Le nucléaire chinois en perspective

Hervé Machenaud*
5 sept 2018


Commentaire : France, mais pourquoi ont-ils tué le nucléaire? 


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L’exemple du programme chinois montre bien l’ampleur du développement du nucléaire dans le monde, et les enjeux de coopération avec des pays comme la France, qui dispose d’un savoir-faire reconnu dans ce domaine.

*Hervé Machenaud est ancien directeur de la branche Asie-Pacifique d’EDF.


De Daya Bay à Fukushima : un envol suspendu
Au début des années 1980, la Chine lance deux projets de centrale nucléaire. Le premier, Qinshan phase I, réacteur de 300 MW de technologie chinoise, est réalisé directement par le ministère de l’Industrie nucléaire, qui deviendra plus tard la China National Nuclear Corporation (CNNC). L’autre, le projet de Daya Bay, comporte deux unités de 1 000 MW de technologie française. Il sera réalisé, sous la responsabilité technique de la France, par une société privée spécialement créée à cet effet, la Guangdong Nuclear Power Joint Venture Co. (GNPJVC), associant la Chine, à hauteur de 75 %, et Hong Kong, à hauteur de 25 %. Cette centrale sera suivie dès sa mise en service, en 1995, par une centrale jumelle sur le site voisin de Ling Ao, cette fois réalisée par China Guangdong Nuclear Power Corporation (CGNPC), une nouvelle société 100 % chinoise. Dans le même temps, deux unités de 650 MW sont engagées par CNNC à partir de la technologie française sur le site de Qinshan, Qinshan phase II.

C’est aussi pendant cette période que sont construits les deux réacteurs à eau lourde de technologie canadienne (type Candu) et les deux unités VVER de technologie russe. Entre1998 et 2003, le Premier ministre Zhu Rongji n’autorisera aucun nouveau projet.

Début 2003, dès l’arrivée au pouvoir du président Hu Jintao (qui est venu en France et a visité la centrale du Bugey en novembre 2001) et du Premier ministre Wen Jiaobao, le programme nucléaire est relancé. L’été 2003 voit tous les acteurs du nucléaire chinois défiler en France, et en septembre le consensus est atteint de réaliser un grand programme nucléaire sur la base du modèle N4 français. Devant les réticences de la France et la pression des États-Unis, la Chine décide, début 2004, de lancer un appel d’offres international. En attendant les résultats de l’appel d’offres, un programme de « duplication » des modèles existants est engagé.

C’est ainsi que CNNC va construire quatre unités de 650 MW sur le modèle de Qinshan II (deux à Qinshan et deux sur l’île de Hainan), tandis que CGNPC, rebaptisée China General Nuclear Holding Group (CGN), se voit autorisée à sortir du Guangdong pour construire à Hongyanhe, dans le Liaoning, deux unités de 1 000 MW sur le modèle CPR1000 de technologie française. Bientôt rejointe par CNNC dans la mise en oeuvre de ce modèle, ce sont aujourd’hui 28 des 38 unités en exploitation en Chine qui sont issues de la technologie française (plus 6 actuellement en construction).

En décembre 2006
, après presque deux années d’hésitations, l’appel d’offres est attribué à Westinghouse et 4 AP1000 sont commandés, 2 par CNNC pour le site de Sanmen, 2 par China Power Investment Cy (CPI), pour le site de Haiyang, dans le Shandong. Le programme nucléaire chinois est officiellement réputé devoir être construit à partir du modèle AP1000. Quelques semaines plus tard, le président de CGN invite EDF à investir à ses côtés dans la construction et l’exploitation de 2 EPR sur le site de Taishan, qu’il souhaite commander à Areva. Les travaux de construction des AP1000 et des EPR débutent respectivement en avril et novembre 2009. À ce jour, le premier EPR est en cours de démarrage tandis que le premier AP1000 a été chargé en combustible nucléaire au mois de juin 2018.

Au total, la Chine a lancé la construction de 6 réacteurs en 2008, de 9 en 2009 et de 10 en 2010. Un programme nucléaire de très grande envergure semble avoir été engagé.

Après l’accident de Fukushima, en mars 2011, à quelques exceptions près (projets déjà autorisés avant l’accident) aucun nouveau projet n’est plus lancé. Marquées par l’échec japonais et la réaction très vive du public chinois, les autorités décident de ne plus construire que des réacteurs de nouvelle génération, dits de génération 3 (G3), c’est-à-dire capables de maintenir la radioactivité à l’intérieur de la centrale en cas d’accident grave (avec fusion du cœur).

Cependant, aucun modèle G3 n’est en fonctionnement dans le monde. La construction de l’ EPR et de l’AP1000 accuse un retard très important et rencontre de sérieuses difficultés techniques. Quant aux modèles nationaux, les Hualong, développés respectivement par CGN et CNNC, ils sont encore à l’état de conception. Le gouvernement hésite; finalement, en 2015, il autorise la construction de 8 nouvelles unités : 4 ACPR1000 (Advanced CPR1000) et 4 HPR (Hualong Presurized Reactor). Depuis cette date, à l’exception du réacteur à neutrons rapides (RNR) de 600 MW à Xiapu, aucune nouvelle autorisation n’a été donnée.


 
Centrale nucléaire de Daya Bay, à Shenzhen, Chine

Les promesses déçues d'un partenariat gagnant-gagnant

Le partenariat entre la France et la Chine dans le domaine nucléaire culmine au moment du voyage du Premier ministre Li Keqiang en France, fin juin 2015. CGN s’est engagée auprès d’EDF pour la construction de 2 EPR à Hinkley Point, au Royaume- Uni, avec la perspective de 2 autres EPR à Sizewell et de 2 HPR, le modèle Hualong de la Chine, à Bradwell.
Dans le même temps, EDF a donné son accord de principe pour participer à l’optimisation de la conception et à la construction de 2 réacteurs HPR en Chine au côté de CNNC.

La déclaration conjointe [intergouvernementale] sur l’approfondissement de la coopération franco-chinoise sur l’énergie nucléaire civile est rendue publique à l’occasion de la visite du Premier ministre chinois le 30 juin 2015. Elle prévoit une coopération globale « de la mine au retraitement », dans tous les domaines : de la conception de nouveaux réacteurs de moyenne et grande puissance, de leur construction en Chine, en France et dans les pays tiers, de l’association des industriels des deux pays et de la réalisation d’une usine de retraitement en Chine. C’est l’époque où, du fait de sa situation financière, Areva va être coupée en deux, la partie Areva NP, anciennement (redevenue depuis) Framatome, reprise par EDF, et la partie Areva NC, anciennement Cogéma et devenue Orano. Les entreprises chinoises sont invitées à participer au capital de ces deux entités, elles sont très motivées et également bienvenues. L’enjeu pour l’industrie française est énorme dans la mesure où, comme nous allons le voir, le programme nucléaire chinois dans lequel elle est, depuis son origine, impliquée sera très probablement d’une ampleur encore jamais vue.

Pourtant, dans les trois mois qui suivent, la situation se renverse. Le Premier ministre français Manuel Valls, en visite au Japon, confirme au Premier ministre nippon ce qu’il lui avait écrit au mois d’août 2015, à savoir que le partenaire stratégique de la France dans le domaine nucléaire est bien le Japon. Fin septembre, un émissaire du gouvernement français fait savoir aux cinq entreprises chinoises invitées à participer au capital d’Areva NP, qu’elles ne pourront, à elles cinq, pas dépasser le niveau proposé à l’entreprise japonaise Mitsubishi. Le choc est violent, et l’esprit de partenariat qui depuis plus de trente ans présidait aux relations franco-chinoises dans le domaine de l’énergie nucléaire est atteint. Il leur est alors expliqué que, en revanche, elles seraient prioritaires dans le capital d’Areva NC. Las, l’année suivante il s’avère que Mitsubishi sera aussi présent à un niveau que les entreprises chinoises ne pourront pas dépasser : elles ne seront finalement ni dans l’une ni dans l’autre!

Que s’est-il passé au cours de l’été 2015? Il n’y a pas de réponse convaincante. On peut néanmoins penser que la perspective d’une alliance stratégique entre le plus grand (et le meilleur) exploitant nucléaire et le plus grand constructeur et bientôt le plus grand exploitant du monde, entre la France et la Chine donc, ait pu provoquer des réactions et probablement même des menaces… En tout cas, si les relations se poursuivent entre les deux pays sur un mode pragmatique, le partenariat n’a plus la même âme. Les projets communs entre la Chine et la France, à Taishan, à Hinkley Point et dans le retraitement, la présence depuis des décennies de nombreuses entreprises françaises efficaces et innovantes auprès des entreprises chinoises, permettront-ils de restaurer l’esprit du partenariat en attendant que la France sache se dégager des pressions extérieures et de ses peurs intérieures ? On peut l’espérer. 


 
Localisation des centrales nucléaires en Chine


Le nucléaire chinois vers un programme d'ampleur historique

Avec 38 réacteurs en exploitation et une puissance installée de 38 GW, le nucléaire ne représente qu’un peu plus de 2 % des 1777 GW de capacité installée à la fin de l’année 2017 en Chine et 4 % de la production. L’éolien et le solaire avec 294 GW (164 + 130) n’entrent que pour 6,6 % dans la production, tandis que l’ensemble charbon plus gaz, avec 1 000 GW installés, produit 71 % de l’électricité chinoise, et l’hydraulique 18,6 % avec 340 GW installés. On voit que les énergies renouvelables intermittentes ne sont pas tellement plus efficaces en Chine qu’en Europe, ce qui a conduit les autorités chinoises à prendre des mesures de réduction drastique des autorisations et des subventions en faveur du photovoltaïque (qui a connu une augmentation de 53 GW en 2017).

Selon les prévisions du China Electric Council, en 2030 le charbon et le gaz représenteront encore la moitié des 3 000 GW de puissance installée, l’hydraulique environ 600 GW, les énergies renouvelables 700 GW et le nucléaire près de 200 GW. Cela conduirait à installer entre 2020 et 2030 de 100 à 140 GW de nouvelles capacités, soit une douzaine de réacteurs par an.

Même si ce rythme paraît peu vraisemblable, il est certain que, dès qu’elle aura fait son choix techno logique et achevé la réorganisation du secteur, la Chine construira autant de réacteurs que son industrie et son opinion publique le lui permettront. Si aujourd’hui l’AP1000 n’a pas officiellement été remis en cause en tant que technologie de référence pour le programme nucléaire chinois, il est plus que vraisemblable qu’il sera rapidement remplacé par le Hualong (HPR) et que, une fois validés les modèles en cours de construction, ils connaîtront un déploiement de grande ampleur. Le rythme de 6 à 8 unités par an (qui ne représente que 2 ou 3 unités pour chacun des trois acteurs en présence), qui devrait être celui du départ, pourrait bien s’accélérer au bout de quelques années. Bien sûr, d’autres facteurs pourraient entraver ce développement, par exemple la difficulté à ouvrir des sites en bord de cours d’eau, qui font actuellement l’objet d’une forte opposition de la part du public.

En tout état de cause, si la Chine veut tenir son engagement de réduire à partir de 2030 ses émissions de CO2, malgré les progrès majeurs qu’elle connaît dans l’efficacité de ses centrales à charbon (unités ultra-supercritiques atteignant 45 % de rendement), et à moins de découvertes révolutionnaires pour le stockage de l’électricité, elle fera, comme beaucoup d’autres pays, l’expérience de la faible efficacité des énergies renouvelables intermittentes et ne pourra compter que sur le développement de son parc nucléaire.

Cela ne signifie sans doute pas qu’aucun réacteur d’une autre technologie ne sera plus construit en Chine. Un accord vient d’ailleurs d’être signé avec la Russie pour la construction de quatre nouveaux réacteurs VVER dont deux seulement étaient attendus. Il n’est pas non plus exclu que de nouveaux EPR ou AP1000 puissent être approuvés.

Dans le même temps, la Chine prépare l’avenir. Un réacteur à haute température (HTR) de 211 MW devrait être mis en service cette année. La construction d’un réacteur à neutrons rapides (RNR) de 600 MW a commencé en décembre 2017 dans la logique du retraitement décidé par la Chine, qui travaille aussi sur le développement des réacteurs de petite taille (SMR).

La Chine a également engagé son développement international : en Europe, la société CGN est présente au Royaume-Uni, avec EDF, et en Roumanie ; dans le reste du monde, CNNC construit une centrale à Karachi, au Pakistan, et prépare des projets au Brésil et en Argentine en attendant l’Arabie saoudite.

Le développement erratique du nucléaire mondial

Au Japon, tous les efforts sont concentrés sur le redémarrage des réacteurs existants arrêtés depuis l’accident de Fukushima. À ce jour, 9 d’entre eux seulement ont redémarré. Il faudra encore beaucoup de temps pour redémarrer les 37 autres. La construction de nouveaux réacteurs n’est pas d’actualité.

L’Inde a, dès 1974, lorsqu’elle a été soumise à un embargo international, développé sa propre technologie de réacteurs à eau lourde. À la levée de l’embargo, en 2004, elle s’est engagée à construire des réacteurs de technologies étrangères, et 20 GW étaient annoncés pour 2020. À ce jour, à part les 2 réacteurs VVER russes déjà en construction avant la levée de l’embargo et les 4 commandés depuis, aucun autre projet de technologie étrangère n’a été engagé. Compte tenu de ses propres capacités industrielles, des très grandes réserves de thorium dont elle dispose et de la faible protection légale des fournisseurs étrangers contre les risques nucléaires, il est très vraisemblable que l’Inde poursuivra le développement de sa propre filière et de la filière russe.

La Russie, quant à elle, développe activement sa filière VVER AES 92 de troisième génération. Elle est actuellement le plus grand exportateur de réacteurs nucléaires dans le monde. Outre ses alliés traditionnels comme l’Inde ou le Vietnam, elle retrouve un marché auprès de pays qui lui avaient tourné le dos, comme la Finlande, la Hongrie ou la Turquie. Aux États-Unis, le processus d’allongement de la durée de vie du parc existant à quatre-vingts ans et l’exploitation des pétroles et de gaz de schistes retardent la perspective d’un redémarrage du nucléaire. Néanmoins, les signes politiques d’une volonté de relance sont donnés tant à la Maison-Blanche que par le Department of Energy.

Hormis le Royaume-Uni, qui montre une ferme détermination à aller résolument dans la voie du nucléaire dans un consensus politique impressionnant, l’Europe continentale, guidée par l’Allemagne, tourne le dos au nucléaire.

La France, partagée entre son passé glorieux, l’indépendance technologique et énergétique qu’elle a acquise grâce au nucléaire et son désir de complaire à l’Europe, hésite et tergiverse sans se rendre compte (ou peut-être en se rendant compte) que cette hésitation conduira inéluctablement à l’affaiblissement puis à l’arrêt du nucléaire. Petit à petit, sous la pression de nos voisins et d’une minorité organisée, chacun des maillons de la chaîne est méthodiquement attaqué et remis en cause : les centrales elles-mêmes, le retraitement, le stockage… 


La centrale nucléaire de Tianwan, située sur le littoral de la mer Jaune, à environ 30 km de la ville de Lianyungang

Le nucléaire de demain sera chinois 
Si l’on ne peut prévoir exactement à quel rythme, la Chine va réaliser le plus grand programme nucléaire de l’histoire. Au cours des deux décennies à venir, c’est 70 à 80 % des réacteurs qui seront construits par la Chine, et la quasi-totalité du reste par la Russie. Le volume de ce programme conduira naturellement à une optimisation progressive de la conception et à une baisse drastique des coûts de construction, favorisant le déploiement du nucléaire chinois à l’international.

C’est ce qu’a connu la France des années 1980. Portée par cette dynamique industrielle, la Chine pourrait bien devenir la référence en matière de cycle du combustible et de réacteurs de nouvelle génération. La France – qui était appelée à être le partenaire de ce programme –, soumise aux contraintes atlantistes et européennes, a laissé la place à la Russie. Il n’est pas certain que ni les États-Unis ni l’Europe n’aient à y gagner, en tout cas la France a tout à y perdre. Qui sera présent au moment inéluctable de la relance du nucléaire mondial ?

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