Thibault Le Texier
 
Dans Le maniement des hommes (La Découverte, 2016), Thibault Le Texier
 avait étudié la rationalité managériale, en la distinguant au passage 
de la logique économique et de la logique étatique. Son nouveau livre, 
intitulé sans équivoque Histoire d’un mensonge et consacré à la fameuse « expérience de Stanford »
 (Zones, 2018), classique de la psychologie sociale depuis près d’un 
demi-siècle, traite apparemment d’un sujet tout à fait différent – 
quoique finalement pas sans rapport… Il s’agit toujours, sous un autre 
angle, de s’intéresser au pouvoir. Et c’est détonnant.
Contretemps (CT) : Avant d’être 
l’histoire d’un mensonge, d’une fraude scientifique, le livre est 
l’histoire d’une déception : la tienne. Ton intention de départ n’était 
pas de faire un livre critique, mais un documentaire sinon bienveillant,
 du moins réellement intéressé par cette « expérience ». Peux-tu revenir
 là-dessus ? Quel est ton état d’esprit quand tu te rends à Stanford 
pour y dépouiller les archives ? Nourris-tu déjà quelques doutes, même 
vagues, ou pas encore?
Thibault Le Texier (TLT) : Oui, c’est vrai, au début j’ai pris 
l’expérience pour argent comptant. Elle était très crédible : elle était
 validée par le monde académique depuis quarante ans, elle était reprise
 abondamment dans les médias, 
Philip Zimbardo
 (le scientifique qui a conduit l’expérience) était prof émérite à 
Stanford, il avait été président de l’Association américaine de 
psychologie, etc. Et puis je ne me suis pas intéressé à l’expérience 
avec ma casquette de chercheur, mais avec ma casquette de réalisateur. 
Je n’étais pas dans une approche académique ou épistémologique, et mes 
producteurs encore moins. Ensemble on parlait financements, mise en 
scène, traitement des images, jeu des acteurs, vécu des spectateurs.
Il y a cette injonction permanente, dans le cinéma, à parler aux 
émotions des spectateurs et pas à leur cerveau. Les films sont souvent 
juste une succession de gros plans sur des visages. C’est le contraire 
de l’approche objective, rationnelle, mesurée, sourcée, référencée, où 
tu cherches des constantes et des généralisations intéressantes. Quand 
tu écris un scénario, il faut au contraire aller à fond dans le cas 
particulier, le ressenti, le subjectif, les sentiments. Il faut exprimer
 ton point de vue sans te soucier qu’il soit fondé sur autre chose que 
lui-même. L’expérience m’a d’abord attiré pour ça : elle me laissait la 
liberté d’exprimer mon point de vue. Et je pense que c’est une des 
raisons de son succès. C’est un support de projection à la fois très 
lisse et très contrasté : tu peux lui faire dire facilement ce que tu 
veux, et en même temps tu peux lui faire dire des choses extrêmes.
Donc j’avais ce projet de documentaire, je voulais raconter la 
version officielle. Mais je voulais la raconter en donnant la parole aux
 gardiens et aux prisonniers. À quoi ils pensaient pendant 
l’expérience ? De quoi ils avaient parlé ? Qu’est-ce qu’ils avaient 
ressenti ? La version officielle n’en disait quasiment rien. Et puis 
Zimbardo avait déjà tellement raconté son histoire, je ne voyais pas 
l’intérêt de lui tendre un micro pour la millième fois. C’est pour ça 
que j’ai voulu aller à Stanford, dans les archives de l’expérience.
CT : Comment et quand découvres-tu le pot-aux-roses ? Très 
vite, dès que tu lis les premiers documents, ou est-ce plus progressif ?
TLT : J’avais des doutes depuis que j’avais lu 
The Lucifer Effect
 [ouvrage publié en 2007 dans lequel Zimbardo relate en détail son 
expérience et trace de nombreux parallèles avec Abu Ghraib]. Plusieurs 
fois, dans ce livre, il laisse entendre qu’il ne s’est pas contenté 
d’observer l’expérience et qu’il y a participé gaiement. Mais je restais
 convaincu que l’expérience était solide. C’est en commençant à 
dépouiller les archives que j’ai déchanté. Elles sont tellement 
éloignées de la version officielle que j’ai tout de suite trouvé des 
récits contradictoires : des gardiens qui disaient qu’ils n’avaient fait
 qu’obéir aux expérimentateurs et qu’ils jouaient tout le temps la 
comédie, des prisonniers qui décrivaient leurs conditions de vie 
surréalistes. Mais je ne voulais pas y croire, c’était trop gros.
Et puis très vite je suis tombé sur l’expérience du Toyon Hall [menée
 dans un dortoir par des étudiants, cette expérience a servi de modèle à
 Zimbardo], je suis tombé sur les témoignages de David Jaffe, l’étudiant
 qui a dirigé cette expérience pilote, j’ai découvert les rapports des 
assistants de Zimbardo, qui mettaient le doigt où ça fait mal. À partir 
de ce moment-là, il n’y avait plus aucun doute : l’expérience était 
bidonnée. Et pourtant j’avais toujours du mal à le croire. Comment 
était-il possible que personne n’ait découvert le pot-aux-roses en 
quarante ans ? Pourquoi Zimbardo avait rendu publiques des archives qui 
montraient sans ambiguïté sa supercherie ? Pourquoi il n’a pas détruit 
au moins les documents les plus accablants ?