Un ouvrier parle du système Bedaux (1948)

René Le Bras

Article paru dans Masses / Socialisme et liberté N° 14 (avril-mai 1948)


Au nom de Bedaux, les ouvriers, qu’ils soient de Belleville, Milan, Hambourg, Birmingham ou Détroit, serrent les dents et ferment les poings. De toutes les bouches des travailleurs, il ne sort qu’une condamnation sans appel, car, pour augmenter les profits des entreprises, le système Bedaux transforme en robots ceux qui tombent sous sa coupe.
Bedaux est mort, après avoir été l’ami du duc de Windsor, l’intermédiaire entre l’occupant nazi et les hommes de Vichy. Arrêté en 1942 à Alger, cet ingénieur s’est suicidé à la prison de Miami. Bedaux est mort. Mais son système survit, ses méthodes demeurent.

Il existe une société internationale Charles Bedaux dont le siège est situé à New-York et dont les filiales se trouvent dans dix-huit pays, les principales à Londres, Berlin et Paris. La Société Bedaux ne communique jamais rien sur sa méthode pour l’organisation du travail; le plus grand secret est gardé, les ingénieurs des sociétés Bedaux qui sont chargés de réorganiser une entreprise ne connaissent pas les temps réels des chronométrages qui sont communiqués par le centre Bedaux. Quand un chef d’entreprise fait appel au concours d’une société Bedaux, un contrat est passé et, dans les principales clauses, on trouve :

a) L’industriel doit garder le plus grand secret et ne rien publier sur l’accord passé entre lui et la société ;

b) Aucune réclamation ne peut être faite sur l’établissement des temps Bedaux établis par la société ;

c) Les prix des travaux établis par la société ne peuvent être modifiés sans son consentement ;

d) Avant de commencer les travaux, un ingénieur de la société fera une conférence au personnel de l’usine pour lui expliquer les avantages que la méthode lui apportera.

Une philosophie et une méthode
D’après M. Jean Caudron, ingénieur en chef de l’Internationale Bedaux, si Charles Bedaux était né un siècle plus tôt, jamais le marxisme n’aurait vu le jour, ni la lutte de classe, bien entendu. Pour lui, la philosophie Bedaux est née au milieu des travailleurs pour leur défense, leur protection et leur développement. Les ouvriers ont vraiment mauvais caractère de se mettre en grève pour ne pas se laisser exploiter d’une façon aussi scientifique ! Le but de la méthode Bedaux est de fournir une mesure pour connaître les activités humaines, cette mesure est composée de plusieurs éléments :


A) L’unité Bedaux « B» représente la dépense d’énergie qu’un travailleur normalement constitué peut développer en une minute dans des conditions normales de travail, le rythme étant égal aux trois quarts des dépenses physiologiques que cet ouvrier peut fournir en une journée de travail, en tenant compte que cet ouvrier doit, à la fin de sa journée, pouvoir remplir avec satisfaction ses obligations familiales et sociales et que le lendemain, il puisse se trouver avec un potentiel énergétique nullement diminué et que le travail auquel il est astreint ne diminue pas sa santé.

B) Vitesse. La prise des gestes de l’ouvrier au chronomètre ne suffît pas, on doit connaître aussi la vitesse d’exécution, si la cadence du travail est régulière ou si elle est désordonnée, et surtout à savoir si l’ouvrier freine volontairement son allure.

C) Le repos. A tout effort de travail correspond un repos qui est déterminé par rapport à cet effort. Les pauses ne seront pas les mêmes pour un manutentionnaire, un tourneur, un forgeron ou une dactylo. Par exemple : chez Michelin, les ouvrières vérifiant les valves des chambres à air ont, dans une journée de travail, six pauses de cinq minutes, pour des travaux de manutention quatre repos de dix minutes ; les méthodes Bedaux ont la prétention de mesurer la fatigue intellectuelle d’une calculatrice et on lui donne un coefficient de 20 % de repos.

D) Facteurs étrangers. On doit tenir compte des facteurs qui influent sur le travail tels le bruit, la température, l’hygrométrie, la position du corps du travailleur, l’éclairage, etc.

Qualifications. En dehors du travail manuel qui est mesuré au chronomètre dans le système Bedaux, il existe des points de qualification chargés de calculer les facultés mentales, les études nécessaires pour acquérir une culture. Ces qualifications sont désignées par « m » ; l’unité Bedaux « B » et l’unité « m » donnent l’unité « Bm » qui mesure la valeur économique et sociale d’un individu.
Le système Bedaux a donc la prétention de mesurer les valeurs physiologiques et psychologiques d’un individu, qu’il soit manœuvre ou ingénieur.

Rémunération. En ce qui concerne le salaire de l’ouvrier, le système Bedaux considère sa formule comme idéale pour avoir une rémunération équitable de l’effort du travailleur, et la formule freine l’effort productif pour éviter le surmenage.
Le salaire de base correspond à une production moyenne de 60 bedaux, si l’ouvrier dépasse ces 60 bedaux, il touche une prime de 75 %.
On ne donne pas à l’ouvrier tout le bénéfice de son effort sous prétexte de le défendre contre la fatigue, mais les 25 % de production que l’on vole à l’ouvrier reviennent à la direction de l’usine.
En toute logique, si vraiment le gain est limité à 75 %, ce qui incite l’ouvrier à arrêter sa production pour éviter de travailler pour rien, les 25 % devraient revenir sous une forme collective à l’ensemble des travailleurs de l’usine et non augmenter le surprofit de la direction. Des Bedaux concédés sont attribués pour les arrêts non prévus dans les plans de fabrication, tels les arrêts de machines, manque de matières premières, casse d’outils, etc.

Le voile qui cache les méthodes Bedaux n’a qu’un but : masquer des procédés pseudoscientifiques qui s’écrouleraient devant une critique libre.

Résultat de la méthode
En 1938, une grève éclate à l’usine Goodrich de Colombes, contre les méthodes de chronométrages des ingénieurs Bedaux. Pour mettre fin au conflit, un arbitrage est décidé, le surarbitre est le Président du Conseil lui-même, M. Chautemps ; Le Syndicat des produits chimiques fait appel à un ouvrier mécanicien diplômé du Conservatoire des Arts et Métiers, à chaque entrevue, les ingénieurs Bedaux, malgré leurs promesses, sont absents pour défendre leurs méthodes d’organisation dites scientifiques. L’arbitrage est rendu, M. Chautemps donne raison à la section syndicale, mais l’arbitrage est en faveur de l’entreprise Goodrich pour le maintien de « l’autorité ».
L’action révolutionnaire de 1936 avait fait disparaître une bonne partie des méthodes de chronométrage nuisibles à la qualité du travail et à la santé des travailleurs, mais, avec la guerre et l’occupation, la production a été poussée à l’extrême par ces méthodes.

Les doléances contre le système Bedaux viennent le plus souvent des ouvriers mineurs qui subissent encore, à l’heure actuelle, ces méthodes. Le but de ces procédés prétendus scientifiques est d’aider, de guider les ouvriers dans leurs travaux ; en fait, on augmente le nombre des improductifs par rapport aux ouvriers actifs. Dans les mines, toutes les tâches ont été chronométrées, chacun travaille dur pour gagner du temps au détriment de l’exploitation et de la sécurité ; l’ingénieur Bedaux chargé des salaires est toujours là pour rogner sur les prix des travaux et les salaires sont loin des 60 % au-dessus du minimum de base. L’esprit d’équipe, la solidarité disparaissent pour faire place à la compétition et à l’égoïsme.
En outre, la santé des mineurs est sérieusement compromise par la sous-alimentation du temps de l’occupation et les longues journées de travail. La silicose est cette maladie professionnelle à laquelle n’échappent pas les mineurs, elle entraîne une incapacité de travail pouvant devenir totale et l’on peut compter-environ 30 % des mineurs atteints de silicose.

Ce n’est pas par dénigrement contre une méthode d’organisation du travail que cette étude a été faite, le système Bedaux est tellement odieux que les organisations fascistes durent l’interdire, en 1930, en Italie, à la suite des mouvements d’arrêt du travail dans les usines Fiat, à Turin. Après une enquête, le Comité Corporatif Central qui était sous le contrôle du Ministère italien des corporations, conclut : « En conséquence, le système Bedaux comportant une partie secrète doit être aboli, et il doit être instauré un régime de travail aux pièces d’un type beaucoup plus simple ».

En régime capitaliste, le chronométrage n’a qu’un but, connaître les temps des opérations élémentaires et imposer ces temps aux travailleurs et dans la majorité des cas l’élaboration de ces temps leur est cachée.

Toutes les formules d’organisation du travail considèrent les travailleurs comme des machines sans se préoccuper des facteurs physiologiques et psychologiques.

Une rationalisation socialiste fera passer le facteur humain avant toutes autres considérations.



L'exécution du bedeau (=chronométreur) par les ouvrières en grève de l'usine textile Fraenckel à Elbeuf, juin 1936 (droits réservés) 


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