L’abécédaire de Toni Morrison

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Une petite dizaine de romans, plusieurs essais, deux pièces de théâtre et quelques ouvrages pour la jeunesse : Toni Morrison, enfant d’une famille ouvrière et ancienne professeure de littérature dans le New Jersey, dissèque, depuis le début des années 1970, « le langage de l’oppression ». À commencer par celle qui frappe les Afro-Américains. Bien décidée, comme elle le dit, « à neutraliser le racisme mesquin, à anéantir et à discréditer l’obsession ordinaire, facile et accessible de la couleur », Morrison n’en finit pas d’interroger les racines et l’organisation sociale de son pays. « J’ai 87 ans, et je vais survivre à Donald Trump », lançait-elle au printemps 2018, en riant.


  

Américain : « Les mécanismes culturels par lesquels on devient américain sont clairement compris. Un citoyen d’Italie ou de Russie émigre aux États-Unis. Il conserve beaucoup ou une partie de la langue et des coutumes de son pays d’origine. Mais s’il souhaite être américain — être reconnu comme tel et trouver vraiment sa place — il doit devenir quelque chose d’inimaginable dans son pays d’origine : il doit devenir blanc. » (L’Origine des autres, Christian Bourgois, 2018)
Beloved : « Le roman fournit une vaste friche contrôlée, une occasion d’être et devenir l’Autre. L’étranger. Avec compassion, lucidité et le risque de l’examen de conscience. Dans cette itération, pour moi qui suis l’auteur, la jeune Beloved, celle qui hante, est l’ultime Autre. Qui revendique, à jamais revendique un baiser. » (L’Origine des autres, Christian Bourgois, 2018)
Couleur : « Ce qui m’a intéressée, c’est qu’à cette époque arrivaient aussi sur le sol d’Amérique des domestiques blancs. Ces domestiques étaient en réalité des esclaves. Au même titre que les esclaves noirs. Mais il faut s’intéresser aux conditions dans lesquelles ces esclaves blancs arrivaient : nombre d’entre eux mouraient pendant le trajet ou bien en arrivant, et leur servitude pouvait être transmise à leurs femmes et à leurs enfants… Ces esclaves blancs travaillaient côte à côte avec les esclaves noirs dans les plantations de tabac. La seule différence entre eux était la suivante : les Blancs pouvaient s’évader et se fondre dans la foule tandis que les Noirs ne le pouvaient pas à cause de la couleur de leur peau ! Ces temps sont les véritables commencements de ce pays. » (Entretien pour L’Express, septembre 2009)


Définir : « Astucieux, mais Maître d’École le fouetta quand même pour lui montrer que les définitions appartiennent aux définisseurs, et non pas aux définis. » (Beloved, Christian Bourgois, 1989)
Esclavage : « Il était sans doute universellement clair — pour les vendeurs comme pour ceux qu’ils vendaient — que l’esclavage était une condition inhumaine, quoique rentable. Ceux qui vendaient ne voulaient certainement pas devenir esclaves ; bien souvent, ceux que l’on achetait se suicidaient pour éviter cette condition. Alors, comment cela fonctionnait-il ? L’un des moyens par lesquels les nations pouvaient tolérer la dégradation qu’entraînait l’esclavage était le recours à la force brute ; un autre consistait à l’embellir. » (L’Origine des autres, Christian Bourgois, 2018)
Fond : « Il ne restera rien du Fond (la passerelle au-dessus du fleuve a déjà disparu), mais c’est peut-être aussi bien, puisque ce n’était pas vraiment une ville, seulement un quartier d’où, par temps calme, les gens de la vallée pouvaient entendre parfois chanter, parfois jouer du banjo, et s’il arrivait qu’un homme de la vallée ait affaire là-haut dans les collines — pour toucher un loyer ou une prime d’assurances — il pouvait y voir une femme au teint sombre exécuter quelques pas de cakewalk, esquisser un black bottom, se déhancher au rythme entraînant d’un harmonica. […] Les gens de couleur qui la regardaient riaient et se frottaient les genoux et l’homme de la vallée n’avait aucun mal à entendre le rire sans remarquer la douleur humaine qui se tenait quelque part sous les paupières, quelque part sous les foulards de tête, les chapeaux de feutre souple, dans les paumes des mains, derrière les revers usés, quelque part dans la courbe des tendons. » (Sula, Christian Bourgois, 1992)
Gens : « Écrire des romans, c’est faire apparaître les gens ordinaires qui ne sont pas dans les livres d’histoire. » (Entretien pour Téléréma, août 2012)
Haine : « C’est la haine qui fait cet effet. Elle consume tout, sauf elle-même, si bien que, quelque soit votre chagrin, votre visage devient exactement le même que celui de votre ennemi. » (Love, Christian Bourgois, 2004)


James Karales, Rendville, Ohio, 1956


Inhumain : « Aussi fascinants d’ignominie que soient ces épisodes de violence, la question qui apparaît, selon moi, question bien plus révélatrice que la sévérité du châtiment, est de savoir qui sont ces gens. Quel acharnement ils mettent à définir l’esclave comme inhumain, sauvage, quand la définition de l’inhumain décrit en vérité très largement celui qui punit. » (L’Origine des autres, Christian Bourgois, 2018)
Jazz : « Il y a eu aussi cette mine inépuisable de chansons, de paroles, de spirituals, qui étaient et resteront toujours la voix du jazz ; cette forme de poésie m’a immédiatement parlé. » (« Voir comme on ne voit jamais », entretien avec Pierre Bourdieu, octobre 1994, paru dans la revue Vacarme, 1998/1, n° 16)
Kidnapper : « J’examine à nouveaux frais le mot esclave pour le rendre intime. Je ne voulais surtout pas qu’il soit plat. […] Je voulais que le lecteur se fasse kidnapper, sans sa mémoire littéraire, sans y être du tout préparé, exactement comme l’esclave. Ils étaient tous deux confrontés à l’urgence, et ne pouvaient compter que sur leur bonne volonté et leur participation. Le lecteur devait être dépouillé de la même manière, et apprendre par accumulation. » (« Breaking Ground, An Interview with Toni Morrison », AFRAM Newsletter n° 31, Michel Fabre éditeur, 1990)
Libérer : « Se libérer était une chose, revendiquer la propriété de ce moi libéré en était une autre. » (Beloved, Christian Bourgois, 1989)
Minorité : « Étant une minorité, à la fois comme caste et comme classe, nous vivions sur l’ourlet de la vie, en luttant contre notre faiblesse et en nous battant pour nous accrocher ou pour grimper sans aide dans les grands plis du vêtement. » (L’Œil le plus bleu, 10x18, 2008)
Noire : « Il ne m’a pas fallu plus d’une heure après qu’ils l’avaient tirée d’entre mes jambes pour comprendre que quelque chose n’allait pas. Vraiment pas. Elle m’a fait peur, tellement elle était noire. Noire comme la nuit, noire comme le Soudan. Moi je suis claire de peau, avec de beaux cheveux, ce qu’on appelle une mulâtre au teint blond, et le père de Lula Ann aussi. Y a personne dans ma famille qui se rapproche de cette couleur. » (Délivrances, Christian Bourgois, 2015)


Bruce Davidson (Magnum), Montgomery Alabama, 24 mai 1961


Oublier : « Son passé avait été semblable à son présent — intolérable —, et comme elle n’ignorait pas que la mort était tout sauf l’oubli, elle utilisait le peu d’énergie qui lui restait pour méditer sur les couleurs. » (Beloved, Christian Bourgois, 1989)
Politique : « Mes livres ne répondent pas uniquement à des préoccupations esthétiques, pas plus qu’ils ne répondent exclusivement à des préoccupations politiques. Je pense que, pour pouvoir être pris au sérieux, l’art doit faire les deux à la fois. » (« Voir comme on ne voit jamais », entretien avec Pierre Bourdieu, octobre 1994, paru dans la revue Vacarme, 1998/1, n° 16)
Quantité : « La littérature inclut à mes yeux cette quantité incroyable de récits écrits par des gens qui, par la plume, se défaisaient du joug de l’esclavage et entraient dans le monde de la liberté. Je ne connais pas, dans l’histoire de l’humanité, de peuple opprimé qui ait autant médité, écrit et publié sur sa propre situation. » (« Voir comme on ne voit jamais », entretien avec Pierre Bourdieu, octobre 1994, paru dans la revue Vacarme, 1998/1, n° 16)
Regard : « Opposer le Black Power à la domination blanche, c’était encore une manière de rester prisonnier du regard de l’autre. » (Entretien pour Psychologies, 2012)
Solitude : « Il y a une solitude que l’on peut bercer. Bras croisés, genoux remontés, on se tient, on se cramponne et ce mouvement, à la différence de celui d’un bateau, apaise et contient l’esseulé qui se berce. C’est une solitude intérieure, qui enveloppe étroitement comme une peau. Puis il y a une solitude vagabonde, indépendante. Celle-là, sèche et envahissante, fait que le bruit de son propre pas semble venir de quelque endroit lointain. » (Beloved, Christian Bourgois, 1989)
Tom : « Harriet Beecher Stowe n’a pas écrit La Case de l’oncle Tom pour que Tom, Chloe, ni quiconque parmi les Noirs le lisent. Le lectorat de son époque était composé de Blancs, de ceux qui avaient besoin de cet embellissement, qui le voulaient ou pouvaient le savourer. » (L’Origine des autres, Christian Bourgois, 2018)
Universel : « Cette enquête fictive [à propos du livre Le Regard du roi, de Camara Laye] sur les perceptions limitées d’une culture nous permet de voir la race disparaître de l’expérience qu’un Occidental a de l’Afrique en l’absence de soutien, de protection ou de consignes de la part de l’Europe. Elle nous permet de redécouvrir ou d’imaginer à nouveau quel effet cela fait d’être marginal, ignoré, superflu, étranger, de ne jamais entendre prononcer son nom ; d’être privé d’Histoire ou de représentation, d’être une force de travail vendue ou exploitée dans l’intérêt d’une famille qui préside, d’un entrepreneur habile, d’un régime local. En d’autres termes : de devenir un esclave noir. C’est une rencontre troublante qui peut nous aider à faire face aux pressions et aux forces déstabilisantes du parcours des peuples à travers le monde. Aux pressions qui peuvent nous faire nous raccrocher frénétiquement à notre propre culture, à notre propre langue, tout en rejetant celles d’autrui ; nous faire classer le mal selon la mode du jour ; nous faire légiférer, expulser, nous conformer, purger et prêter allégeance aux fantômes et à l’imagination. Surtout, ces pressions peuvent nous faire nier l’étranger qui est en nous et résister à mort au caractère universel de l’humanité. » (L’Origine des autres, Christian Bourgois, 2018)


Bruce Davidson, Alabama, Birmingham, 1963


Vendre : « Tu vois, a dit Jeri. Le noir fait vendre. C’est la matière première la plus en vogue du monde civilisé. Les Blanches, et mêmes les filles café au lait, il faut qu’elles se mettent à poil pour obtenir ce genre d’attention. » (Délivrances, Christian Bourgois, 2015)
Woolf : « Chez Virginia Woolf, ce que j’aime c’est l’usage qu’elle fait de la langue, cette économie de la langue. Chez Faulkner, ce que j’aime tout autant c’est exactement l’opposé, une espèce de foisonnement, la répétition des choses. » (Entretien, « Toni Morrison, la mémoire en héritage (1/5) », France Culture, 2012)
XXe siècle : « Permettez-moi de citer seulement quelques-uns des lynchages qui ont eu lieu au XXe siècle : Ed Johnson, 1906 (lynché sur le pont de Walnut Street, à Chattanooga, Tennessee, par une foule entrée de force dans sa prison après un rendu de sursis à exécution). Laura et D.L. Nelson, 1911 (mère et fils, accusés de meurtre, kidnappés dans leur cellule et pendus à un pont ferroviaire à proximité d’ Okemah, Oklahoma). Elias Clayton, Elmer Jackson et Isaac McGhie, 1920 (trois employés de cirque accusés de viol sans aucune preuve, lynchés à Duluth, Minnesota ; aucune sanction pour leurs assassins). Raymond Gunn, 1931 (accusé de viol et d’assassinat, aspergé d’essence et brûlé à mort par une foule à Maryville, Missouri). Cordie Cheek, 1933 (lynché et mutilé par une foule à Maury, Tennessee, à la suite de sa remise en liberté après qu’il avait été faussement accusé de viol). Booker Spicely, 1944 (abattu par un chauffeur de bus à Durham, Caroline du Nord, après avoir refusé de continuer à reculer jusqu’à l’arrière du bus). Maceo Snipes, 1946 (traîné hors de chez lui dans le comté de Taylor, Géorgie, et abattu pour avoir voté lors des primaires démocrates de Géorgie ; une affiche placardée sur une église noire voisine disait : LE PREMIER NÈGRE A AVOIR VOTE NE REVOTERA JAMAIS). Lamar Smith, 1955 (figure du mouvement pour les droits civiques, abattu sur la pelouse du tribunal du comté de Lincoln, à Brookhaven, Mississippi). Emmett Till, 1955 (à l’âge de 14 ans, roué de coups et abattu à Money, Mississippi, après avoir, dit-on, flirté avec une femme blanche qui a avoué depuis avoir menti au sujet de cette relation). » (L’Origine des autres, Christian Bourgois, 2018)
Yeux : « Depuis quelque temps, Pecola se disait que si ses yeux — ses yeux qui retenaient les images, et savaient ce qu’on peut voir —, si ses yeux avaient été différents, c’est-à-dire beaux, elle-même aurait été différente. Elle avait de belles dents, et un nez moins gros et moins épaté que celui de certaines filles qu’on disait mignonnes. Si elle avait été différente, belle peut-être, Cholly aurait peut-être été différent aussi, et Mrs Breedlove. On aurait peut-être dit : Regarde, cette Pecola aux beaux yeux. Nous ne devons pas faire de vilaines choses devant ces jolis yeux. Chaque soir, sans faute, elle priait pour avoir les yeux bleus. » (L’Œil le plus bleu, 10x18, 2008)
Zigzag : « Il avait laissé sa cravate. Celle avec des zigzags jaunes en biais sur fond bleu marine. Accrochée à la porte du placard, la pointe en bas, elle attendait tranquillement et patiemment le retour de Jude. Peut-il être parti si sa cravate est encore là ? Il va s’en souvenir et revenir alors elle… euh. Elle pourrait… lui dire. S’asseoir calmement et lui dire. Mais Jude, tu me connaissais. Toutes ces journées, toutes ces années tu me connaissais. Mes façons de faire, mes mains, les plis de mon ventre, la fois où on a voulu sevrer Mickey et la fois où le propriétaire a dit… et tu as dit… et j’ai pleuré, Jude. Tu me connaissais tu m’écoutais parler la nuit, tu m’entendais dans la salle de bain et tu te moquais de ma vieille gaine usée et je riais aussi parce que moi aussi je te connaissais, Jude. Alors comment as-tu pu me quitter puisque tu me connaissais ? » (Sula, Christian Bourgois, 1992)

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