Précédemment
https://augustinmassin.blogspot.com/2020/11/haute-marne-emigres-bassignots-et.html
https://augustinmassin.blogspot.com/2020/11/haute-marne-emigres-bassignots-et_30.html
https://augustinmassin.blogspot.com/2020/12/haute-marne-emigres-bassignots-et.html
Il se trouvait dans une impasse en raison de son manque d'éducation et de son absence de connaissances du monde des affaires. Il rêvait de riches étendues à conquérir, de l'océan, des terres étrangères, des évènements imprévus et des millions à y trouver. C'était la mentalité dans laquelle il était quand il appareilla du Havre. [...] Du point de vue physique Alexandre est grand, bien bâti, un splendide marcheur, un bon chasseur, et un gros mangeur. Il est plutôt laid, résultat d'une chute faite dans l'enfance, ce qui avait aplati son nez vers le bas l'enfonçant dans sa lèvre supérieure. Son visage est grand et osseux, ses yeux sont petits, vifs et fauve, et il est pratiquement imberbe. Caustique et d'un esprit vif. Comme orateur il est souvent confus dans sa conversation, comme dans sa conduite. Pourtant, il est fondamentalement bon et sincère, et je suis certain, que même à l'âge de 30 ans c'est un homme moralement pur. Tel était et est mon cousin Alexandre Veron, certainement l'un des membres les plus étranges de notre famille que j'aie jamais connus.
Après un voyage d'environ quatre mois, de Massey raconte pratiquement au jour le jour ce qu'il vit à San Francisco :
San Francisco inconnue, déserte, il y a deux ans ; aujourd'hui couverte de maisons en planches, en tôle, de toutes formes et de toutes grandeurs, de tentes de toutes couleurs, s'étageant en amphithéâtre, abritant une population d'aventuriers, de vagabonds, de banqueroutiers, de repris de justice, de marchands, de banquiers, de marins déserteurs, de croupiers, de gens sans nom, sans patrie, clairsemée d'honnêtes chercheurs d'or, ouvriers ou spéculateurs venus de toutes les parties du monde.
San Francisco 1855
Une ville cosmopolite qui pousse comme un champignon et où la vie est très chère, exemple : en France, une hache pour couper le bois coûte 2.50 F contre 15 F à San Francisco.
Au milieu de cette Babel [ Épisode du Livre de la Genèse] vous pouvez distinguer le jargon de multiples langues. Posez une question en anglais et vous aurez peut-être une réponse en allemand. Si vous parlez en français, on vous répondra peut-être en espagnol, italien, russe, polonais ou chinois. Ce serait amusant si ce n'était pas un tel handicap. Toutefois, ceux qui savent parler trois langues, anglais, français et espagnol, peuvent se faire comprendre partout.
La Tour de Babel vue par Pieter Brueghel l'Ancien au XVIe siècle. @ https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=22179117
- La plupart des chercheurs d'or français ne connaissaient pas la langue américaine. Ils sont donc incapables de comprendre les autochtones, et demandaient toujours "qu'est-ce qu'ils disent?", d'où leur surnom: les Keskidees. Une locution usitée en Californie uniquement à l'époque de la ruée vers l'or.
À ce moment précis, la population de San Francisco est évaluée à 50 000 personnes auxquelles il faut toutefois en ajouter 50 000 autres qui vivent sous des tentes, dans les maisons de jeux et autres saloons, ou qui attendent à bord des navires. Les fortunes se font rapidement, mais se défont aussi vite le soir dans les bars et les cabarets, à l'image de ce que l'on peut voir dans certains westerns. De Massey, Veron et leurs acolytes y rencontrèrent des personnages aux fréquentations plus ou moins douteuses, tel le marquis de Pingray. Un Poitevin désargenté faux monnayeur qui, une fois arrivé en Californie, s'est accoquiné avec la pègre locale et finit au Mexique avec une balle dans la tête. Ou Léopold Bossange, de la famille des célèbres joailliers impliqués dans l'affaire du collier de la reine Marie-Antoinette [ Les familles Boehmer et Bossange furent ruinées suite au évènements, 1788] ; une affaire qui fit sérieusement vaciller toute la monarchie. De Massey raconte aussi les difficultés et les déceptions dans cette quête de l'or. N'oublions pas que, comme tous les nobles, il n'a jamais travaillé.
Représentation exacte du grand collier en brillants des sieurs Boehmer et Bassenge Gravée d'après la grandeur des diamants D’après Paul Bossange et Charles-Auguste Boehmer Ap. 1785 (XVIIIe siècle)
Gravure à l’eau forte Photo : Château de Versailles (dist. RMN-GP) / C. Fouin
[...] Depuis que j'ai 21 ans, j'ai toujours eu des ouvriers sous moi. Alors, en un an, vous voyez que j'ai descendu tous les échelons de l' échelle sociale que j'essaye maintenant de monter à nouveau.
[...] Le travail a été extrêmement pénible. J'avais à remplir, à transporter et vider trois cents seaux de sable. J'ai fait cent cinquante voyages de haut en bas d'un chemin aussi difficile à descendre qu'il était à monter sur une distance d'environ sept kilomètres, tout en étant porteur d'un poids de quinze kilos dans chaque main. Tout cela sous un soleil de plomb! En plus nous avons été mal traités, mal nourris, mal logés...
Aujourd'hui c'est le 15 février 1850 ; il y a deux mois j'ai mis le pied sur cette promise de Californie, qui, pendant ces deux longs mois, a manqué à toutes ses promesses... Tous mes espoirs et mes ressources, ainsi que ceux des autres, qui m'ont été confiés, sont en voie de disparition...
[...] Je viens d'écrire à Armand (14) de vendre tout ce que j'ai et de liquider mes titres français. Je vois maintenant que je dois rester ici plus longtemps que je ne l'avais prévu. Qui sait de quelle manière iront les choses, et quand je serai toujours de retour, car je ne reviendrai plus jamais sauf si cette entreprise est un succès.
Tous les malheurs s'abattent sur leur entreprise. Un jour, Veron pris d'un coup de folie se jette à l'eau avec les 400 dollars d'économie des associés. Un autre jour, ce sont les biens restés en dépôt à San Francisco qui disparaissent dans un incendie, ou Veron, qui décide de partir seul de son côté...
Finalement, de Massey abandonne la recherche d'or et essaye de trouver une ferme à exploiter. Dans sa quête, il tombe sur des connaissances :
Parmi ces hommes, les types les plus bizarres de tous ceux que j'aie jamais vus, je suis tombé sur un de mes compatriotes, Dechanet, qui possédait une petite boutique à Langres. Il est le même, qu'il a toujours été. Il a ici, depuis environ quatre ou cinq mois, une entreprise de peinture en bâtiments... Il avait l'air effrayé quand il m'a vu. Aussi effrayé que s'il avait vu un fantôme, son officier supérieur, ou la Méduse. À sa tête, l'impression désagréable et inattendue que celle d'un créancier, même minime, créé toujours des surprises quand il rencontre le débiteur à un moment inopportun. Alors je me suis empressé de soulager son esprit en lui disant que, quant il serait à l'aise, il pourrait me rembourser tout ou partie des vingt-quatre dollars qu'il me devait, et pour lequel je lui en serais très reconnaissant. Dechanet promis de se le rappeler et de me rembourser dans quelques semaines. Il a également confirmé la rumeur selon laquelle le père Doubet, notre autre créancier, vivait retiré à Santa Cruz...
Arrivés dans cette dernière ville, l'abbé Doubet leur fit part de son impossibilité de leur payer les marchandises confiées avant leur départ pour les placer, s'étant fait duper par des personnes peu scrupuleuses avec lesquelles il s'était associé. En réponse, l'évêque avait condamné le religieux à un an de travaux forcés à Santa Cruz...
La lecture du manuscrit de de Massey est véritablement épique (15). Mais ne trouvant pas de ferme, de Massey devient journaliste, libraire, vendeur de journaux à San Francisco, avant de revenir en France plus pauvre qu'avant son départ. Il meurt à Langres le 26 janvier 1896. Alexandre Veron, lui, semble ne jamais être revenu dans sa Haute-Marne natale et serait décédé en Californie en 1880.
Le tract destiné à recruter des actionnaires met rapidement les choses au point :
La Californie, ce pays providentiel pour les hommes d'énergie et de progrès, est une terre ingrate pour quelques-uns des émigrants [...] Il n' y a rien à faire en Californie pour l'homme indolent, lazzarone, parasite de tous pays ; il sentira d’autant plus vivement sa misère à San Francisco que tout y est d'une cherté incroyable.
Les choses sont claires, la société ne veut pas d'aventuriers et encore moins de farfelus ou de fainéants.
Le travail aux mines n'occupera pas seul les travailleurs de la Compagnie de la Haute-Marne ; il est en ce moment quelque chose de plus productif encore : c'est la culture dont personne ne s'occupe, tant est grande la soif de l'or. [...] L'arpent de terre coûte 5 francs, la société choisira son emplacement pour une ferme, dans une situation agréable sur les bords d'une rivière, et cultivera tous les légumes de France. Cette ferme sera à quatre ou cinq lieues des places. L'on procèdera immédiatement à la construction d'une baraque et d'un vaste hangar pour la saison des pluies. Chaque jour, les mulets qui porteront le pain et les légumes aux travailleurs, seront aussi chargés des légumes à vendre aux mineurs étrangers [...].
Ainsi, il s'agissait d'aller s'installer en Californie, non pas prioritairement pour y chercher de l'or, mais pour y cultiver la terre. Les produits de base, ainsi que les outils nécessaires aux mineurs étant hors de prix et la main d’œuvre manquant, il était effectivement opportun de vouloir essayer de s'enrichir en leur proposant ce dont ils avaient impérativement besoin. Le gros problème résidait toutefois dans la somme à verser à la compagnie pour y être admis comme travailleur : 800 F. Ce capital ainsi converti en actions finançait l'expédition et concrétisait l'engagement de l' actionnaire à travailler pour la Compagnie pendant quatre ans. Mais on pouvait aussi être actionnaire sans aller travailler en Californie. Cette formule était attrayante puisque 40% des excédents revenaient à l'apporteur de fonds, 40% aux travailleurs, et 20% à la gérance, aux directeurs des expéditions, au médecin et à l’aumônier, ainsi qu'à une caisse versant un capital aux veuves et aux orphelins des travailleurs qui viendraient à décéder. Les financeurs recevaient leurs dividendes chaque trimestre, et le rendement était prometteur. D'autre part, chaque actionnaire pouvait présenter des travailleurs dont il était en quelque sorte le garant au niveau du travail fourni et de la moralité. Y eut-il des actionnaires? Des travailleurs embarquèrent-ils pour la Californie? Les documents manquent pour apporter une réponse définitive à cette question, mais à l'étude des passeports délivrés de 1850 à 1855 semble démontrer le contraire. Il n' y en eut aucun en 1850 ni en 1851 pour les Etats-Unis. Sur les quatre passeports de 1852, trois étaient à la destination de la Louisiane et un pour le Missouri. En 1853, les trois personnes qui embarquèrent prirent la destination de New York, donc sur la rive opposée aux côtes californiennes. Cette même ville était également la principale destination de l'année 1854 avec trois passeports, auxquels il faut en ajouter un pour le Tennessee et un autre pour Melisbourg. En 1855, une vingtaine de demandes furent acceptées mais, si la destination indiquée restait vague, c'était en réalité l' Ohio. De plus, la ruée vers l'or touchait à sa fin. Il n'est toutefois pas à exclure que la main d’œuvre ait été recrutée dans la Haute-Saône toute proche, mais rien ne permet non plus d'étayer cette hypothèse. Nous serions plus enclin à croire que Mazoudier et son délégué Lebon n'ont pas réussi à recruter localement dans leur entreprise de colonie californienne en raison des difficultés, voire des réticences qu'ils auraient rencontrées dans la levée des fonds nécessaires à une telle entreprise. La narration, dans les bonnes familles langroises, du périple de de Massey n'y fut peut-être pas étrangère.
À suivre...
Didier Desnouveaux, Émigrés bassignots et comtois aux Etats-Unis de 1830 à 1870, les Cahiers haut-marnais, pp. 31--36, n° 293, 2019/02.
14. Il s'agit de son frère cadet Armand-Auguste de Massey. Il naît le 14 décembre 1813 à Langres, et meurt avant 1896. Début 1851, Armand est allé rendre visite en Californie à son aîné, mais il en a gardé un mauvais souvenir, étant mis en jour et menacé de mort par un débiteur auquel il venait réclamer de l'argent dû à son frère.
15. Le manuscrit de de Massey est aujourd'hui conservé dans la bibliothèque de Los Angeles. Il sert de base à tous les travaux américains portant sur la ruée vers l'or, et y a été partiellement traduit dans leur langue. Une copie était transmise, par envois réguliers, à sa famille en France mais elle semble aujourd'hui perdue.
16. Son directeur-gérant, Just-Gédéon Mazoudier, rentier demeurant à Paris Xe se disait ancien marin. L'était-il vraiment? Just-Gédéon Mazoudier naît le 17 avril 1811 à Gap, dans le foyer de Just-Gédéon Mazoudier, 1785-1859, hôtelier à Gap, et d'Anne-Pauline Laval, 1791-1829. On le retrouve comme lieutenant du 3e régiment d'infanterie de ligne. Un drôle de marin, qui est quand même décoré de la Légion d'honneur! Il épouse le 9 janvier 1843 à Paris Caroline Cuny. Son délégué langrois, François-Edouard Lebon, était propriétaire. Son habitation accueillait le siège social de la société Mazoudier et Cie domiciliée place de l' Hôtel-de-Ville, maison Chameroy n°1085. Le notaire Bernard-Etienne Lasnet était langrois, tout comme le banquier Bertier et Bonnore. Cela pouvait inspirer confiance.
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Il se trouvait dans une impasse en raison de son manque d'éducation et de son absence de connaissances du monde des affaires. Il rêvait de riches étendues à conquérir, de l'océan, des terres étrangères, des évènements imprévus et des millions à y trouver. C'était la mentalité dans laquelle il était quand il appareilla du Havre. [...] Du point de vue physique Alexandre est grand, bien bâti, un splendide marcheur, un bon chasseur, et un gros mangeur. Il est plutôt laid, résultat d'une chute faite dans l'enfance, ce qui avait aplati son nez vers le bas l'enfonçant dans sa lèvre supérieure. Son visage est grand et osseux, ses yeux sont petits, vifs et fauve, et il est pratiquement imberbe. Caustique et d'un esprit vif. Comme orateur il est souvent confus dans sa conversation, comme dans sa conduite. Pourtant, il est fondamentalement bon et sincère, et je suis certain, que même à l'âge de 30 ans c'est un homme moralement pur. Tel était et est mon cousin Alexandre Veron, certainement l'un des membres les plus étranges de notre famille que j'aie jamais connus.
Après un voyage d'environ quatre mois, de Massey raconte pratiquement au jour le jour ce qu'il vit à San Francisco :
San Francisco inconnue, déserte, il y a deux ans ; aujourd'hui couverte de maisons en planches, en tôle, de toutes formes et de toutes grandeurs, de tentes de toutes couleurs, s'étageant en amphithéâtre, abritant une population d'aventuriers, de vagabonds, de banqueroutiers, de repris de justice, de marchands, de banquiers, de marins déserteurs, de croupiers, de gens sans nom, sans patrie, clairsemée d'honnêtes chercheurs d'or, ouvriers ou spéculateurs venus de toutes les parties du monde.
San Francisco 1855
Une ville cosmopolite qui pousse comme un champignon et où la vie est très chère, exemple : en France, une hache pour couper le bois coûte 2.50 F contre 15 F à San Francisco.
Au milieu de cette Babel [ Épisode du Livre de la Genèse] vous pouvez distinguer le jargon de multiples langues. Posez une question en anglais et vous aurez peut-être une réponse en allemand. Si vous parlez en français, on vous répondra peut-être en espagnol, italien, russe, polonais ou chinois. Ce serait amusant si ce n'était pas un tel handicap. Toutefois, ceux qui savent parler trois langues, anglais, français et espagnol, peuvent se faire comprendre partout.
La Tour de Babel vue par Pieter Brueghel l'Ancien au XVIe siècle. @ https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=22179117
- La plupart des chercheurs d'or français ne connaissaient pas la langue américaine. Ils sont donc incapables de comprendre les autochtones, et demandaient toujours "qu'est-ce qu'ils disent?", d'où leur surnom: les Keskidees. Une locution usitée en Californie uniquement à l'époque de la ruée vers l'or.
À ce moment précis, la population de San Francisco est évaluée à 50 000 personnes auxquelles il faut toutefois en ajouter 50 000 autres qui vivent sous des tentes, dans les maisons de jeux et autres saloons, ou qui attendent à bord des navires. Les fortunes se font rapidement, mais se défont aussi vite le soir dans les bars et les cabarets, à l'image de ce que l'on peut voir dans certains westerns. De Massey, Veron et leurs acolytes y rencontrèrent des personnages aux fréquentations plus ou moins douteuses, tel le marquis de Pingray. Un Poitevin désargenté faux monnayeur qui, une fois arrivé en Californie, s'est accoquiné avec la pègre locale et finit au Mexique avec une balle dans la tête. Ou Léopold Bossange, de la famille des célèbres joailliers impliqués dans l'affaire du collier de la reine Marie-Antoinette [ Les familles Boehmer et Bossange furent ruinées suite au évènements, 1788] ; une affaire qui fit sérieusement vaciller toute la monarchie. De Massey raconte aussi les difficultés et les déceptions dans cette quête de l'or. N'oublions pas que, comme tous les nobles, il n'a jamais travaillé.
Représentation exacte du grand collier en brillants des sieurs Boehmer et Bassenge Gravée d'après la grandeur des diamants D’après Paul Bossange et Charles-Auguste Boehmer Ap. 1785 (XVIIIe siècle)
Gravure à l’eau forte Photo : Château de Versailles (dist. RMN-GP) / C. Fouin
[...] Depuis que j'ai 21 ans, j'ai toujours eu des ouvriers sous moi. Alors, en un an, vous voyez que j'ai descendu tous les échelons de l' échelle sociale que j'essaye maintenant de monter à nouveau.
[...] Le travail a été extrêmement pénible. J'avais à remplir, à transporter et vider trois cents seaux de sable. J'ai fait cent cinquante voyages de haut en bas d'un chemin aussi difficile à descendre qu'il était à monter sur une distance d'environ sept kilomètres, tout en étant porteur d'un poids de quinze kilos dans chaque main. Tout cela sous un soleil de plomb! En plus nous avons été mal traités, mal nourris, mal logés...
Aujourd'hui c'est le 15 février 1850 ; il y a deux mois j'ai mis le pied sur cette promise de Californie, qui, pendant ces deux longs mois, a manqué à toutes ses promesses... Tous mes espoirs et mes ressources, ainsi que ceux des autres, qui m'ont été confiés, sont en voie de disparition...
[...] Je viens d'écrire à Armand (14) de vendre tout ce que j'ai et de liquider mes titres français. Je vois maintenant que je dois rester ici plus longtemps que je ne l'avais prévu. Qui sait de quelle manière iront les choses, et quand je serai toujours de retour, car je ne reviendrai plus jamais sauf si cette entreprise est un succès.
Tous les malheurs s'abattent sur leur entreprise. Un jour, Veron pris d'un coup de folie se jette à l'eau avec les 400 dollars d'économie des associés. Un autre jour, ce sont les biens restés en dépôt à San Francisco qui disparaissent dans un incendie, ou Veron, qui décide de partir seul de son côté...
Finalement, de Massey abandonne la recherche d'or et essaye de trouver une ferme à exploiter. Dans sa quête, il tombe sur des connaissances :
Parmi ces hommes, les types les plus bizarres de tous ceux que j'aie jamais vus, je suis tombé sur un de mes compatriotes, Dechanet, qui possédait une petite boutique à Langres. Il est le même, qu'il a toujours été. Il a ici, depuis environ quatre ou cinq mois, une entreprise de peinture en bâtiments... Il avait l'air effrayé quand il m'a vu. Aussi effrayé que s'il avait vu un fantôme, son officier supérieur, ou la Méduse. À sa tête, l'impression désagréable et inattendue que celle d'un créancier, même minime, créé toujours des surprises quand il rencontre le débiteur à un moment inopportun. Alors je me suis empressé de soulager son esprit en lui disant que, quant il serait à l'aise, il pourrait me rembourser tout ou partie des vingt-quatre dollars qu'il me devait, et pour lequel je lui en serais très reconnaissant. Dechanet promis de se le rappeler et de me rembourser dans quelques semaines. Il a également confirmé la rumeur selon laquelle le père Doubet, notre autre créancier, vivait retiré à Santa Cruz...
Arrivés dans cette dernière ville, l'abbé Doubet leur fit part de son impossibilité de leur payer les marchandises confiées avant leur départ pour les placer, s'étant fait duper par des personnes peu scrupuleuses avec lesquelles il s'était associé. En réponse, l'évêque avait condamné le religieux à un an de travaux forcés à Santa Cruz...
La lecture du manuscrit de de Massey est véritablement épique (15). Mais ne trouvant pas de ferme, de Massey devient journaliste, libraire, vendeur de journaux à San Francisco, avant de revenir en France plus pauvre qu'avant son départ. Il meurt à Langres le 26 janvier 1896. Alexandre Veron, lui, semble ne jamais être revenu dans sa Haute-Marne natale et serait décédé en Californie en 1880.
b) Les opportunistes
Après l'annonce de la publication des témoignages des chercheurs d'or, et de l'arrivée en France des premiers échantillons, des dizaines de compagnies privées se créent. Le département de la Haute-Marne n'échappe pas à cette frénésie, mais le bon sens paysan semble l'avoir emporté sur la cupidité. À Langres est constituée une société appelée "Mines d'or. La Haute-Marne, société californienne". Elle est créée par un acte passé devant maître Lasnet, notaire à Langres, le 22 août 1850. Son "Capital social est de 300 000 Fr, divisés en action de 25, 100, 200 et 500 Fr. On prendra des marchandises nécessaires pour l'expédition, en échange d'actions. Siège de la société à Langres. Durée de la société, quatre ans. Directeur gérant : M.Mazoudier, ancien marin et officier (16), conduira l'expédition en Californie. Gérant à Langres : M. Lebon. Départ de 50 travailleurs. Premier départ de 25 travailleurs, fin octobre."Le tract destiné à recruter des actionnaires met rapidement les choses au point :
La Californie, ce pays providentiel pour les hommes d'énergie et de progrès, est une terre ingrate pour quelques-uns des émigrants [...] Il n' y a rien à faire en Californie pour l'homme indolent, lazzarone, parasite de tous pays ; il sentira d’autant plus vivement sa misère à San Francisco que tout y est d'une cherté incroyable.
Les choses sont claires, la société ne veut pas d'aventuriers et encore moins de farfelus ou de fainéants.
Le travail aux mines n'occupera pas seul les travailleurs de la Compagnie de la Haute-Marne ; il est en ce moment quelque chose de plus productif encore : c'est la culture dont personne ne s'occupe, tant est grande la soif de l'or. [...] L'arpent de terre coûte 5 francs, la société choisira son emplacement pour une ferme, dans une situation agréable sur les bords d'une rivière, et cultivera tous les légumes de France. Cette ferme sera à quatre ou cinq lieues des places. L'on procèdera immédiatement à la construction d'une baraque et d'un vaste hangar pour la saison des pluies. Chaque jour, les mulets qui porteront le pain et les légumes aux travailleurs, seront aussi chargés des légumes à vendre aux mineurs étrangers [...].
Ainsi, il s'agissait d'aller s'installer en Californie, non pas prioritairement pour y chercher de l'or, mais pour y cultiver la terre. Les produits de base, ainsi que les outils nécessaires aux mineurs étant hors de prix et la main d’œuvre manquant, il était effectivement opportun de vouloir essayer de s'enrichir en leur proposant ce dont ils avaient impérativement besoin. Le gros problème résidait toutefois dans la somme à verser à la compagnie pour y être admis comme travailleur : 800 F. Ce capital ainsi converti en actions finançait l'expédition et concrétisait l'engagement de l' actionnaire à travailler pour la Compagnie pendant quatre ans. Mais on pouvait aussi être actionnaire sans aller travailler en Californie. Cette formule était attrayante puisque 40% des excédents revenaient à l'apporteur de fonds, 40% aux travailleurs, et 20% à la gérance, aux directeurs des expéditions, au médecin et à l’aumônier, ainsi qu'à une caisse versant un capital aux veuves et aux orphelins des travailleurs qui viendraient à décéder. Les financeurs recevaient leurs dividendes chaque trimestre, et le rendement était prometteur. D'autre part, chaque actionnaire pouvait présenter des travailleurs dont il était en quelque sorte le garant au niveau du travail fourni et de la moralité. Y eut-il des actionnaires? Des travailleurs embarquèrent-ils pour la Californie? Les documents manquent pour apporter une réponse définitive à cette question, mais à l'étude des passeports délivrés de 1850 à 1855 semble démontrer le contraire. Il n' y en eut aucun en 1850 ni en 1851 pour les Etats-Unis. Sur les quatre passeports de 1852, trois étaient à la destination de la Louisiane et un pour le Missouri. En 1853, les trois personnes qui embarquèrent prirent la destination de New York, donc sur la rive opposée aux côtes californiennes. Cette même ville était également la principale destination de l'année 1854 avec trois passeports, auxquels il faut en ajouter un pour le Tennessee et un autre pour Melisbourg. En 1855, une vingtaine de demandes furent acceptées mais, si la destination indiquée restait vague, c'était en réalité l' Ohio. De plus, la ruée vers l'or touchait à sa fin. Il n'est toutefois pas à exclure que la main d’œuvre ait été recrutée dans la Haute-Saône toute proche, mais rien ne permet non plus d'étayer cette hypothèse. Nous serions plus enclin à croire que Mazoudier et son délégué Lebon n'ont pas réussi à recruter localement dans leur entreprise de colonie californienne en raison des difficultés, voire des réticences qu'ils auraient rencontrées dans la levée des fonds nécessaires à une telle entreprise. La narration, dans les bonnes familles langroises, du périple de de Massey n'y fut peut-être pas étrangère.
À suivre...
Didier Desnouveaux, Émigrés bassignots et comtois aux Etats-Unis de 1830 à 1870, les Cahiers haut-marnais, pp. 31--36, n° 293, 2019/02.
14. Il s'agit de son frère cadet Armand-Auguste de Massey. Il naît le 14 décembre 1813 à Langres, et meurt avant 1896. Début 1851, Armand est allé rendre visite en Californie à son aîné, mais il en a gardé un mauvais souvenir, étant mis en jour et menacé de mort par un débiteur auquel il venait réclamer de l'argent dû à son frère.
15. Le manuscrit de de Massey est aujourd'hui conservé dans la bibliothèque de Los Angeles. Il sert de base à tous les travaux américains portant sur la ruée vers l'or, et y a été partiellement traduit dans leur langue. Une copie était transmise, par envois réguliers, à sa famille en France mais elle semble aujourd'hui perdue.
16. Son directeur-gérant, Just-Gédéon Mazoudier, rentier demeurant à Paris Xe se disait ancien marin. L'était-il vraiment? Just-Gédéon Mazoudier naît le 17 avril 1811 à Gap, dans le foyer de Just-Gédéon Mazoudier, 1785-1859, hôtelier à Gap, et d'Anne-Pauline Laval, 1791-1829. On le retrouve comme lieutenant du 3e régiment d'infanterie de ligne. Un drôle de marin, qui est quand même décoré de la Légion d'honneur! Il épouse le 9 janvier 1843 à Paris Caroline Cuny. Son délégué langrois, François-Edouard Lebon, était propriétaire. Son habitation accueillait le siège social de la société Mazoudier et Cie domiciliée place de l' Hôtel-de-Ville, maison Chameroy n°1085. Le notaire Bernard-Etienne Lasnet était langrois, tout comme le banquier Bertier et Bonnore. Cela pouvait inspirer confiance.
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