Les Marchés sont-ils d’essence divine ?

Sylvestre Huet

 

Vous qui n’en pouvez plus de subir les dernières nouvelles du CAC 40 à chaque journal radio – logique vous n’avez pas beaucoup d’actions comme la plupart des Français – courrez acheter Des Marchés et de Dieux, le dernier opus de Stéphane Foucart (1).

Je vous promet moult sourires, et même rires in petto, en parcourant l’ouvrage. Et de découvrir que l’on peut raconter l’histoire de l’évolution économique du dernier siècle et demi à travers un prisme étonnamment efficace : et si la science économique, celle que le Nobel couronne, avait tourné en eau de boudin… Je veux dire en religion. Vous savez, ce truc qui a réponse à tout, habille ses archiprêtres de costumes bizarres, et vous dit comment vous devez considérer l’existence.
Une religion que Stéphane Foucart baptise Agorathéisme, du mot grec désignant le marché. Et dont il trace un parallèle assez convaincant avec la religion D’État de la Rome antique (2), ce qui lui permet de qualifier d’Autorité – au sens de référence suprême, l’ «auctoritas » des anciens qui la distinguaient du «potestas», le pouvoir – l’ensemble des postulats d’une science économique qui prétend non seulement décrire mais régir le monde.


Croire au Marché comme Nicolas Sarkozy
L’affaire peut sembler abracadabrante, alors que les grands prêtres de la dite religion ont justement pris soin de s’arrimer à la science. Celle qui décrit avec efficacité le monde naturel. Comme le montre la grosse astuce de la Banque de Suède lorsqu’elle a baptisé « en l’honneur d’Alfred Nobel », le prix qu’un jury soigneusement choisi décerne chaque année… à un économiste presque toujours partisan de cette religion singulière. Une religion dont les déités sont les Marchés (boursiers, financiers, puis de chaque marchandise ou service réels) auxquels il faut nécessairement sacrifier – non un bœuf comme dans l’Iliade mais de l’argent.
Pourtant, Stéphane Foucart relève avec amusement les signes de religiosité dans le discours destiné au grand public de cette économie. La « magie du verbe » des présidents de banques centrales va rassurer les marchés. Les taux d’intérêts négatifs de ces mêmes banques (aux banques d’affaires, bien sûr, pas aux États ou aux entreprises productives) sont des « miracles ». Le Marché… on y «croit» comme à la sainte Trinité. Citations à l’appui, dont celle, savoureuse, de Nicolas Sarkozy en  2007: «Je crois au marché, je crois à la concurrence, je crois au capitalisme, je crois à l’Europe, mais je crois aussi à la valeur de l’homme...». L’ordre des croyances de Sarkozy est bigrement révélateur du statut divin du Marché, l’homme arrivant bien après.

Des krachs boursiers toujours imprévus
Il est vrai qu’il faut beaucoup de bonne volonté pour parer la « science économique » dominante des qualités d’une bonne science. Une « bonne science » décrit bien, permet de prendre des décisions opérationnelles, et prévoit pas trop mal ce qui va se passer. Par exemple, la météorologie – à grands renfort de stations, de satellites et de supercalculateurs moulinant des modèles mathématiques sophistiqués basés sur la physique – décrit assez bien le fonctionnement du climat de la Terre. Du coup, elle propose des prévisions météo à quelques jours dont la qualité permet de décider si l’on sort le navire du port ou pas, la trajectoire des avions ou la programmation des activités agricoles ou touristiques.
En revanche, comme le souligne malicieusement Stéphane Foucart, les événements économiques jugés parmi les plus importants pour les thuriféraires de cette « science économique », comme les krachs boursiers, ne sont jamais prévus ni par les Nobels d’économie ni par les spécialistes es-bourses. Plus fort encore, il a été démontré qu’un programme choisissant ses actions… au hasard, avait, sur la longue durée, une performance boursière supérieure à ceux qui suivent les conseils des indices (Dow Jones etc). Si Stéphane Foucart n’en parle pas, il convient à ce point de souligner qu’un mathématicien, Benoît Mandelbrot, spécialiste du hasard, avait qualifié celui qui règne dans les Bourses de «sauvage». Je vous laisse découvrir dans le livre quel économiste majeur a formulé ainsi l’incroyable retournement entre réalité et science qu’il promeut : «Et moi je crois que le but final de la science est de rapprocher la réalité d’un certain idéal : et c’est pourquoi je formule cet idéal» (ce serait pas de l’idéologie ça ?).

Moustiquaires gratuites ou payantes ?
Le voyage que Stéphane Foucart vous offre à travers les errements de la science économique dominante prend parfois des détours stupéfiants. Ne riez pas, au risque de vous étouffer (3), mais si, des économistes patentés ont bien essayé de prouver que des moustiquaires ayant subi l’onction du Marché (donc ayant été vendues) seront plus efficaces que des moustiquaires distribuées gratuitement à des paysans asiatiques ou du Sahel, impécunieux et en proie au paludisme transmis par les moustiques. L’argumentaire est délicieux, je vous laisse le plaisir de le découvrir.
L’auteur de Des Marchés et des Dieux a l’élégance de laisser le lecteur tirer sa propre conclusion de cet essai brillant tout autant que jouissif à lire. Et d’écrire un dernier chapitre. L’un des possibles est de se demander au profit de qui cette religion s’est imposée. La dernière distribution de dividendes du CAC 40 – l’ONG Oxfam le souligne dans une étude sur 8 ans – montre que les bénéfices des entreprises les plus grosses sont dirigés de manière très fortement préférentielle vers les actionnaires : 67% de 2009 à 2016, soit 56 milliards d’euros pour la seule année 2016. Alors que les investissements productifs et les salariés sont réduits à la portion congrue (surtout les salariés : 5% des bénéfices). L’intégralité du rapport est ici.



Le retour du vieux barbu
Du coup, un soupçon s’invite : et si le vieux barbu avait toujours raison ? Vous savez bien, ce fameux Karl Marx – philosophe et économiste – qui, avec Friedrich Engels, dans « L’idéologie allemande », écrit en 1845/1846 mais publié seulement en 1932, montrait que l’idéologie dominante d’une société de classes est toujours celle de la classe dominante. Laquelle s’en sert pour obtenir des classes dominées et exploitées le minimum d’enthousiasme à consentir cette relation inégale qui permet d’éloigner le risque d’une contestation de cette domination. Un truc vieux comme les premiers « grands hommes », sorciers et chefs de tribus, et dont on peut faire la généalogie un peu partout, des Pharaons d’Égypte à Saint Louis jusqu’à ces théoriciens de l’économie justifiant privatisation des services publics et creusement des inégalités… tout en décuplant leurs salaires d’universitaires par des jetons de présence aux CA de banques d’affaires.
Que la « science économique » en pays capitaliste soit de manière écrasante au service du capital est donc plutôt dans l’ordre des choses. Qu’elle puisse prendre les allures d’une religion est logique : une science économique partagée qui mettrait tous les jours à nu les ressorts, mécanismes et moyens par lesquels le fruit du travail est accaparé par le capital constituerait un danger certain. Les religions posent un voile sur le monde. Un voile dont les scientifiques ont du se débarrasser – souvent dans la douleur, voir Galilée et ses ennuis avec L’Église, ou les attaques récurrentes contre Darwin – pour poser les bases d’une approche rationnelle du monde. Longtemps, l’église chrétienne a exercé un rôle puissant dans le maintien de ce voile sur les relations économiques. La chanson Jean Misère d’Eugène Potier le disait à sa manière :

De ces détrousseurs inhumains,
L’Église bénit les sacoches,
Et leur Bon-Dieu nous tient les mains,
Pendant que l’on vide nos poches.


Aujourd’hui ce sont des économistes dits « orthodoxes » qui tiennent les mains et qui s’organisent pour contrer la critique, par exemple en barrant l’accès aux postes universitaires à tout économiste dits « hétérodoxes » (encore un vocabulaire religieux), comme le montre une enquête minutieuse de l’Association Française d’Économie Politique. Qu’il faille lever le voile d’une science économique dominante dont les apories sont décryptées par la pensée critique (4) relève donc d’un travail dont Stéphane Foucart, à sa manière, souligne la nécessité.

(1) Des Marchés et des Dieux, Comment l’économie devint religion. Stéphane Foucart, Grasset, 19€, 270 p.
(2) Stéphane Foucart omet toutefois de signaler une transformation décisive de ce point de vue : avec l’avènement de l’Empire, et donc à partir d’Octave Auguste, l’Empereur est automatiquement Pontifex Maximus, chef de la religion d’État, dont les empereurs deviennent des déités après leur décès.
(3) Dans la veine décryptage jouissif les amateurs visionneront avec plaisir «Le Grand Retournement»- film de Gérard Mordillat, vision ludico-pédagogique de la crise de 2008 servie par Jacques Weber, Edouard Baer et compagnie.
(4) Stephane Foucart s’appuie sur nombre de critiques dont certaines traitent explicitement d’une « religion du marché » ( cf. David Loy dans Journal of the American Academy of Religion en 1997). Lire par exemple L’imposture économique de Steve Keen.
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