médecine, biotechnologie, nucléaire, ondes, chimie, agro-industrie… sous les coups de boutoir de certains idéologues, la science s’est retrouvée dans l’obligation de défendre son pré carré. C’est donc une toute autre paire de manches.
Une révolte ? Non une révolution
Reconnaissons-le : il a fallu un peu de temps à la communauté scientifique avant de prendre conscience de la gravité de la situation. Sans doute cela est-il dû au fait que la science était tellement certaine de son bien-fondé qu’elle n’imaginait pas devoir se justifier un jour de tous les résultats auxquels elle a contribué depuis la révolution des Lumières. Hélas, il semble bien que tout cela est loin de couler de source et les scientifiques ont dû monter au créneau, notamment en France, paradoxalement pays de Descartes, ou la rationalité semble le plus attaquée. Aussi, cela fait bientôt plus d’un an et demi que nous avons annoncé la Révolte des scientifiques français dans les colonnes d’ European Scientist, un mouvement qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Tout d’abord le mouvement a commencé pianissimo avec des politiques, Bernard Accoyer et Jean-Yves Le Déaut, qui ont déposé une résolution à l’Assemblée nationale[2], puis on a vu émerger le collectif Science technologie action[3] qui s’est réuni pour reprendre cette initiative et s’engager aux côtés de la rationalité scientifique. Au sein de ce collectif de nombreuses individualités étaient déjà engagées sur leur blog ou dans les médias[4] pour dénoncer les biais d’un monde devenu « post-vérité ».
Ensuite, progressivement le ton est monté en puissance et alors qu’on ne s’y attendait pas ou si peu, sont arrivés sur la toile des influenceurs charismatiques. Les chroniques de Laurent Alexandre[5], par exemple, avec un discours sans compromis, ont eu un « effet libérateur » pour la parole scientifique. Le docteur sans concession se permet beaucoup et sur tous les sujets. Certes il a un côté clivant, il y a ceux qui le détestent, mais il a aussi son fan club : il est devenu le lanceur d’alerte préféré de la communauté pro-science et technologie. On constate bien évidemment une radicalisation du discours au travers des échanges entre Laurent Alexandre et Aurélien Barrau[6].
Le mouvement de révolution des scientifiques est donc allé crescendo trouvant des angles d’attaque toujours plus perspicaces pour dénoncer l’absurdité et les contradictions de ses adversaires. Ainsi, dans le media Rage Magazine, l’auteur anonyme Techno-prophète propose de longues tirades dans lesquelles il picore à droite et à gauche des thèses d’auteurs pro-science[7]….
Il y aurait sans doute une thèse à faire sur le glissement sémantique qui s’est opéré. En effet, pendant des années, les scientifiques ont dû se débattre en y mettant les formes avec l’inversion de la charge de la preuve et le poids du principe de précaution, se retrouvant face à une question insolvable, car non scientifique. Aujourd’hui, le terrain ne leur est pas davantage favorable, mais, au moins ils ont pris conscience de la nature de l’agenda de leurs opposants : ceux-ci veulent les détruire. Et une lutte à la vie à la mort s’est engagée. Ils sont donc obligés de se lâcher et de rentrer dans le vif du sujet. Plus question de tourner autour du pot comme ils l’ont fait pendant des années. Heureusement, ils ont reçu de l’aide.
Des non-scientifiques en renfort
Dans ce combat homérique, l’émission Envoyé Spécial sur le glyphosate est une bataille mémorable que les historiens des sciences devront marquer d’une pierre blanche. En effet, elle a permis de réaliser que les scientifiques n’étaient pas seuls dans leur combat mais qu’ils avaient une large communauté pour les supporter. Comme l’a montré Gil Rivière Weckstein, toute une communauté d’agriculteurs s’est engagée sur Twitter le soir de l’émission et par la suite s’est mise à demander des comptes à la journaliste Élise Lucet[8]. Là encore, ce phénomène est nouveau, car pendant des années, les agriculteurs ont été victimes de l’ agri-bashing qui visait aussi bien les progrès issus de la Révolution verte que ceux qui les mettaient en œuvre. Aussi, qu’ils se rebellent et prennent fait et cause pour les innovations et la technologie est inédit. Par extension, on peut voir la crise des Gilets Jaunes, à ses débuts, comme une forme de révolte contre une fiscalité punitive sur l’énergie.
Mais le rebondissement le plus surprenant est sans doute la bataille qui s’est engagée entre les médias eux-mêmes. Certes il y a toujours eu des journalistes pro-science dans la presse mainstream qui se sont faits les hérauts de la rationalité. Cependant, l’un des problèmes majeurs des scientifiques est le traitement catastrophiste de l’information scientifique, les médias préfèrent les trains qui n’arrivent pas à l’heure et il est difficile de se dépêtrer de cette logique. Pourtant, la logique en question peut aussi se retourner contre les adversaires de la science et les médias consciencieux et à la recherche d’angles différents commencent à enquêter à leur tour sur les protagonistes du discours anti-science. Ils ne manquent pas d’y trouver de succulentes histoires[9] et, de ce fait, on trouve désormais de plus en plus de médias techno-évangélistes qui attaquent sans hésiter le charlatanisme de certaines ONG, voire leurs confrères. C’est le cas par exemple d’individualités, telles qu’Emmanuelle Ducros ou encore de Géraldine Woesner qui se sont toutes les deux engagées dans une polémique avec la journaliste Élise Lucet depuis maintenant plusieurs mois. Cela dépasse le cadre de l’initiative individuelle, car c’est aussi les angles éditoriaux choisis par des rédactions entières qui ont pris le parti de défendre la cause des scientifiques au travers de numéro spéciaux, tels que Le Point[10] ou encore Valeurs Actuelles[11] récemment.
En conclusion, on se réjouira donc de cette libération de la parole. La défense de la science n’est plus l’apanage des seuls scientifiques et on peut dire de ce fait que c’est un grand progrès car désormais la société civile peut s’emparer également de la finalité de celle qui préside à son destin depuis désormais plus de deux siècles. Reste cependant une zone d’ombre : ce faisant, on est passé des discrètes controverses scientifiques qui ont toujours émaillé les différentes matières à une immense polémique générale sur le rôle de la science où chacun y va de son attaque ad hominem pour décrédibiliser l’autre et ou personne ne peut s’entendre sur le bien-fondé de ses actions. Aussi, bien malin celui qui sera capable de prédire ce qui sortira un jour de tout ce galimatias.
[1] « Checknews » et Emmanuelle Ducros : lettre ouverte à Libération et Facebook https://www.lopinion.fr/edition/politique/checknews-emmanuelle-ducros-lettre-ouverte-a-liberation-facebook-191488
[2] http://www.assemblee-nationale.fr/14/ta/ta0926.asp
[3] Ne renonçons pas à la science ! https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/ne-renoncons-pas-a-la-science-130939
[4] On pense notamment à des scientifiques comme Marcel Kuntz, Gérard Kafadaroff ou encore Jean-Pierre Riou
[5] https://twitter.com/dr_l_alexandre
[6] Écologie : pourra-t-on réconcilier Laurent Alexandre et Aurélien Barrau ? https://e-rse.net/ecologie-collapsologue-rationalistes-laurent-alexandre-aurelien-barrau-273180/#gs.mzc2gz
[7] José Bové est 100 pour cent OGM (et vous aussi) http://rage-culture.com/jose-bove-est-100-pour-cent-ogm-et-vous-aussi/
[8] Envoyé Spécial : Élise Lucet face à une avalanche de critiques https://www.agriculture-environnement.fr/2019/01/29/envoye-special-glyphosate-elise-lucet-face-a-une-avalanche-de-critiques
[9] https://twitter.com/ordrespontane/status/1146775938929176576
[10] Thomas Mahler, Écologie : vérités et fariboles, https://www.lepoint.fr/societe/ecologie-verites-et-fariboles-13-06-2019-2318683_23.php
[11] Les Charlatans de l’écologie, https://boutique.valeursactuelles.com/produit/valeurs-actuelles-n4309/
" L'indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s'indigne, on s'insurge, et puis on voit. " BENSAÏD Daniel
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