31 mars 2016
Peut-être se souvient-on encore de la belle unanimité des nations sur laquelle s'est achevée, en décembre dernier, la COP21, la conférence internationale sur le changement climatique. Non contraignant, l'accord de Paris prévoit de faire en sorte que la hausse moyenne des températures à la surface du globe se maintienne en deçà de 2°C – voire, idéalement, de 1,5°C – par rapport aux valeurs préindustrielles. Il y a eu une jolie photo, des sourires, de la satisfaction affichée d'être parvenu à mettre tout le monde d'accord. Et puis chacun a remballé ses affaires, est rentré chez soi, retourné à son quotidien de décideur politique ou de journaliste, aux prochaines échéances électorales, à sa campagne présidentielle, qui en France, qui aux États-Unis, etc. Parce que ces échéances semblent plus proches, plus urgentes, plus importantes, parce qu'on a l'impression qu'il reste du temps avant que le signal d'alarme du réchauffement climatique ne se déclenche.
Pourtant ce signal sonne déjà en continu. C'est ce que vient de rappeler, avec une cruauté froide et noire, une étude américaine publiée dans le prochain numéro de la revue Energy Policy. Signé par Glenn Jones et Kevin Warner (université A&M du Texas), cet article s'interroge sur notre capacité à résoudre ce qui est probablement un des plus grands défis du XXIe siècle, un casse-tête où se confrontent trois éléments: La croissance de la population mondiale, ses besoins en énergie et la nécessité de lutter contre le réchauffement climatique en réduisant drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. Ses deux auteurs rappellent quelques chiffres que chacun d'entre nous devrait avoir en tête. D'abord quelques données démographiques: La population mondiale était de 1,6 milliard d'individus en 1900, contre 7,2 aujourd'hui et elle devrait, selon les projections de l'ONU, tourner autour de 11 milliards de personnes à la fin du siècle. À chaque heure de chaque jour, il y a en moyenne sur Terre 9 300 humains de plus qu'à l'heure précédente.
Ensuite viennent les besoins annuels en énergie de l'humanité. En 1900, ceux-ci s'élevaient à 6 400 milliards de kilowattheures (kWh), contre un peu plus de 150 000 milliards de kWh aujourd'hui. Si l'on prend en compte l'évolution de la population au cours de cette période, cela signifie que la consommation d'énergie par personne a plus que quintuplé en 115 ans. Le chiffre moyen de 21 100 kWh par personne et par an ne doit pas masquer les très grandes disparités actuelles. Ainsi, on estime qu'environ 20 % de la population mondiale n'a pas accès au réseau électrique, qu'un membre de l'Union européenne consomme près de 37 000 kWh par an contre 83 000 pour un Américain moyen. À chaque heure de chaque jour, nous extrayons des entrailles de la Terre 3,7 millions de barils de pétrole brut, 932 000 tonnes de charbon et 395 millions de mètres cubes de gaz naturel.
Enfin arrive l'objectif de contenir le réchauffement climatique sous la barre des 2°C à la fin du siècle. Pour conserver 50 % de chances d'y parvenir, cela impose que l'humanité ne doit pas avoir émis plus de 2 900 gigatonnes de CO2 entre 1870 et 2100. Précisons ici qu'entre 1870 et 2010, près de 1 900 gigatonnes de dioxyde de carbone d'origine anthropique ont été envoyées dans l'atmosphère et que le rythme actuel des émissions ne fait qu'augmenter. Si les sociétés humaines parvenaient ne serait-ce qu'à stabiliser leur consommation de combustibles fossiles, la barre des 2 900 gigatonnes de CO2 serait de toute manière atteinte en 2038, soit bien avant 2100. À chaque heure de chaque jour, nous relâchons 4,1 millions de tonnes de CO2.
À partir de ces données, Glenn Jones et Kevin Warner ont établi quelques projections pour dessiner le portrait de la transition énergétique vers un monde décarboné. Comme la population mondiale va encore considérablement augmenter d'ici à 2100 et comme la consommation d'énergie par personne va elle aussi poursuivre sa hausse, notamment dans les pays émergents, ils estiment qu'en 2100, la production globale annuelle d'énergie sur Terre devra avoir plus que doublé par rapport à aujourd'hui et qu'elle devrait flirter avec les 320 000 milliards de kWh. Voilà le résultat chiffré de l'équation explosive qu'évoque le titre de ce billet.
Si l'humanité a réellement l'intention de suivre le traité de Paris, elle doit commencer dès maintenant à réduire la part des énergies fossiles et investir massivement dans les énergies renouvelables. Produire 320 000 milliards de kWh en 2100 implique en effet d'avoir installé d'ici là près de 14 millions d'éoliennes de 5 mégawatts (en tenant compte du nombre réel d'heures de fonctionnement et du facteur de charge), 650 000 kilomètres carrés de panneaux photovoltaïques (soit l'équivalent du territoire de la France, départements et régions d'outre-mer inclus), ainsi que 2 millions de kilomètres carrés de fabriques à biocarburants à base d'algues... Les calculs des deux chercheurs montrent que si l'on veut rester en-deçà des 2°C, il faut que la part des renouvelables dans le "mix" énergétique passe à 50 % en 2028 et ce à l'échelle mondiale ! Pour mémoire, elle ne s'élève qu'à 9 % aujourd'hui, en incluant l'hydroélectricité. Si on se concentre sur l'éolien, le solaire et les biocarburants, il faut multiplier par 37 les infrastructures actuelles. Encore ces estimations ne prennent-elles pas en compte l'énergie nécessaire pour extraire les matières premières utilisées dans la fabrication de toutes ces installations !
N'importe qui aura déjà compris qu'on se berce d'illusions si l'on pense pouvoir atteindre les objectifs du traité de Paris, surtout quand on se souvient qu'il a été fixé par des personnes dont les convictions environnementales s'avèrent souvent très circonstancielles et dont l'agenda ne dépasse en général pas l'horizon de la prochaine élection. Alors 2028 et 2100... Les auteurs de l'étude jugent nettement plus probable un scénario à 2,5 ou 3°C. Est-ce une manière de se rallier à un courant de pensée qui estime plus intelligent de s'adapter au réchauffement climatique plutôt que d'essayer de le limiter ? Pas vraiment. Non seulement ces deux chercheurs conçoivent leur travail comme "une sonnette d'alarme", ainsi que l'a expliqué Glenn Jones, mais ils soulignent, de manière très pragmatique, que nos sociétés, si elles ne s'adaptent pas à la nouvelle donne énergétique sous l'effet d'une prise de conscience écologique, devront de toute façon le faire sous la contrainte économique de la raréfaction des ressources fossiles. Parce qu'en 2100 on ne trouvera pas l'équivalent de 320 000 milliards de kWh sous terre. La réalité cruelle, c'est que si l'on n'agit pas, à la fin c'est la géologie qui gagne.
Champ de panneaux photovoltaïques dans le Nevada. © Black Rock Solar.
Peut-être se souvient-on encore de la belle unanimité des nations sur laquelle s'est achevée, en décembre dernier, la COP21, la conférence internationale sur le changement climatique. Non contraignant, l'accord de Paris prévoit de faire en sorte que la hausse moyenne des températures à la surface du globe se maintienne en deçà de 2°C – voire, idéalement, de 1,5°C – par rapport aux valeurs préindustrielles. Il y a eu une jolie photo, des sourires, de la satisfaction affichée d'être parvenu à mettre tout le monde d'accord. Et puis chacun a remballé ses affaires, est rentré chez soi, retourné à son quotidien de décideur politique ou de journaliste, aux prochaines échéances électorales, à sa campagne présidentielle, qui en France, qui aux États-Unis, etc. Parce que ces échéances semblent plus proches, plus urgentes, plus importantes, parce qu'on a l'impression qu'il reste du temps avant que le signal d'alarme du réchauffement climatique ne se déclenche.
Pourtant ce signal sonne déjà en continu. C'est ce que vient de rappeler, avec une cruauté froide et noire, une étude américaine publiée dans le prochain numéro de la revue Energy Policy. Signé par Glenn Jones et Kevin Warner (université A&M du Texas), cet article s'interroge sur notre capacité à résoudre ce qui est probablement un des plus grands défis du XXIe siècle, un casse-tête où se confrontent trois éléments: La croissance de la population mondiale, ses besoins en énergie et la nécessité de lutter contre le réchauffement climatique en réduisant drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. Ses deux auteurs rappellent quelques chiffres que chacun d'entre nous devrait avoir en tête. D'abord quelques données démographiques: La population mondiale était de 1,6 milliard d'individus en 1900, contre 7,2 aujourd'hui et elle devrait, selon les projections de l'ONU, tourner autour de 11 milliards de personnes à la fin du siècle. À chaque heure de chaque jour, il y a en moyenne sur Terre 9 300 humains de plus qu'à l'heure précédente.
Ensuite viennent les besoins annuels en énergie de l'humanité. En 1900, ceux-ci s'élevaient à 6 400 milliards de kilowattheures (kWh), contre un peu plus de 150 000 milliards de kWh aujourd'hui. Si l'on prend en compte l'évolution de la population au cours de cette période, cela signifie que la consommation d'énergie par personne a plus que quintuplé en 115 ans. Le chiffre moyen de 21 100 kWh par personne et par an ne doit pas masquer les très grandes disparités actuelles. Ainsi, on estime qu'environ 20 % de la population mondiale n'a pas accès au réseau électrique, qu'un membre de l'Union européenne consomme près de 37 000 kWh par an contre 83 000 pour un Américain moyen. À chaque heure de chaque jour, nous extrayons des entrailles de la Terre 3,7 millions de barils de pétrole brut, 932 000 tonnes de charbon et 395 millions de mètres cubes de gaz naturel.
Enfin arrive l'objectif de contenir le réchauffement climatique sous la barre des 2°C à la fin du siècle. Pour conserver 50 % de chances d'y parvenir, cela impose que l'humanité ne doit pas avoir émis plus de 2 900 gigatonnes de CO2 entre 1870 et 2100. Précisons ici qu'entre 1870 et 2010, près de 1 900 gigatonnes de dioxyde de carbone d'origine anthropique ont été envoyées dans l'atmosphère et que le rythme actuel des émissions ne fait qu'augmenter. Si les sociétés humaines parvenaient ne serait-ce qu'à stabiliser leur consommation de combustibles fossiles, la barre des 2 900 gigatonnes de CO2 serait de toute manière atteinte en 2038, soit bien avant 2100. À chaque heure de chaque jour, nous relâchons 4,1 millions de tonnes de CO2.
À partir de ces données, Glenn Jones et Kevin Warner ont établi quelques projections pour dessiner le portrait de la transition énergétique vers un monde décarboné. Comme la population mondiale va encore considérablement augmenter d'ici à 2100 et comme la consommation d'énergie par personne va elle aussi poursuivre sa hausse, notamment dans les pays émergents, ils estiment qu'en 2100, la production globale annuelle d'énergie sur Terre devra avoir plus que doublé par rapport à aujourd'hui et qu'elle devrait flirter avec les 320 000 milliards de kWh. Voilà le résultat chiffré de l'équation explosive qu'évoque le titre de ce billet.
Si l'humanité a réellement l'intention de suivre le traité de Paris, elle doit commencer dès maintenant à réduire la part des énergies fossiles et investir massivement dans les énergies renouvelables. Produire 320 000 milliards de kWh en 2100 implique en effet d'avoir installé d'ici là près de 14 millions d'éoliennes de 5 mégawatts (en tenant compte du nombre réel d'heures de fonctionnement et du facteur de charge), 650 000 kilomètres carrés de panneaux photovoltaïques (soit l'équivalent du territoire de la France, départements et régions d'outre-mer inclus), ainsi que 2 millions de kilomètres carrés de fabriques à biocarburants à base d'algues... Les calculs des deux chercheurs montrent que si l'on veut rester en-deçà des 2°C, il faut que la part des renouvelables dans le "mix" énergétique passe à 50 % en 2028 et ce à l'échelle mondiale ! Pour mémoire, elle ne s'élève qu'à 9 % aujourd'hui, en incluant l'hydroélectricité. Si on se concentre sur l'éolien, le solaire et les biocarburants, il faut multiplier par 37 les infrastructures actuelles. Encore ces estimations ne prennent-elles pas en compte l'énergie nécessaire pour extraire les matières premières utilisées dans la fabrication de toutes ces installations !
N'importe qui aura déjà compris qu'on se berce d'illusions si l'on pense pouvoir atteindre les objectifs du traité de Paris, surtout quand on se souvient qu'il a été fixé par des personnes dont les convictions environnementales s'avèrent souvent très circonstancielles et dont l'agenda ne dépasse en général pas l'horizon de la prochaine élection. Alors 2028 et 2100... Les auteurs de l'étude jugent nettement plus probable un scénario à 2,5 ou 3°C. Est-ce une manière de se rallier à un courant de pensée qui estime plus intelligent de s'adapter au réchauffement climatique plutôt que d'essayer de le limiter ? Pas vraiment. Non seulement ces deux chercheurs conçoivent leur travail comme "une sonnette d'alarme", ainsi que l'a expliqué Glenn Jones, mais ils soulignent, de manière très pragmatique, que nos sociétés, si elles ne s'adaptent pas à la nouvelle donne énergétique sous l'effet d'une prise de conscience écologique, devront de toute façon le faire sous la contrainte économique de la raréfaction des ressources fossiles. Parce qu'en 2100 on ne trouvera pas l'équivalent de 320 000 milliards de kWh sous terre. La réalité cruelle, c'est que si l'on n'agit pas, à la fin c'est la géologie qui gagne.
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